Commission Africaine des Droits de L'Homme et des Peuples c Republique du Kenya (Requête N° 006/2012) [2017] AfCHPR 62 (26 mai 2017)


AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES

 

COMMISSION AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES
c.
RÉPUBLIQUE DU KENYA

 

REQUÊTE N°006/2012
 

ARRÊT
 

26 MAI 2017

La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président, Gérard NIYUNGEKO, Augustino S. L. RAMADHANI, Duncan TAMBALA, Elsie N. THOMPSON, El Hadji GUISSÉ, Rafâa BEN ACHOUR, Solomy B. BOSSA, Ãngelo V. MATUSSE, Juges ; et Robert ENO, Greffier.

En application de l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désigné « le Protocole ») et de l’article 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné le « Règlement »), le Juge Ben KIOKO, Vice-président et de nationalité kényane, n’a pas siégé dans l’affaire.

En l’affaire :

Commission africaine des droits de l’homme et des peuples

Représentée par :

1. Hon. Professeur Pacifique MANIRAKIZA - Commissaire
2. M. Bahame Tom NYANDUGA - Conseil
3. M. Donald DEYA - Conseil
4. M. Selemani KINYUNYU - - Conseil

c.

République du Kenya

Représentée par :

1. Mme Muthoni KIMANI - Senior Deputy Solicitor General
2. M. Emmanuel BITTA - Principal Litigation Counsel
3. M. Peter NGUMI - Litigation Counsel
 

Après en avoir délibéré,

rend le présent arrêt :

I. LES PARTIES

1. La Requérante est la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Requérante » ou « la Commission »). Elle a introduit la présente requête en vertu de l’article 5(1)(a) du Protocole.

2. Le Défendeur est la République du Kenya (ci-après désignée « le Défendeur »), qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 25 juillet 2000, au Protocole le 4 février 2004, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après désigné « le PIDCP ») et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (ci-après désigné « PIDESC ») le 23 mars 1976.

II. OBJET DE LA REQUÊTE

3. Le 14 novembre 2009, le Secrétariat de la Commission a reçu une Communication émanant du Centre for Minority Rights Development (CEMIRIDE), rejoint par la suite par Minority Rights Group International (MRGI), tous deux agissant au nom de la communauté Ogiek de la forêt de Mau. La communication concernait un préavis d’expulsion émis par le Service des forêts du Kenya en octobre 2009, en vertu duquel les Ogiek et les autres personnes vivant dans la forêt de Mau devaient la quitter dans un délai de 30 jours.

4. Le 23 novembre 2009, invoquant les conséquences graves de cette expulsion sur la survie politique, sociale et économique de la communauté Ogiek et le risque de dommage irréparable si le préavis d’expulsion venait à être exécuté, la Commission a indiqué des mesures conservatoires, demandant à l’État défendeur de suspendre l’application du préavis d’expulsion.

5. Le 12 juillet 2012, le Défendeur n’ayant pas répondu à ces mesures conservatoires, la Requérante a saisi la Cour de la présente requête, conformément à l’article 5(1) (a) du Protocole.

A. Les faits de la cause

6. La requête concerne la communauté Ogiek de la forêt de Mau. La Requérante allègue que les Ogiek constituent une minorité ethnique autochtone du Kenya, qui compte près de 20 000 personnes, dont 15 000 habitent dans le complexe forestier du Grand Mau, un territoire couvrant près de 400 000 hectares, à cheval sur près de sept districts administratifs sur le territoire de l’État défendeur.

7. La Requérante affirme qu’en octobre 2009, par l’intermédiaire du Service des forêts du Kenya, le Défendeur a émis un préavis d’expulsion de 30 jours, en vertu duquel les Ogiek et d’autres communautés vivant dans la forêt de Mau devaient quitter les lieux.

8. Toujours selon la Requérante, le préavis d’expulsion avait été émis au motif que la forêt constitue une réserve de captage hydrographique et que de toutes manières, la zone faisait partie du domaine de l’État, conformément à l’article 4 de la Loi régissant les propriétés domaniales. Elle soutient encore que l’action des Services des forets n’a pas tenu compte de l’importance de la forêt de Mau pour la survie des Ogiek et que ceux-ci n’avaient pas été consultés avant la décision d’expulsion. La Requérante affirme aussi que les Ogiek ont fait l’objet de plusieurs mesures d’expulsion depuis la période coloniale et que ces mesures ont continué après l’accession de l’État défendeur à l’indépendance. Selon la Requérante, le préavis d’expulsion d’octobre 2009 perpétue les injustices subies par les Ogiek.

9. La Requérante affirme en outre que les Ogiek ont toujours fait part de leur opposition à cette expulsion auprès des administrations locales et nationales, auprès des groupes de travail et des commissions et ils ont intenté en vain des actions en justice.

B. Violations alléguées

10. Sur la base de ce qui précède, la Requérante allègue la violation des articles 1, 2, 4, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de la Charte.

III. PROCÉDURE

11. La présente requête a été introduite devant la Cour le 12 juillet 2012 et elle a été signifiée au Défendeur par notification datée du 25 septembre 2012.

12. Le 14 décembre 2012, le Défendeur a déposé son mémoire en réponse à la requête, en soulevant plusieurs exceptions préliminaires. Le mémoire a été transmis au Requérant par lettre datée du 16 janvier 2013.

13. Le 28 décembre 2012, la Requérante a demandé à la Cour d’ordonner des mesures provisoires visant à empêcher l’application de la directive publiée le 9 novembre 2012 par le Ministère des domaines du Défendeur, assouplissant les restrictions sur les transactions pour des terrains de moins de cinq acres dans la zone du complexe forestier de Mau.

14. Par lettre du 23 janvier 2013, Mme Lucy Claridge, responsable des affaires juridiques de MRGI, M. Korir Sing’oei, Conseiller stratégique et juridique du CEMIRIDE, et M. Daniel Kobei, Directeur exécutif du Programme de développement du peuple Ogiek (Ogiek People’s Development Program (OPDP)), ont demandé l’autorisation d’intervenir dans l’affaire et d'être entendus en tant que plaignants initiaux devant la Commission, en application de l’article 29(3)(c) du Règlement intérieur.

15. Le 15 mars 2013, la Requérante a déposé son mémoire en réponse aux exceptions préliminaires soulevées par le Défendeur et par lettre du 18 mars 2013, le mémoire a été transmis au Défendeur.

16. Le 15 mars 2013, la Cour a ordonné des mesures provisoires à l’égard du Défendeur au motif qu’il existait une situation d’extrême gravité et d’urgence et un risque de dommage irréparable pour les Ogiek. L’ordonnance prescrivait les mesures suivantes au Défendeur :

« 1) La remise en vigueur, avec effet immédiat, des restrictions qu’il avait imposées concernant les transactions foncières dans le complexe de la forêt de Mau et que le Défendeur s’abstienne de tout acte ou de toute action susceptible de préjuger irrémédiablement de la requête principale, jusqu’à ce que la Cour ait statué sur ladite requête ;
2) Faire rapport à la Cour dans un délai de quinze (15) jours de la réception, sur les mesures prises pour mettre en oeuvre la présente ordonnance ».

17. Par lettre du 30 avril 2013, le Défendeur a déposé un rapport sur les mesures prises pour se conformer à l’ordonnance portant mesures provisoires.

18. Par lettre du 14 mai 2013, le Greffe a transmis à la Requérante le rapport du Défendeur sur la mise en oeuvre de l’ordonnance portant mesures provisoires.

19. À sa vingt-neuvième session ordinaire tenue du 3 au 21 juin 2013, la Cour a ordonné la clôture de la procédure écrite et décidé de tenir une audience publique, en mars 2014.

20. Par lettre reçue au Greffe le 31 juillet 2013, la Requérante a demandé à la Cour l’autorisation de déposer des arguments et des éléments de preuve supplémentaires et de lui accorder une prorogation de cinq mois du délai pour le faire. Par notification datée du 2 septembre 2013, la Cour a fait droit à la demande de la Requérante et lui a demandé de déposer ces observations au plus tard le 11 décembre 2013.

21. Par lettres datées respectivement du 20 et du 26 septembre 2013 et du 3 février 2014, la Requérante a informé la Cour de la non-exécution par le Défendeur alléguée des mesures provisoires ordonnées par la Cour le 15 mars 2013.

22. Par lettre du 26 septembre 2013, le Greffe a transmis au Défendeur les allégations de non-application de l'ordonnance portant mesures provisoires. À ce jour, le Défendeur n’a pas répondu à ces allégations.

23. Le 11 décembre 2013, la Requérante a déposé des observations additionnelles sur la recevabilité ainsi que ses observations sur le fond et celles-ci ont été notifiées au Défendeur le 12 décembre 2013. Un délai de 60 (soixante) jours lui a été accordé pour y répondre.

24. Par notification du 21 janvier 2014, les parties ont été informées de la tenue de l’audience publique portant sur les arguments juridiques relatifs aux exceptions préliminaires et sur le fond les 13 et 14 mars 2014.

25. Par lettre du 17 février 2014, en application de l’article 50 du Règlement intérieur de la Cour, le Défendeur a demandé l’autorisation de déposer ses arguments et des éléments de preuve sur le fond de la requête et a sollicité un délai supplémentaire de cinq mois pour le faire. Par lettre du 4 mars 2014, le Greffe a informé le Défendeur que sa demande avait été acceptée et qu’un délai de 60 jours lui était accordé pour déposer ses observations.

26. Le 12 mai 2014, le Défendeur a déposé ses observations supplémentaires sur le fond et celles-ci ont été notifiées à la Requérante par lettre du 15 mai 2014, l’invitant également à déposer ses observations éventuelles en réponse, dans les 30 jours de la réception de la lettre. Le 30 juin 2014, la Requérante a déposé sa réplique aux observations additionnelles du Défendeur sur le fond.

27. Par lettre du 24 septembre 2014, en réponse à la demande faite le 23 janvier 2013, le Greffe a informé Mme Lucy Claridge, responsable des affaires juridiques de MRGI, de la décision de la Cour de l’autoriser à intervenir dans la présente requête.

28. À sa trente-cinquième session ordinaire tenue à Addis-Abeba (Éthiopie), la Cour a tenu une audience publique les 27 et 28 novembre 2014. Toutes les parties étaient représentées et leurs témoins étaient également présents. Il s’agit des personnes suivantes :

Représentants de la Requérante

1. Hon. Professeur Pacifique MANIRAKIZA - Commissaire
2. M. Bahame Tom NYANDUGA - Conseil
3. M. Donald DEYA Conseil
4. M. Selemani KINYUNYU Conseil

Témoins de la Requérante

1. Mme Mary JEPKEMEI - Membre de la communauté Ogiek
2. M. Patrick KURESOI - Membre de la communauté Ogiek

Témoin-expert de la Requérante

1. Dr. Liz Alden WILY - Spécialiste internationale des questions foncières

Représentants du Défendeur

1. Mme Muthoni KIMANI - Senior Deputy Solicitor General
2. M. Emmanuel BITTA - Principal Litigation Counsel
3. M. Peter NGUMI - Litigation Counsel

29. Durant l’audience publique, en application des articles 45(1) et 29(1)(c) de son Règlement intérieur, la Cour a entendu Mme Lucy Claridge, responsable des affaires juridiques de MRGI, l’un des plaignants initiaux dans la Communication introduite devant la Commission africaine.

30. La Cour a posé des questions aux parties et celles-ci y ont répondu.

31. À sa trente-sixième session ordinaire tenue du 9 au 27 mars 2015, la Cour a décidé de proposer aux parties de négocier un règlement à l’amiable, en application des articles 9 du Protocole et 57 de son Règlement intérieur.

32. Une lettre datée du 28 avril 2015 a été envoyée aux parties à cet égard, demandant à chacune d’elles de répondre à la proposition de règlement à l'amiable au plus tard le 27 mai 2015, en précisant les questions dont elle souhaiterait débattre pour qu’elles soient notifiées à l’autre partie.

33. Par lettre du 27 mai 2015, la Requérante a indiqué qu'elle était favorable à un règlement à l’amiable.

34. Par notification du 27 mai 2015, le Défendeur a soumis des questions à examiner et celles-ci ont été communiquées à la Requérante par notification datée du 28 mai 2015.

35. Par notification datée du 17 juin 2015, les parties ont été informées que la Cour avait accordé à la Requérante un délai supplémentaire de 60 jours pour déposer des questions à examiner en vue d’un règlement amiable.

36. Le 18 août 2015, le Greffe a reçu la réponse de la Requérante sur les conditions d’un règlement à l’amiable et l’a transmise au Défendeur le 21 septembre 2015. Le Défendeur a été invité à soumettre sa réponse au plus tard le 31 octobre 2015.

37. Le 10 novembre 2015, le Défendeur a déposé sa réponse sur les conditions ainsi que les questions à examiner en vue d’un règlement à l’amiable et le Greffe l’a transmise à la Requérante par notification datée du 20 novembre 2015.

38. Par lettre du 13 janvier 2016, la Requérante a répondu aux conditions proposées par le Défendeur, indiquant qu’elle n’était pas satisfaite des propositions. Elle a demandé à la Cour de poursuivre la procédure contentieuse et de rendre un arrêt. La demande de la Requérante a été transmise au Défendeur par notification datée du 14 janvier 2016. Le Défendeur n’a pas répondu à cette notification.

39. La procédure en vue d’un règlement à l’amiable n’ayant pas abouti, la Cour a décidé, à sa quarantième session ordinaire tenue du 29 février au 18 mars 2016 à Arusha (Tanzanie), de poursuivre l’examen de la requête et de rendre le présent arrêt.

40. Par lettre du 7 mars 2016, les parties ont été informées de la poursuite de la procédure judiciaire par la Cour.

IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES

A. Mesures demandées par la Requérante

41. Dans la requête, il est demandé à la Cour d'ordonner ce qui suit au Défendeur :

«1. Mettre un terme à l'expulsion des Ogiek de la forêt de l’est-Mau et s'abstenir de harceler et d’intimider la communauté ou d'empiéter sur ses moyens traditionnels de subsistance ;

2. Reconnaître les terres ancestrales appartenant aux Ogiek et leur délivrer un titre foncier légal après consultations entre le Gouvernement et la communauté sur la démarcation des terres et procéder à une révision de la législation pour y inclure le principe de propriété foncière communautaire ;

3. Verser une indemnité compensatoire à la communauté Ogiek pour tout le préjudice qu'elle a subi suite à la perte de ses terres, au manque de développement, à la perte de ses ressources naturelles et pour avoir été empêchée de pratiquer sa religion et sa culture ».

42. Dans ses mémoires supplémentaires sur la recevabilité, la Requérante a formulé la demande spécifique suivante :

« La Requérante soutient que la requête est conforme à l'article 56 de la Charte africaine en ce qui concerne les conditions de recevabilité et elle demande à la Cour de déclarer la requête recevable en conséquence ».

43. Dans ses mémoires sur le fond, la Requérante prie la Cour de rendre les ordonnances suivantes :

« A. Faire droit à la requête et dire que l'État défendeur a violé les articles 1, 2, 4, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples ;

B. Dire que depuis les temps immémoriaux, la forêt de Mau est la terre ancestrale du peuple Ogiek et que son occupation par les Ogiek est primordiale pour sa survie et pour la pratique de leur culture, de leurs coutumes, de leurs traditions, de leur religion et pour le bien-être général de la communauté ;

C. Dire que l’occupation de la forêt de Mau depuis les temps immémoriaux par le peuple Ogiek et l’utilisation par ceux-ci des diverses ressources naturelles de la forêt, notamment la flore et la faune, le miel, les plantes, les arbres et le gibier pour la nourriture, les médicaments, les abris et leurs autres besoins, s’est déroulée de manière à assurer la durabilité et n’a causé aucune destruction ou une déforestation systématique de la forêt de Mau ;

D. Dire que l’octroi, à différentes dates, par l’État défendeur de droits tels que les titres et concessions dans la forêt de Mau à des non-Ogiek et à d’autres personnes morales et physiques a contribué à la destruction de la forêt de Mau et n’a pas bénéficié à la communauté Ogiek, ce qui constitue une violation de l’article 21(2) de la Charte africaine.

E. Outre les mesures demandées aux points (A), (B), (C) et (D) ci-dessus et par un arrêt distinct conformément à l'article 63 de son Règlement intérieur, dire que l'État défendeur doit prendre et mettre en oeuvre les mesures législatives, administratives suivantes ainsi que d’autres mesures nécessaires à titre de réparation à l’égard des Ogiek1 :

(i) La restitution aux Ogiek de leurs terres ancestrales, par
(a) l'adoption, dans son droit interne, et en pleine consultation avec les Ogiek, de mesures législatives, administratives et par les autres voies nécessaires, pour délimiter, démarquer, protéger ou délimiter clairement et protéger le territoire sur lequel les Ogiek ont des droits de propriété communautaire, conformément à leurs pratiques coutumières d'utilisation des terres et sans préjudice pour les autres communautés autochtones ;

(b) la mise en oeuvre de mesures visant à : i) délimiter, démarquer, délivrer un titre, ou de quelque autre manière préciser et protéger les terres correspondantes des Ogiek sans porter préjudice aux autres communautés autochtones; et ii) jusqu'à ce que ces mesures aient été prises, s'abstenir de tout acte susceptible de conduire des agents de l'État ou des tiers agissant avec son assentiment ou sa tolérance à compromettre l'existence, la valeur, l'usage ou la jouissance de la propriété située dans la zone géographique occupée et utilisée par les Ogiek ;

(c) l'annulation de tous les titres et concessions accordés illégalement en ce qui concerne les terres ancestrales des Ogiek; restituer ces terres aux Ogiek avec un titre commun pour chaque localité, afin qu’ils puissent les utiliser comme bon leur semble;

(ii) Indemnisation des Ogiek pour tous les dommages subis à la suite des violations, notamment par :

(a) la désignation d'un évaluateur indépendant pour décider du niveau d'indemnisation approprié et déterminer la manière dont cette indemnité doit être versée ainsi que les bénéficiaires, cette désignation devant être faite de commun accord entre les parties ;

(b) le versement de compensations pécuniaires pour réparer la perte de leurs biens et des opportunités de développement de leurs ressources naturelles ;

(c) le versement de dommages-intérêts non pécuniaires, pour compenser la perte de leur liberté d'exercer leur religion et leur culture et le fait d’avoir mis leur subsistance en danger;

(d) la création d'un fonds de développement communautaire en faveur des Ogiek, visant à leur assurer la santé, le logement, l'éducation, le développement de l'agriculture et à d'autres fins pertinentes;

(e) le paiement de redevances provenant des activités économiques existantes dans la forêt de Mau ; et

(f) la garantie que les Ogiek bénéficient de toute possibilité d'emploi dans la forêt de Mau ;
(iii) Adoption de mesures législatives, administratives et autres pour reconnaître et garantir le droit des Ogiek à être véritablement consultés, conformément à leurs traditions et coutumes, et le droit de donner ou de refuser leur consentement préalable, libre et éclairé, en ce qui concerne les projets de développement, de conservation ou d'investissement sur les terres ancestrales des Ogiek dans la forêt de Mau et la mise en place de mesures de sauvegarde adéquates pour minimiser les effets dommageables que ces projets peuvent avoir sur la survie sociale, économique et culturelle des Ogiek;

(iv) Des excuses publiques par l’État défendeur aux Ogiek pour toutes ces violations ;

(v) Un monument public en reconnaissance de la violation des droits des Ogiek à ériger dans la forêt de Mau par l'État défendeur, dans un lieu d'importance significative pour les Ogiek et choisi par eux ;

(vi) La reconnaissance totale des Ogiek en tant que peuple autochtone du Kenya, y compris mais sans s’y limiter, la reconnaissance de la langue Ogiek et des pratiques culturelles et religieuses Ogiek; la fourniture aux Ogiek de services sanitaires, sociaux et éducatifs; et l'adoption de mesures en faveur de la représentation politique nationale et locale des Ogiek ;

(vii) Achever le processus législatif précisé aux points (i) et (iii) ci-dessus dans les douze mois suivant la date de l’arrêt ;

(viii) Achever le processus de démarcation visé au point (i) ci-dessus dans les trois ans suivant la date de l’arrêt ;

(ix) Désigner l’évaluateur indépendant sur la question des indemnisations dans les trois mois suivant l’arrêt ; le montant de l'indemnité, des redevances et du fonds de développement communautaire doit être convenu dans les douze mois suivant la date de l’arrêt et le paiement doit être effectué dans les dix-huit mois suivant la date de l’arrêt;

(x) Présenter les excuses demandées dans les trois mois suivant la date de l’arrêt ;

(xi) Le monument doit être érigé dans les six mois suivant la date de l’arrêt ;

F. Rendre toute autre ordonnance que la Cour estime utile compte tenu des circonstances de l’espèce.

44. Dire qu’en plus des mesures indiquées aux points A, B, C, D, E et F ci-dessus, la Cour ordonne à l'État défendeur de faire rapport à la Cour sur la mise en oeuvre de ces mesures de réparation, notamment en soumettant un rapport trimestriel sur le processus de mise en oeuvre - ce rapport sera soumis pour observations à la Commission - jusqu'à ce que les ordonnances prévues dans l'arrêt soient pleinement appliquées à la satisfaction de la Cour, de la Commission, du Conseil exécutif et de tout autre organe de l'Union africaine que la Cour et la Commission estiment approprié ».

45. La Requérante a réitéré ces demandes durant l'audience publique.

B. Mesures demandées par le Défendeur

46. Dans son mémoire en réponse, le Défendeur demande à la Cour de déclarer la requête irrecevable et d’ordonner qu'elle soit renvoyée au Défendeur en vue d’une solution, notamment par un règlement à l'amiable en vue de trouver une issue pacifique et durable. Le Défendeur a également présenté des observations sur le fond en précisant sa position ; il prie la Cour d’exiger de la Requérante des preuves irréfutables de ses allégations et de constater qu'il n'y a pas eu de violation des droits des Ogiek, contrairement aux allégations de la Requérante. Dans son mémoire en réponse, le Défendeur n'a pas fait d’autres demandes.

V. COMPÉTENCE

47. Conformément à l’article 39(1) de son Règlement intérieur, la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence, avant d’examiner la requête sur le fond.

A. Compétence matérielle

Exception soulevée par le Défendeur

48. Le Défendeur soutient qu’au lieu de saisir la Cour de la présente requête, la Commission aurait dû attirer l’attention de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernent de l’Union africaine (UA), dès lors qu’elle était convaincue que la Communication dont elle était saisie porte sur des situations particulières qui révèlent l’existence « d’un ensemble de violations massives des droits de l’homme et des peuples », comme le prévoit l’article 58 de la Charte.

49. Le Défendeur affirme en outre que la Cour n’a pas procédé à un examen préliminaire de sa compétence conformément à l’article 39 de son Règlement intérieur et à l’article 50 de la Charte et que, de ce fait, elle ne s’est pas conformée aux dispositions de la Charte mentionnées ci-dessus.

Arguments de la Requérante

50. La Requérante soutient que porter à l’attention de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement une affaire particulière qui révèle un ensemble de violations graves et massives des droits de l’homme n’est pas une condition préalable pour introduire une affaire devant la Cour et que ce n’est que l’un des recours prévus à l’article 58 de la Charte. À cet égard, la Requérante affirme que suite à la création de la Cour, elle dispose désormais d’une possibilité supplémentaire, celle de saisir la Cour, étant donné que celle-ci complète les fonctions de protection de la Commission, comme le prévoit l’article 2 du Protocole. S’agissant de l'argument soulevé par le Défendeur, selon lequel la Cour aurait dû procéder à un examen préliminaire de sa compétence pour examiner la requête conformément à l'article 50 de la Charte, la Requérante fait observer que la disposition relative à l'examen préliminaire de la compétence de la Cour est l’article 39, et non l'article 40 du Règlement, comme l’indique le Défendeur.

Appréciation de la Cour

51. La Cour relève que sa compétence matérielle est régie par les articles 3(1) du Protocole et 26(1)(a) de son Règlement intérieur, que la requête émane des particuliers, des États ou de la Commission. En vertu de ces dispositions, la compétence matérielle de la Cour s'étend « à toutes les affaires et à tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, de son Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ». La seule considération importante qui oriente la détermination par la Cour de sa compétence matérielle conformément aux articles 3(1) et 26(1)(a) ci-dessus est donc de savoir si la requête porte sur une violation alléguée des droits protégés par la Charte ou par d'autres instruments auxquels l'État défendeur est partie. Dans cette optique, la Cour a déjà précisé que tant qu'une requête porte sur la violation alléguée de droits garantis par la Charte ou tout autre instrument auquel le Défendeur est partie, elle a la compétence matérielle pour examiner l’affaire2 ».

52. La présente requête porte sur la violation alléguée de plusieurs droits et libertés garantis par la Charte et par d'autres instruments internationaux relatifs aux droits de l'homme ratifiés par le Défendeur, notamment le PIDCP et le PIDESC. En conséquence, elle remplit les conditions exigées à l'article 3(1) du Protocole.

53. L'article 3(1) du Protocole ne prévoit pas d'autres conditions à remplir avant que la Cour n'exerce sa compétence, dans les cas où la Commission saisit la Cour en vertu de l'article 5(1)(a) du Protocole. L'article 58 de la Charte prescrit que la Commission attire l’attention de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement sur les communications dont elle est saisie qui révèlent l’existence d’un ensemble de violations graves et massives des droits de l’homme. Suite à la création de la Cour et en application du principe de complémentarité consacré à l’article 2 du Protocole, la Commission a désormais le pouvoir de saisir la Cour de toute affaire, notamment celles qui révèlent un ensemble de violations graves ou massives des droits de l’homme3. L'exception préliminaire du Défendeur selon laquelle la Commission n'a pas respecté l'article 58 de la Charte n'est donc pas pertinente en ce qui concerne la compétence matérielle de la Cour.

54. S’agissant de l'examen préliminaire de sa compétence en application de l'article 40 du Règlement intérieur et conformément à l'article 50 de la Charte, la Cour fait observer que ces deux dispositions ne portent pas sur la compétence de la Cour mais plutôt sur les questions relatives à la recevabilité, notamment celle de l’épuisement des voies de recours internes que la Cour appréciera ultérieurement dans le présent arrêt. En tout état de cause, conformément à son Règlement, la décision définitive de la Cour ne peut être rendue qu’après avoir reçu et examiné les observations des parties. L’exception du Défendeur à cet égard est rejetée.

55. De ce qui précède, la Cour conclut qu'elle a la compétence matérielle pour connaître de la requête.

B. Compétence personnelle

Exception soulevée par le Défendeur

56. Le Défendeur soutient que les plaignants initiaux devant la Commission n’avaient pas qualité pour saisir la Commission car ils n’étaient pas autorisés à représenter les Ogiek et n’agissaient pas en leur nom.

Arguments de la Requérante

57. Citant sa propre jurisprudence, la Requérante soutient qu’elle a adopté la doctrine de l’actio popularis, qui permet à quiconque de déposer une plainte devant elle au nom des victimes sans avoir nécessairement obtenu le consentement de celles-ci. Pour cette raison, en novembre 2009, la Commission a été saisie de la Communication introduite par deux des plaignants, à savoir, CEMIRIDE et OPDP, deux organisations non gouvernementales (ONG) enregistrées au Kenya. La Requérante affirme que la deuxième ONG oeuvre spécifiquement pour la promotion des droits des Ogiek et que la première est dotée du statut d'observateur auprès de la Commission et que toutes les deux ont donc qualité pour saisir la Commission.

Appréciation de la Cour

58. La compétence personnelle de la Cour est régie par l'article 5(1) du Protocole, qui énumère les entités habilitées à la saisir, dont la Requérante. En vertu de cette disposition, la Cour est dotée de la compétence personnelle pour connaître de la présente requête. L'argument du Défendeur selon lequel les plaignants initiaux n'avaient pas qualité pour déposer une Communication devant la Commission et pour agir au nom des Ogiek à cet égard n'est pas pertinent pour établir la compétence personnelle de la Cour, car les plaignants initiaux devant la Commission ne sont pas les parties devant la Cour de céans. Celle-ci n’a pas à se prononcer sur la compétence de la Commission.

59. S’agissant de sa compétence à l’égard du Défendeur, la Cour tient à rappeler que le Défendeur est un État Partie à la Charte et au Protocole. La Cour conclut donc qu’elle est dotée de la compétence personnelle à l’égard du Défendeur.

60. La Cour tient à rappeler que la requête étant introduite devant elle par la Commission en vertu des articles 2 et 5(1)(a) du Protocole, la question de savoir si le Défendeur a fait ou n’a pas fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole ne se pose pas. La raison est que, contrairement aux individus et aux ONG, le Protocole n’exige pas que le Défendeur ait fait la déclaration au titre de l’article 34(6) pour que la Commission puisse saisir la Cour d’une requête4.

61. La Cour conclut donc qu'elle a la compétence personnelle pour connaître de la présente requête.

C. Compétence temporelle

Exception soulevée par le Défendeur

62. Le Défendeur soutient que la Charte ou tout autre traité ne saurait être appliquée rétroactivement à des situations et à des circonstances survenues avant son entrée en vigueur. Il cite l'article 28 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 qui prévoit que: « [à] moins qu'une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d'un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou fait antérieur à la date d'entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d'exister à cette date ». Le Défendeur affirme encore qu’il est devenu partie à la Charte le 10 février 1992, et que les obligations qui sont les siennes en vertu de la Charte ont pris effet à partir de cette date. Il ajoute que certaines violations alléguées par la Requérante se rapportent à des activités qui ont eu lieu avant la ratification de la Charte par le Défendeur et qu’en conséquence, la Cour ne peut statuer que sur des questions survenues après 1992.

Arguments de la Requérante

63. La Requérante soutient qu'elle reconnaît le principe de la non-rétroactivité des traités internationaux. Elle précise cependant qu’elle se fonde sur le principe établi en droit international des droits de l'homme selon lequel le Défendeur est responsable des violations qui ont eu lieu avant la ratification de la Charte mais dont les effets continuent à se faire ressentir après sa ratification, ou lorsque le Défendeur a, soit continué à les perpétrer, soit n’y a pas remédié, comme c’est le cas pour les Ogiek.

Appréciation de la Cour

64. La Cour a déjà conclu que les dates pertinentes concernant sa compétence temporelle sont celles à partir desquelles le Défendeur est devenu partie à la Charte et au Protocole et, le cas échéant, celle du dépôt de la déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus, dirigées contre le Défendeur5.

65. La Cour relève encore que le Défendeur est devenu Partie à la Charte le 10 février 1992 et au Protocole le 4 février 2004. Elle fait également observer que les violations alléguées du fait de l'expulsion forcée des Ogiek par le Défendeur ont commencé avant les dates mentionnées ci-dessus et qu’elles se poursuivent. À cet égard, la Cour relève en particulier les menaces d’expulsion émises en 2005 et l’avis d’expulsion de la réserve du sud-ouest de la forêt du Mau émis par le Directeur des services forestiers du Kenya. La Cour estime que les manquements reprochés au Défendeur à honorer les obligations internationales qui sont les siennes en vertu de la Charte se poursuivent et qu’en conséquence, la Cour a la compétence temporelle pour connaître de la requête.

66. De ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence temporelle pour connaître de l’espèce.

D. Compétence territoriale

67. La compétence territoriale de la Cour n'a pas été contestée par le Défendeur. Toutefois, il y a lieu de rappeler que les violations alléguées s’étant produites sur le territoire du Défendeur, État membre de l’Union africaine, qui a ratifié le Protocole, la Cour a donc la compétence territoriale pour connaître de la requête.

68. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu'elle est compétente pour examiner la présente requête.

VI. RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE

69. Le Défendeur a soulevé deux ensembles exceptions d’irrecevabilité de la requête. Le premier concerne la procédure préliminaire devant la Commission et la Cour, et le deuxième est tiré du non-respect des conditions de recevabilité énoncées dans la Charte et dans le Règlement intérieur de la Cour.

A. Exceptions relatives à certaines procédures préliminaires

70. Le Défendeur a soulevé deux exceptions à ce titre ; celle tirée du fait que la requête est pendante devant la Commission et celle tirée du fait que la Cour n’a pas procédé à un examen préliminaire de sa compétence, comme l’exige l’article 39 de son Règlement intérieur.

i. Exception tirée de l’argument selon lequel la requête est pendante devant la Commission

Exception soulevée par le Défendeur

71. Le Défendeur affirme qu'une procédure est pendante devant la Commission opposant les Ogiek au Défendeur sur les mêmes faits et sur les mêmes questions que celles qui font l’objet de la présente requête. Il soutient que la requête devant la Cour vise des ordonnances sur le fond alors que la même affaire est toujours pendante devant la Commission et que, de ce fait, la compétence de la Cour ne peut pas être invoquée par la Requérante.

Arguments de la Requérante

72. La Requérante fait valoir que la compétence de la Cour a été correctement invoquée et que l'affaire a été introduite devant la Cour par la Commission, conformément aux articles 5(1)(a) du Protocole et 33(1)(a) du Règlement intérieur de la Cour et aux articles 118(2) et (3) Règlement intérieur de la Commission. Selon la Requérante, une fois que la Cour a été saisie, il ne peut plus être dit que l’affaire est pendante devant la Commission.

Appréciation de la Cour

73. S’agissant de l’exception soulevée par le Défendeur selon laquelle l’affaire est pendante devant la Commission, la Cour fait observer que le Requérant en l’espèce est la Commission elle-même, qui a saisi la Cour en application de l’article 5(1) du Protocole.

74. Ayant saisi la Cour, la Commission a décidé de se dessaisir de la requête. La saisine de la Cour par la Commission signifie en réalité que la requête n’est plus pendante devant la Commission et qu’en conséquence, il n’existe pas de procédures parallèles devant la Commission, d’une part, et devant la Cour, d’autre part.

75. L’exception d’irrecevabilité soulevée par le Défendeur tirée du fait que l’affaire est pendante devant la Commission est rejetée en conséquence.

ii. Exception tirée de l’omission de procéder à un examen préliminaire de la recevabilité de la requête

Exception soulevée par le Défendeur

76. Le Défendeur affirme que la Cour n’a pas procédé à un examen préliminaire de la recevabilité de la requête en application des articles 50 et 56 de la Charte et 40 du Règlement intérieur. Il soutient en outre que des ordonnances ne sauraient être rendues à son encontre sans lui donner la possibilité d'être entendu.

Arguments de la Requérante

77. La Requérante soutient que la requête remplit toutes les conditions de recevabilité prévues à l’article 56 de la Charte, étant donné qu’elle a été introduite devant la Cour conformément à l’article 5(1)(a) du Protocole, qu’elle vise un État partie au Protocole et à la Charte et qu’elle porte sur des violations alléguées qui ont eu lieu sur le territoire du Défendeur. La Requérante soutient en outre que l’article 50 de la Charte ne s’applique pas à l’espèce, dans la mesure où il concerne les procédures relatives aux «Communications des États» alors que la présente requête ne relève pas de cette catégorie. La Requérante affirme encore que le Défendeur a eu la possibilité d’être entendu devant la Commission lorsque celle-ci lui a signifié la plainte initiale et qu’il a déposé des observations sur sa recevabilité.

Appréciation de la Cour

78. La Cour fait observer que même si les critères de recevabilité appliqués par la Commission et par la Cour de céans sont similaires en substance, les procédures relatives à une requête introduite devant la Commission et devant la Cour de céans sont distinctes et ne doivent pas être confondues les unes avec les autres. En conséquence, la Cour est d'avis que la recevabilité et les autres procédures relatives à une plainte devant la Commission ne sont pas nécessairement pertinentes pour déterminer la recevabilité d'une requête devant la Cour.

79. En tout état de cause, tout comme sur sa compétence, la Cour ne peut statuer sur la recevabilité d’une requête qu’après avoir entendu les parties.

80. La Cour rejette en conséquence l’exception soulevée par le Défendeur.

B. Exceptions d’irrecevabilité tirées du non-respect des exigences de la Charte et du Règlement intérieur

81. À ce titre, le Défendeur a soulevé deux exceptions tirées de l’omission d’identifier la Requérante et du non-épuisement des voies de recours internes.

82. Pour statuer sur la recevabilité d'une requête, la Cour se fonde sur l’article 6(2) du Protocole, qui prévoit qu’elle tient compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte. Ces dispositions sont reprises à l’article 40 du Règlement intérieur de la Cour, qui est libellé comme suit :

«En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :
1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants;
4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
5. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».

83. Le Défendeur a soulevé des exceptions relatives aux conditions de recevabilité énoncées aux articles 40(1) et (5) du Règlement intérieur. La Cour va procéder à l’examen de la recevabilité de la requête en commençant par les conditions de recevabilité dont le non-respect est allégué.

i. Exception tirée de la non-conformité avec l'article 40(1) du Règlement intérieur de la Cour (identité du Requérant)

Exception soulevée par le Défendeur

84. Le Défendeur fait valoir que les plaignants initiaux devant la Commission n'ont pas présenté une liste des membres lésés de la communauté Ogiek au nom desquels ils ont déposé la Communication et qu’ils n'ont pas non plus produit de documents les autorisant à représenter les Ogiek, comme l’exige l’article 40(1) du Règlement. Le Défendeur soutient aussi que CEMIRIDE n’a pas fourni la preuve de son statut d'observateur auprès de la Commission.

85. Toujours selon le Défendeur, les plaignants initiaux qui ont saisi la Commission n’ont pas démontré en quoi ils sont victimes d'une violation alléguée, conformément à la jurisprudence établie par la Commission.

Arguments de la Requérante

86. La Requérante soutient que la communication déposée devant la Commission indique clairement les auteurs comme étant CEMIRIDE, MRGI et OPDP, au nom des Ogiek, et que leurs coordonnées ont été clairement indiquées.

87. La Requérante affirme en outre avoir introduit la présente requête devant la Cour, conformément à l'article 5(1)(a) du Protocole, qui lui confère qualité pour saisir la Cour contre un État qui a ratifié la Charte et le Protocole. La Requérante affirme que le Règlement intérieur de la Commission (2010) prévoit, entre autres, qu’elle peut saisir la Cour « en cas de violations graves et massives des droits de l’homme ». Elle soutient également que cette saisine peut intervenir à tout moment de l'examen d'une communication si la Commission l’estime nécessaire.

Appréciation de la Cour

88. La Cour rappelle que conformément à l’article 5(1)(a) du Protocole, la Commission est l’entité juridique reconnue devant la Cour de céans comme Requérante et ayant qualité pour la saisir. Étant donné que c’est la Commission, et non les plaignants initiaux devant la Commission, qui est la Requérante devant la Cour, celle-ci n’a pas à se préoccuper de l'identité des plaignants initiaux pour déterminer la recevabilité de la requête. En conséquence, la Cour conclut que l’exception du Défendeur tirée du fait que les plaignants initiaux n’ont pas décliné leur identité en tant que membres lésés de la communauté Ogiek n’est pas fondée. Le fait que les plaignants initiaux jouissent du statut d’observateur auprès de la Commission ou non, qu’ils aient reçu mandat des Ogiek ou non n’est pas donc pertinent pour déterminer la qualité de la Requérante pour saisir la Cour de la présente requête.

89. La Cour conclut que l’exception soulevée par le Défendeur à ce sujet n’est pas fondée et elle est rejetée en conséquence.

ii. Exception tirée de la non-conformité avec l’article 40(5) du Règlement intérieur de la Cour (Épuisement des voies de recours internes)

Exception soulevée par le Défendeur

90. Le Défendeur conteste la recevabilité de la requête au motif qu'elle n’est pas conforme à l'article 40(5) du Règlement, qui exige des Requérants devant la Cour d’avoir épuisé les voies de recours internes avant d'invoquer la compétence de celle-ci. Le Défendeur soutient encore que ses juridictions internes sont compétentes pour connaître des violations alléguées par les Ogiek et que les recours internes sont disponibles, efficaces et suffisants pour atteindre les résultats escomptés et qu’ils peuvent être exercés sans entraves. Selon le Défendeur, les procédures judiciaires au Kenya sont de nature contradictoire et la durée de la procédure dépend des parties, qui doivent demander aux tribunaux de fixer les dates des audiences et statuer sur les mesures de redressement. Le Défendeur soutient encore que, même si certaines ordonnances rendues par ses tribunaux n’ont pas été respectées, ce manquement n’a été le fait que d’un conseil municipal particulier et il ne devrait pas être imputé au Défendeur. À cet égard, celui-ci soutient que ni la Requérante ni les plaignants initiaux devant la Commission n'ont déposé de plainte dans l'État défendeur et que les requêtes que la Requérante affirme avoir déposées devant les tribunaux nationaux ont été déposées par d'autres entités. Par ailleurs, outre la possibilité de saisir les juridictions nationales, les plaignants auraient pu porter leur affaire devant la Commission nationale des droits de l’homme pour obtenir réparation des violations alléguées, avant de saisir la Cour de la présente requête.

Arguments de la Requérante

91. La Requérante soutient pour sa part que le principe de l'épuisement des voies de recours internes ne s'applique qu'aux recours «disponibles», «efficaces» et «suffisants» et que lorsque ces recours ne remplissent pas ces critères, elle n’est pas tenue de se conformer à cette exigence en matière de recevabilité. La Requérante soutient en outre que la disposition ne s’applique pas non plus lorsque les recours internes se prolongent indûment, ou que le nombre de victimes des violations graves des droits de l'homme alléguées est trop élevé.

92. Toujours selon la Requérante, le Défendeur avait connaissance, depuis les années 1960, des allégations de violation des droits des Ogiek et que malgré leur résistance continue à leur expulsion de leur foyer ancestral, le Défendeur a ignoré leurs griefs et a plutôt choisi d'user de la violence pour contrecarrer les tentatives des Ogiek d’exercer les voies de recours internes. Dans cette optique, la Requérante affirme que les membres de la communauté Ogiek ont été à maintes fois arrêtés et détenus sous de faux chefs d’accusation ; que des pressions politiques ont été exercées sur eux par le Cabinet du Président pour qu’ils abandonnent les poursuites judiciaires contestant la dépossession de leurs terres et malgré tout cela, lorsqu'ils obtiennent des tribunaux nationaux des décisions en leur faveur, celles-ci ne sont pas appliquées par le Défendeur, ce qui démontre qu’en réalité les recours internes ne sont pas disponibles, ou que leur procédure risque probablement d’être indûment prolongée. La Requérante soutient encore que dans de telles circonstances, elle doit être dispensée de l’exigence de l’épuisement des voies de recours internes.

Appréciation de la Cour

93. Toute requête introduite devant la Cour doit répondre à l'exigence de l'épuisement des voies de recours internes. Cette règle renforce et maintient la primauté des systèmes nationaux de protection des droits de l'homme par rapport à la Cour. Celle-ci relève que les articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement exigent que pour que les recours internes soient épuisés, ils doivent être disponibles et ne pas se prolonger indûment. Dans ses arrêts précédents, la Cour a conclu que les recours internes qui doivent être épuisés doivent être disponibles, suffisants ou efficaces et ne risquent de se prolonger de façon anormale6.

94. La Cour souligne également que la règle de l'épuisement des voies de recours internes n'exige pas en principe qu'une affaire introduite devant la Cour ait été également soumise devant les juridictions internes par le même Requérant. Ce qui doit plutôt être démontré, c'est qu’avant qu'une affaire ne soit soumise à un organe international des droits de l’homme comme c'est le cas devant la Cour de céans, le Défendeur a eu la possibilité de trancher cette question grâce à des procédures internes appropriées. Dès lors que le Requérant peut prouver qu'une affaire est passée par la procédure judiciaire interne appropriée, l'exigence de l'épuisement des recours internes est présumée satisfaite même si la Requérante devant la Cour de céans n'a pas elle-même saisi les juridictions internes.

95. En l'espèce, la Cour relève que la Requérante a fourni la preuve que les membres de la communauté Ogiek ont intenté plusieurs actions devant les juridictions internes du Défendeur, dont certaines ont été tranchées en défaveur des Ogiek tandis que d’autres sont toujours pendantes7. Dans ces circonstances, l’on peut raisonnablement considérer que le Défendeur a eu la possibilité d'examiner la question avant qu'elle ne soit portée devant la Cour de céans.

96. En outre, au vu du dossier, la Cour constate que les procédures de certaines affaires déposées devant les juridictions nationales ont été indûment prolongées, certaines pendant 10 à 17 ans avant d’être clôturées ou étaient toujours pendantes au moment du dépôt de la présente requête8. À cet égard, la Cour relève que la nature des procédures judiciaires et le rôle qu’y jouent les parties dans le système national peuvent influer sur la rapidité ou le délai d’achèvement de ces procédures. Dans la présente requête, les dossiers devant la Cour de céans révèlent que le prolongement de la procédure devant les tribunaux nationaux a été en grande partie occasionné par les actions du Défendeur, notamment de nombreuses absences durant les procédures judiciaires et le manquement à défendre sa cause en temps opportun9. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que l'argument du Défendeur qui impute les retards excessifs du système interne au caractère contradictoire de ses procédures judiciaires n'est pas plausible.

97. S’agissant de la possibilité pour les plaignants initiaux de saisir la Commission nationale des droits de l'homme du Défendeur des violations alléguées, la Cour fait observer que cette Commission n’a pas de pouvoirs judiciaires. Elle a simplement pour mandat de résoudre les conflits en favorisant la réconciliation et en adressant des recommandations aux organes étatiques pertinents10. La Cour de céans a constamment indiqué qu’en matière d’épuisement des voies de recours, les recours internes disponibles doivent être judiciaires11. En l'espèce, le recours que le Défendeur demande au Requérant d'épuiser, à savoir les procédures devant la Commission nationale des droits de l'homme, n'est pas judiciaire12.

98. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la requête remplit les conditions énoncées aux articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement intérieur de la Cour.

C. Conformité à l’article 40(2), 40(3), 40(4), 40(6) et 40(7) du Règlement intérieur de la Cour

99. La Cour constate que la question de la conformité aux articles ci-dessus n’est pas contestée et que rien dans les conclusions des parties n'indique que ces articles n’ont pas été respectés. La Cour considère donc que les exigences de ces dispositions ont été remplies.

100. La Cour conclut que la présente requête remplit toutes les conditions de recevabilité prévues aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement intérieur et déclare la requête recevable.

VII. SUR LE FOND

101. La Requérante allègue la violation des articles 1, 2, 4, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de la Charte. Compte tenu de la nature de l’objet de la requête, la Cour va d’abord examiner la violation alléguée de l’article 14 avant celles relatives aux articles 2, 4, 8, 17(2) et (3), 21, 22 et 1.

102. Toutefois, la Cour relève que la plupart des allégations formulées par la Requérante portent sur la question de savoir si les Ogiek constituent une population autochtone. Cette question est essentielle pour statuer sur le fond des violations alléguées et sera examinée d’emblée.

A. Les Ogiek en tant que population autochtone

Arguments de la Requérante

103. La Requérante soutient que les Ogiek sont un « peuple autochtone » et qu’ils doivent jouir des droits reconnus par la Charte et par le droit international des droits de l'homme, notamment la reconnaissance de leur statut de « peuple autochtone ». À l’appui de son argument, la Requérante précise que des générations d’Ogiek vivent dans la forêt de Mau depuis les temps immémoriaux et que leur mode de vie et de survie en tant que communauté de chasseurs-cueilleurs est inextricablement lié à la forêt, qui est leur terre ancestrale.

Arguments du Défendeur

104. Le Défendeur soutient que les Ogiek ne constituent pas un groupe ethnique distinct mais plutôt un mélange de plusieurs communautés ethniques. Lors de l’audience publique, le Défendeur a toutefois reconnu que les Ogiek constituent une population autochtone du Kenya, tout en affirmant que les Ogiek d’aujourd'hui sont différents des ceux des années 1930 et 1990, car ils ont modifié leur mode de vie au fil du temps et se sont adaptés à la vie moderne et qu’ils vivent actuellement comme tous les autres Kényans.

Appréciation de la Cour

105. La Cour relève que la notion de population autochtone n'est pas définie dans la Charte. En effet, il n'existe pas de définition universellement reconnue de la notion de « population autochtone » dans d'autres instruments internationaux des droits de l'homme. Toutefois, des efforts ont été déployés pour définir cette notion13. À cet égard, la Cour se réfère aux travaux de la Commission, en particulier de son Groupe de travail sur les populations et communautés autochtones, qui a adopté les critères suivants pour identifier ces populations :

«
i. Auto-identification;
ii. Attachement à leur terre et usage particulier de celle-ci, leur terroir et leur territoire ancestral ayant une importance fondamentale pour leur survie physique et culturelle collective en tant que peuples;
iii. État d'assujettissement, de marginalisation, de dépossession, d'exclusion ou de discrimination dues au fait que ces peuples ont des cultures, des modes de vie ou un mode de production différents de ceux du modèle national hégémonique et dominant14 ».

106. La Cour se réfère également aux travaux du Rapporteur spécial des Nations Unies sur les minorités, qui a dégagé les critères ci-après pour identifier les populations autochtones :

i. Les peuples indigènes peuvent être correctement considérés comme des «communautés, peuples et nations autochtones qui ont une continuité historique avec les sociétés pré-invasives et précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, se considèrent distincts des autres secteurs des sociétés qui prévalent actuellement dans ces territoires ou parties de ces sociétés. Ils forment actuellement des secteurs non dominants de la société et sont déterminés à préserver, à développer et à transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité ethnique comme base de leur existence continue en tant que peuples, conformément à leurs propres modèles culturels, institutions sociales et systèmes juridiques15 ».

ii. Aux mêmes fins, un individu indigène est «... celui qui appartient à ces populations autochtones par auto-identification comme autochtone (conscience de groupe) et est reconnu et accepté par ces populations comme un de ses membres (acceptation par le groupe) ». Cela préserve pour ces communautés le droit souverain et le pouvoir de décider de ce qui leur appartient, sans ingérence extérieure16 ».

107. De ce qui précède, la Cour conclut que pour l'identification des populations autochtones et la compréhension de cette notion, les facteurs pertinents à considérer sont la priorité dans le temps en ce qui concerne l'occupation et l'exploitation d'un territoire spécifique, une perpétuation volontaire du caractère distinctif culturel, qui peut inclure les aspects de la langue, l'organisation sociale, la religion et les valeurs spirituelles, les modes de production, les lois et les institutions, l'auto-identification ainsi que la reconnaissance par d'autres groupes ou par les autorités de l'État, en tant que collectivité distincte, et une expérience d’assujettissement, de marginalisation, de dépossession, d'exclusion ou de discrimination, que ces conditions persistent ou non17.

108. Ces critères reflètent généralement les éléments normatifs actuels qui servent à identifier les populations autochtones en droit international. La Cour estime approprié d’appliquer ces critères en l’espèce, en vertu des articles 60 et 61 de la Charte, qui lui permettent de s'inspirer d'autres instruments relatifs aux droits de l'homme.

109. S’agissant de la priorité dans le temps, les différents rapports et mémoires déposés par les parties devant la Cour indiquent que les Ogiek ont la priorité dans le temps en ce qui concerne l’occupation et l’utilisation de la forêt de Mau18. Ces rapports viennent appuyer l’argument de la Requérante que la forêt de Mau est le domaine ancestral des Ogiek19. La caractéristique la plus visible de la plupart des populations autochtones est leur fort attachement à la nature, en particulier à la terre et à l'environnement naturel. Leur survie est particulièrement tributaire de leur accès sans entrave à leurs terres traditionnelles et les ressources naturelles qui s'y trouvent et des droits qu’ils ont sur elles. À cet égard, les Ogiek, en tant que communauté de chasseurs-cueilleurs, dépendent, depuis des siècles, de la forêt de Mau pour leur habitat et celle-ci constitue la source de leur subsistance.

110. Les Ogiek démontrent aussi la volonté de perpétuer leur caractère culturel distinct, qui comprend les aspects de la langue, de l'organisation sociale, les valeurs religieuses, culturelles et spirituelles, les modes de production, les lois et les institutions20 par l'auto-identification et la reconnaissance par d'autres groupes et par les autorités de l'État21, en tant que collectivité distincte. Bien que les Ogiek soient divisés en clans composés de lignées patrilinéaires, chacun ayant son nom et sa zone d'habitation, ils ont leur propre langue, même si celle-ci est actuellement parlée par très peu d’entre eux et, plus important encore, ils ont des normes sociales et des formes de subsistance qui les distinguent des autres tribus voisines22. Ils sont aussi identifiés par les tribus voisines, à l’instar des Masaï, des Kipsigis et des Nandi, avec lesquelles ils ont des échanges réguliers, en tant que « voisins » différents et groupe distinct23.

111. Il ressort du dossier devant la Cour de céans que les Ogiek ont été victimes d’assujettissement et de marginalisation24. Leurs souffrances dues aux expulsions violentes de leurs terres ancestrales, à l’assimilation forcée et à l'absence même de reconnaissance de leur statut de tribu ou de population autochtone attestent de la marginalisation persistante que les Ogiek ont subie depuis des décennies25.

112. Compte tenu de ce qui précède, la Cour reconnaît les Ogiek en tant que population autochtone faisant partie intégrante du peuple kenyan, qui mérite une protection spéciale en raison de leur vulnérabilité.

113. La Cour procède maintenant à l’examen des articles dont la violation par le Défendeur est alléguée.

B. Violation alléguée de l’article 14 de la Charte

Arguments de la Requérante

114. La Requérante soutient que la non-reconnaissance par le Défendeur du statut de communauté autochtone des Ogiek les prive du droit à la propriété foncière communautaire consacré à l’article 14 de la Charte. La Requérante fait encore valoir que l’expulsion et la dépossession des Ogiek de leurs terres sans leur consentement et sans compensation appropriée et l'attribution de concessions sur leurs terres à des tiers signifie qu’il y a eu un empiètement sur la terre des Ogiek et qu’ils ont été privés des avantages qu’ils pourraient en tirer.

115. Toujours selon la Requérante, la Constitution du Kenya dépouille les communautés concernées de leurs droits fonciers pour les conférer à des institutions gouvernementales comme le Ministère des Forêts. Elle ajoute que, dans le souci d’accroître l’efficacité des lois relatives aux droits fonciers communautaires, la Constitution et la Loi foncière de 2012 doivent être harmonisées et, en particulier, les droits fonciers communautaires doivent être identifiés et appliqués. Toujours selon la Requérante, la Loi sur les forêts de 2005 ne prévoit pas de forêts communautaires, et le projet de loi actuel sur la conservation des forêts ne prévoit malheureusement pas de procédure d'identification de ces forêts, pas plus qu’il ne donne effet aux droits fonciers communautaires.

116. Sur l'affirmation du Défendeur selon laquelle d'autres communautés comme les Kipsigis, les Tugen et les Keiyo revendiquent également des droits sur la forêt de Mau, la Requérante fait valoir que le rapport du Groupe de travail sur la forêt de Mau ne reconnaît ni ne fait mention de tels droits pour ces communautés et indique clairement que les Ogiek qui devaient être réinstallés dans les zones de la forêt qui ont été expropriées ne le sont toujours pas.

117. Tout en réaffirmant le droit ancestral de propriété des Ogiek sur la forêt de Mau, la Requérante soutient que le Défendeur n'a pas précisé si leur expulsion avait été motivée par l’intérêt public, en application de l'article 14 de la Charte africaine. La Requérante soutient que ces expulsions et l’attribution des terres étaient illégales et ne visaient que la satisfaction d’intérêts privés, et que, de ce fait, ces expulsions violent la Charte.

118. En réponse à l’argument du Défendeur selon lequel les Ogiek n’ont pas été expulsés par la force, mais qu’ils ont été régulièrement consultés avant chaque expulsion et que des sites de remplacement leur ont été attribués, la Requérante maintient que le Rapport Ndung’u,26 le Rapport de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (TJRC), de même que le Rapport du Groupe de travail sur la forêt de Mau etc. ont tous affirmé le contraire. La Requérante demande donc que le Défendeur apporte des preuves irréfutables de son affirmation.
 

119. Selon le témoin-expert cité par la Requérante, la Loi foncière de 2012, qui est une émanation de la Constitution, n'est « certes pas parfaite, mais elle est tout de même bien conçue ». La Requérante fait encore valoir que cette loi précise très clairement, que les droits coutumiers ont la même force et les mêmes effets que la propriété communautaire et dispose également que les terres ancestrales et les terres des chasseurs-cueilleurs sont des terres communautaires, alors que la Constitution prévoit que les forêts classées relèvent du domaine public, ce qui rend la Loi foncière de 2012 contradictoire.

Arguments du Défendeur

120. Le Défendeur soutient que les Ogiek ne sont pas la seule communauté autochtone de la forêt de Mau et qu’en tant que tels, ils ne peuvent donc pas revendiquer la propriété exclusive de cette forêt. Il ajoute que toutes les forêts du Kenya (y compris la forêt de Mau), autres que les forêts privées et celles des collectivités locales, sont la propriété de l’État. Le Défendeur affirme en outre que depuis l’époque de l’administration coloniale, les Ogiek avaient été informés que la forêt de Mau était une zone de conservation protégée sur laquelle ils empiétaient, et invités à quitter les lieux. Il maintient également que les Ogiek avaient été dûment consultés et notifiés avant chaque expulsion et que celles-ci ont été ordonnées conformément à la loi.

121. Selon le Défendeur, les lois foncières du Kenya reconnaissent la propriété foncière communautaire et prévoient des mécanismes permettant aux communautés de participer à la préservation et à la gestion des forêts. Il soutient encore qu’en vertu de la loi, les utilisateurs de la forêt communautaire bénéficient de droits dont celui de collecter des herbes médicinales et de récolter du miel. Le Défendeur soutient que, dans tous les cas, la Cour devrait examiner la question du point de vue de la proportionnalité.

Appréciation de la Cour

122. L’article 14 de la Charte est libellé comme suit :

« Le droit de propriété est garanti. Il ne peut y être porté atteinte que par nécessité publique ou dans l’intérêt général de la collectivité, ce, conformément aux dispositions des lois appropriées ».

123. La Cour fait observer que bien qu’il soit abordé dans la partie de la Charte qui consacre les droits reconnus aux individus, le droit de propriété tel qu’il est garanti par l’article 14 peut aussi s’appliquer aux groupes ou communautés ; en effet, ce droit peut être individuel ou collectif.

124. La Cour considère également que dans son acception classique, le droit de propriété comporte trois éléments, à savoir le droit d’user de la chose qui en fait l’objet du droit (usus), le droit de jouir de ses fruits (fructus), et le droit d’en disposer, c’est-à-dire de le céder (abusus).

125. Toutefois, pour déterminer l’étendue des droits reconnus aux communautés autochtones sur leurs terres ancestrales comme c’est le cas en l’espèce, la Cour estime que l’article 14 de la Charte doit être interprété à la lumière des principes applicables, notamment dans le cadre des Nations Unies.

126. À cet égard, l’article 26 de la Déclaration 61/295 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée par l’Assemblée générale le 13 septembre 2007, est libellé comme suit, s’agissant des droits de ces populations à leurs terres :

« 1. Les peuples autochtones ont le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis.

2. Les peuples autochtones ont le droit de posséder, d’utiliser, de mettre en valeur et de contrôler les terres, territoires et ressources qu’ils possèdent parce qu’ils leur appartiennent ou qu’ils les occupent ou les utilisent traditionnellement, ainsi que ceux qu’ils ont acquis.

Les États accordent reconnaissance et protection juridiques à ces terres, territoires et ressources. Cette reconnaissance se fait en respectant dument les coutumes, traditions et régimes fonciers des peuples autochtones concernés ».

 

127. Il découle en particulier de l’article 26(2) de cette Déclaration que les droits qui peuvent être reconnus aux populations ou aux communautés autochtones sur leur terres ancestrales sont variables, et n’emportent pas nécessairement le droit de propriété dans son acception classique incluant le droit d’en disposer (abusus). Sans exclure le droit de propriété au sens classique du terme, cette disposition met davantage l’accent sur les droits de possession, d’occupation, d’utilisation et d’exploitation des terres.

128. En l’espèce, l’État défendeur ne conteste pas que la Communauté des Ogiek ait occupé des terres dans la forêt de Mau depuis les temps immémoriaux. Dans ces conditions, la Cour ayant déjà conclu que les Ogiek constituent une communauté autochtone (supra, paragraphe 112), elle considère, sur la base de l’article 14 de la Charte, lu à la lumière de la Déclaration précitée des Nations Unies, que les Ogiek ont le droit d’occuper leurs terres ancestrales, d’en user, et d’en jouir.

129. Toutefois, l'article 14 prévoit la possibilité que le droit à la propriété, y compris la propriété foncière, soit restreint à condition que cette restriction soit dans l’intérêt public, nécessaire et proportionnée27.

130. En l'espèce, la justification de l'intérêt public par le Défendeur pour expulser les Ogiek de la forêt de Mau est la préservation de l'écosystème naturel. Néanmoins, il n'a fourni aucune preuve indiquant que la présence continue des Ogiek dans la région était la principale cause de détérioration de l'environnement naturel dans la région. Différents rapports préparés par ou en collaboration avec le Défendeur sur la situation de la Forêt de Mau révèlent également que les principales causes de la détérioration de l'environnement sont les empiétements par d'autres groupes et les décisions gouvernementales d’implantation de colonies et d’octroi de concessions forestières28. Dans ses observations, le Défendeur reconnaît également que «la dégradation de la forêt de Mau ne peut pas être entièrement le fait des Ogiek, tout comme elle ne peut pas en être dissociée »29. Dans ces circonstances, la Cour conclut que le refus continu opposé aux Ogiek d’accéder à la forêt de Mau et leur l'expulsion de celle-ci ne peuvent pas être nécessaires ou proportionnelles pour justifier la préservation de l'écosystème naturel de la forêt de Mau.

131. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’en expulsant les Ogiek de leurs terres ancestrales contre leur gré, sans consultation préalable et sans respecter les conditions d’une expulsion pour cause d’utilité publique, l’État défendeur a violé leurs droits à la terre tels qu’ils sont définis ci-dessus et tels qu’ils sont garantis à l’article 14 de la Charte, lu à la lumière de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007.

C. Violation alléguée de l'article 2 de la Charte

Arguments de la Requérante

132. La Requérante soutient que l'article 2 de la Charte contient une liste non exhaustive de motifs de discrimination interdits et que l’expression «ou de toute autre situation» élargit cette liste pour y inclure des situations qui ne sont pas mentionnées de manière explicite. La Requérante fait aussi observer que toute discrimination à l'encontre de la communauté Ogiek entre dans la définition de «race», «ethnie», «religion» et «origine sociale» visées à l'article 2. La Requérante demande instamment à la Cour de s’inspirer de la jurisprudence d'autres organes régionaux des droits de l'homme et soutient que la discrimination fondée sur l'origine ethnique n'est pas susceptible d’être justifiée de manière objective.

133. La Requérante soutient en outre que la différence de traitement entre les Ogiek et les autres groupes autochtones et minoritaires au Kenya en ce qui concerne le respect de leurs droits de propriété, leurs droits religieux et culturels, ainsi que leur droit à la vie, aux ressources naturelles et au développement, constitue une discrimination illégale et une violation de l'article 2 de la Charte. La Requérante souligne encore que depuis son accession à l'indépendance, l'État défendeur applique une politique d'assimilation et de marginalisation, sans doute dans l’intention de favoriser l'unité nationale et, en ce qui concerne les droits fonciers et les ressources naturelles, au nom de la conservation de la forêt de Mau. Même si ces objectifs d'unité nationale ou de conservation peuvent être légitimes et servir l'intérêt commun, les moyens utilisés, notamment la non-reconnaissance de l'identité tribale et ethnique des Ogiek et de leurs droits connexes, sont totalement disproportionnés par rapport à cet objectif et, en fin de compte, vont à l’encontre de sa réalisation. La Requérante étant d’avis que l’État défendeur n’a pas pu démontrer que les motifs de cette différence de traitement sont strictement proportionnels ou absolument nécessaires par rapport au but recherché, elle conclut que les lois qui permettent cette discrimination violent l'article 2 de la Charte30.

Arguments du Défendeur

134. Le Défendeur contient qu’il n'y a pas eu de discrimination à l'encontre des Ogiek et que les discriminations alléguées en matière d'éducation, de santé, d'accès à la justice et d'emploi sont dénuées de tout fondement ; qu’elles ne sont pas étayées et manquent de preuves documentaires. Le Défendeur affirme encore que les plaignants n'ont pas démontré comme ils auraient dû le faire, en quoi l'État défendeur a fait preuve de discrimination à l'égard des Ogiek. Il demande donc à la Requérante d’apporter la preuve des discriminations alléguées et d'établir les faits constitutifs de cette discrimination.

135. Le Défendeur fait encore valoir que la discrimination alléguée serait, en toutes circonstances, contraire à sa Constitution, qui contient des garanties contre une telle discrimination. Il cite les articles 10 (Valeurs nationales et principes de gouvernance) et 24 de sa Constitution qui prévoient notamment que chaque personne est égale devant la loi et bénéficie d’une égale protection et des mêmes prérogatives que lui confère la loi. Le Défendeur cite également l’article 27(4) de ladite Constitution qui interdit à l'État de faire preuve de discrimination, «directement ou indirectement à l’égard de quiconque, en raison de sa race, de son sexe, de son état de grossesse, de sa situation matrimoniale, de son état de santé, de son origine ethnique ou sociale, de sa couleur, de son âge, d’un handicap, de sa religion, de sa conscience, de ses croyances, de sa culture, de sa tenue vestimentaire, de sa langue ou de sa naissance ».

Appréciation de la Cour

136. L'article 2 de la Charte est libellé comme suit :
«Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte, sans distinction aucune, notamment de race, d'ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ».

137. L'article 2 est péremptoire en ce qui concerne la jouissance de tous les autres droits et libertés protégés par la Charte. Cette disposition interdit strictement toute distinction, toute exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l'opinion politique, d’origine nationale ou sociale, qui a pour effet d'annuler ou de compromettre l'égalité de chances ou de traitement.

138. Le droit de ne pas être discriminé est lié au droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi qui est garantie à l'article 3 de la Charte31. La portée du droit à la non-discrimination s'étend au-delà du droit à l'égalité de traitement par la loi. Elle a également une dimension pratique dans la mesure où les individus devraient, de fait, être en mesure de jouir des droits inscrits dans la Charte sans aucune distinction de race, de couleur, de sexe, de religion, d'opinion politique, d’origine nationale ou sociale, ou de toute autre situation. L’expression « toute autre situation » englobe les cas de discrimination qui n’auraient pas pu être prévus au moment de l’adoption de la Charte. Pour savoir si un motif quelconque relève de cette catégorie, la Cour tient compte de l’esprit général de la Charte.

139. Aux termes de l’article 2 de la Charte, même si les discriminations ou les traitements différents sur la base des considérations qui y sont précisées sont généralement interdites, il convient de relever toutefois que toutes les formes de différentiation ne peuvent être considérées comme de la discrimination. Une distinction ou une différence de traitement devient une discrimination, contraire à l’article 2, dès lors que ce traitement n’a pas de justification objective ou raisonnable et, selon les circonstances, lorsqu’il n’est ni nécessaire ni proportionné32.

140. En l'espèce, la Cour note que les lois nationales du Défendeur, telles qu'elles existaient avant 2010, notamment la Constitution du Kenya de 1969 (modifiée en 1997), la Loi sur les domaines de l’État en son chapitre 280, la Loi sur les domaines classés en son chapitre 300, la Loi sur l’administration des terres en son chapitre 285, la Loi sur les forêts en son chapitre 385, ont reconnu uniquement le concept de groupe ethnique ou de tribu. Même si certaines de ces lois avaient été adoptées durant l’ère coloniale, l’État défendeur les a maintenues avec peu d’amendements et leurs effets ont persisté même après l’indépendance en 1963.

141. S’agissant en particulier de la population Ogiek, la Cour note, au vu du dossier en sa possession, que sa demande de reconnaissance en tant que tribu remonte à la période coloniale, et que cette demande a été rejetée par la Commission foncière du Kenya en 1933, au motif qu’ «ils [les Ogiek] étaient un peuple sauvage et barbare qui ne méritait pas le statut de tribu». La Commission avait proposé en conséquence que les Ogiek «deviennent membres et soient absorbés par la tribu avec laquelle ils avaient le plus d'affinités»33. Le refus de les reconnaître en tant que tribu a eu pour conséquence que l'accès à leur propre terre leur a été refusé, car à l'époque, le statut de «réserve spéciale» ou de «réserve communautaire» n’était attribué qu’à ceux qui bénéficiaient du statut de tribu. Cette situation a continué après l’indépendance et elle persiste encore aujourd’hui34. En revanche, d'autres groupes ethniques comme les Masaï ont été reconnus comme tribus et ont donc pu jouir des droits qui découlent de cette reconnaissance, ce qui atteste d’un traitement différencié35.

142. De ce qui précède, la Cour conclut que si d'autres groupes appartenant à la même catégorie de communautés, menant un mode de vie traditionnel et une vie culturelle distincte hautement tributaire de l'environnement naturel comme les Ogiek se sont vu accorder un statut ainsi que les droits qui en découlent, le refus de l’État défendeur de reconnaître et d'accorder les mêmes droits aux Ogiek en raison de leur mode de vie en tant que communauté de chasseurs-cueilleurs équivaut à une «distinction» fondée sur l’appartenance ethnique et/ou « toute autre situation », au sens de l'article 2 de la Charte.

143. S’agissant de l’argument du Défendeur selon lequel après l’adoption de la nouvelle Constitution en 2010, tous les Kényans ont désormais les mêmes chances en ce qui concerne l’éducation, la santé, l’emploi et l’accès à la santé, l’emploi et l’accès à la justice et qu’il n’y a aucune discrimination entre les différentes tribus du Kenya, y compris les Ogiek, la Cour fait observer que la Constitution de 2010 reconnaît effectivement les populations autochtones et leur accorde une protection particulière en tant que « communautés marginalisées », catégorie qui pourrait en théorie recouvrir les Ogiek, ce qui leur permettrait de bénéficier de la protection de ces garanties constitutionnelles. Cela ne réduit en rien la responsabilité du Défendeur en ce qui concerne la violation du droit des Ogiek de ne pas faire l’objet de discrimination entre le moment où le Défendeur est devenu Partie à la Charte et celui où la nouvelle Constitution a été adoptée.

144. De plus, comme indiqué plus haut, l'interdiction de la discrimination ne peut pas être pleinement garantie par une simple adoption de lois qui la condamnent, ce droit ne pouvant être effectif que s'il est réellement respecté. À cet égard, l’expulsion continue des Ogiek, le manquement des autorités de l'État défendeur à mettre un terme aux expulsions et à se conformer aux décisions des juridictions nationales démontre que la nouvelle Constitution, de même que les institutions que l'État défendeur a mises en place pour remédier à une injustice passée ou qui se poursuit, ne sont pas pleinement efficaces.

145. En ce qui concerne la justification présentée par le Défendeur selon laquelle les expulsions des Ogiek étaient dictées par la nécessité de préserver l'écosystème naturel de la forêt de Mau, la Cour estime que ce motif ne saurait en aucune manière être une justification raisonnable et objective pour ne pas reconnaître aux Ogiek le statut de population autochtone ou de tribu et leur refuser les droits associés qui découlent de ce statut. En outre, la Cour rappelle sa conclusion antérieure selon laquelle, non seulement la forêt de Mau, contrairement à ce qu’affirme le Défendeur, a été attribuée à d'autres personnes d'une manière qui ne peut être considérée compatible avec la préservation du milieu naturel, mais aussi le Défendeur reconnaît lui-même que la dégradation de l'écosystème naturel ne doit pas être entièrement imputée aux Ogiek36.

146. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur a violé l'article 2 de la Charte, pour n’avoir pas reconnu aux Ogiek le statut de tribu distincte reconnu aux autres groupes similaires et, en conséquence, les avoir expulsés arbitrairement de la forêt de Mau, leur refusant ainsi des droits reconnus à d’autres tribus similaires.

D. Violation alléguée de l’article 4 de la Charte

Arguments de la Requérante

147. La Requérante fait valoir que le droit à la vie est le premier droit de l'homme, celui dont dépend la jouissance de tous les autres droits et qui impose aux États l’obligation négative de s’abstenir de porter atteinte à l’exercice de ce droit et l’obligation positive de satisfaire les besoins fondamentaux d’une survie décente37. La Requérante soutient en outre que les expulsions forcées peuvent violer le droit à la vie lorsqu’elles créent des conditions qui entravent ou empêchent l'accès à une existence décente38. La Requérante ajoute que compte tenu de leur relation spéciale avec leurs terres et de leur dépendance vis-à-vis de celle-ci pour leur subsistance, lorsque les communautés autochtones sont expulsées de force de leurs terres ancestrales elles sont exposées à des conditions qui affectent toute vie décente.

148. La Requérante fait encore valoir qu’à l’instar des autres communautés de chasseurs-cueilleurs, les Ogiek dépendaient de leurs terres ancestrales dans la forêt de Mau pour assurer leur subsistance, leur mode de vie particulier et donc leur existence-même. La Requérante soutient en outre que les terres ancestrales des Ogiek dans la forêt de Mau ont toujours été leur source permanente d’approvisionnement en nourriture sous forme de gibier et de miel; elles leur ont également procuré abri, médicaments traditionnels, espace pour la pratique de leurs rites, cérémonies culturelles et religieuses, et le cadre de leur organisation sociale. La Requérante affirme également que l'État défendeur lui- même reconnaît cette relation intime qu’entretiennent les Ogiek avec leurs terres ancestrales.

149. En conséquence, la Requérante soutient que l’expulsion des Ogiek par l'État défendeur de leur foyer ancestral et culturel et la restriction ultérieure de leur accès à ces terres, menacent de détruire le mode de vie de la communauté Ogiek ; elle ajoute que leurs moyens de subsistance en tant que chasseurs-cueilleurs se sont fortement dégradés suite à leur confinement sur des terres inappropriées. Selon la Requérante, l’expulsion forcée des Ogiek signifie qu’ils ne peuvent plus jouir d’un mode de survie décent et qu’en conséquence leur droit à la vie consacré à l’article 4 de la Charte est compromis.

Arguments du Défendeur

150. Le Défendeur soutient que le complexe forestier de Mau est important pour toute la population du Kenya et que le gouvernement a le droit de le mettre en valeur au bénéfice de tous les citoyens. Le gouvernement entreprend certes des activités économiques en faveur de tous les Kényans dans les régions où vivent des peuples autochtones, toutefois, le Défendeur indique que ces activités peuvent affecter les populations autochtones et qu’elles doivent être appréciées à la lumière du principe de proportionnalité.

Appréciation de la Cour

151. L’article 4 de la Charte est libellé comme suit :

«La personne humaine est inviolable. Tout être humain a droit au respect de sa vie et à l'intégrité physique et morale de sa personne. Nul ne peut être privé arbitrairement de ce droit».

152. Le droit à la vie est le fondement dont dépendent tous les autres droits et libertés. Priver quelqu’un de la vie revient à éliminer le détenteur même de ces droits et libertés. L’article 4 de la Charte interdit strictement la privation arbitraire de la vie. Contrairement aux autres instruments relatifs aux droits de l'homme, la Charte établit une connexion entre le droit à la vie et l'inviolabilité et l'intégrité de la personne humaine. La Cour considère que cette formulation reflète l’indispensable corrélation entre ces deux droits.

153. La Cour relève que le droit à la vie, consacré à l'article 4 de la Charte, est un droit dévolu à l’individu indépendamment du groupe auquel il appartient. La Cour comprend en outre que la violation des droits économiques, sociaux et culturels (y compris par des expulsions forcées) est généralement susceptible de créer des conditions peu favorables à une vie décente39. Toutefois, la Cour estime que le seul fait de l’expulsion et de la privation des autres droits sociaux, économiques et culturels ne donne pas nécessairement lieu à la violation du droit à la vie aux termes de l’article 4 de la Charte.

154. La Cour estime qu'il est nécessaire de faire une distinction entre le sens classique du droit à la vie et le droit à une existence décente d'un groupe. Le droit à la vie au sens de l'article 4 doit être compris dans son acception physique en non dans son sens existentiel.

155. En l’espèce, il est sans conteste que la forêt de Mau a été le domaine où les Ogiek ont vécu depuis des générations et que leurs moyens de subsistance dépendent de cet environnement. En tant que population de chasseurs-cueilleurs, c'est dans la forêt de Mau que les Ogiek ont installé leurs habitations, qu’ils collectent et produisent leur nourriture, leurs médicaments ainsi que les autres moyens de survie. Il n’y a donc aucun doute que leur expulsion a eu un impact négatif sur leur existence décente dans la forêt. Selon la Requérante, des membres de la communauté Ogiek ont perdu leur vie à diverses périodes, à cause du manque de biens de première nécessité comme la nourriture, l’eau, l’abri, les médicaments, de même que l’exposition aux intempéries et aux maladies, suite à leur expulsion forcée. La Cour note cependant que la Requérante n’a pas démontré le lien de causalité entre l’expulsion des Ogiek par le Défendeur et les décès qui seraient dûs à cette expulsion. La Requérante n’a apporté aucune preuve à ce sujet.

156. De ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 de la Charte.

E. Violation alléguée de l'article 8 de la Charte

Arguments de la Requérante

157. Selon la Requérante, les Ogiek pratiquent une religion monothéiste étroitement liée à leur environnement et leurs croyances et pratiques spirituelles sont protégées par l’article 8 de la Charte et constituent une religion en droit international. La Requérante réfute l’affirmation selon laquelle les pratiques religieuses des Ogiek constituent une menace à l’ordre public, motif invoqué par le Défendeur pour l’atteinte injustifiable au droit des Ogiek de pratiquer librement leur religion. À cet égard, la Requérante soutient que les pratiques funéraires traditionnelles des Ogiek qui consistaient à laisser les dépouilles mortelles dans la forêt ont tant évolué qu’ils enterrent aujourd’hui leurs morts.

158. La Requérante affirme en outre que les lieux sacrés situés à l’intérieur de la forêt de Mau, à savoir les grottes, les collines et certaines zones boisées particulières40 ont été soit détruits pendant les expulsions dans les années 80, soit leur existence n’a pas pu être transmise aux nouvelles générations par les anciens, ceux-ci n’ayant plus la possibilité d’y accéder. Selon la Requérante, c’est uniquement par un accès sans restriction à la forêt de Mau que les Ogiek pourront être en mesure de protéger, d’entretenir et d’utiliser leurs sites sacrés, conformément à leurs croyances religieuses. Elle ajoute que le Défendeur n'a ni délimité ni protégé les sites religieux des Ogiek.

159. La Requérante fait encore valoir que même si des Ogiek se sont convertis au Christianisme, cela ne signifie pas la disparition complète des rites religieux pratiqués par les Ogiek dans la forêt. La Requérante ajoute qu’en vertu de la Loi sur les forêts, les Ogiek doivent demander chaque année un permis et payer une redevance pour visiter leurs sites religieux situés sur leurs terres ancestrales, ce qui constitue une violation des dispositions de la Charte.

160. Lors de l’audience publique, Dr. Liz Alden Wily, témoin-expert citée par la Requérante, a affirmé que les moyens de subsistance des communautés de chasseurs-cueilleurs sont liés à une écologie sociale dans laquelle leur vie spirituelle et leur existence tout entière est tributaire de la forêt et qu'il y a un grand malentendu sur la culture des chasseurs-cueilleurs. Elle a souligné le fait que pour ces populations, la culture et la religion sont intimement liées et ne peuvent donc pas être dissociées. Elle a souligné que l’on pense généralement que leur culture peut être facilement diluée ou disparaître dans des situations où les chasseurs-cueilleurs sont assimilés par le modernisme. Elle a indiqué que de nombreux habitants de la forêt, comme les Ogiek, pratiquent la chasse et la cueillette, non pas uniquement pour survivre, mais aussi parce que toute leur vie spirituelle et leur existence entière dépendent de la forêt et de l’inaltération de celle-ci. Selon le témoin expert, que leurs moyens de subsistance soient tributaires ou non de la forêt (comme c'est le cas pour les Ogiek), l’on a tendance à penser à tort de nos jours que puisque ces populations ne se vêtissent plus de peaux d’animaux, elles n'ont donc plus besoin de chasser ou ont abandonné leur culture.

Arguments du Défendeur

161. Le Défendeur soutient que la Requérante n'a pas fourni de preuves indiquant les endroits exacts où se trouvent les sites religieux présumés des Ogiek. Il fait valoir que les Ogiek ont abandonné leur religion lorsqu'ils se sont convertis au Christianisme et que leurs pratiques religieuses constituent une menace à l'ordre public, ce qui justifie son intervention pour protéger et préserver cet ordre public. Il soutient encore que les Ogiek peuvent accéder à la forêt de Mau, sauf entre 18 heures et 9 heures, et qu'il leur est interdit d'y exercer certaines activités, à moins qu'ils n’aient obtenu un permis.

Appréciation de la Cour

162. L’article 8 de la Charte est libellé comme suit :

« La liberté de conscience, la profession et la pratique libre de la religion sont garanties. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés ».

163. La disposition ci-dessus fait obligation aux États parties de garantir pleinement la liberté de conscience, la profession de la foi et la pratique libre de la religion41. Le droit à la liberté de culte protège toutes les formes de croyances, qu’elles soient théistes, non théistes ou athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou croyance42. Le droit de manifester et de pratiquer sa religion comprend le droit d’adorer, de s’adonner à des rituels, d’observer des jours de repos et de porter des vêtements religieux, de permettre à des individus ou à des groupes de prier ou de se rassembler en raison d’une religion ou d’une croyance, d’établir et d’entretenir des lieux à cet effet, et de célébrer des cérémonies conformément aux préceptes de sa religion ou de sa croyance43.

164. La Cour fait observer que dans le contexte des sociétés traditionnelles parfois dépourvues de toute institution religieuse formelle, la pratique et la profession de la religion sont généralement intimement liées à la terre et à l’environnement. Dans les sociétés autochtones en particulier, la liberté de culte et de s’adonner à des cérémonies religieuses dépend de l’accès aux terres et au milieu naturel. Tout ce qui empêche l’accès à ce milieu naturel, notamment à la terre, ou y fait obstacle constitue une grave entrave à la capacité à pratiquer ou à accomplir les rituels religieux, ce qui a des incidences considérables sur la jouissance de la liberté de religion.

165. En l’espèce, la Cour note qu’au vu des éléments du dossier44, les sites religieux des Ogiek se trouvent dans la forêt de Mau où ils pratiquent leur religion. La forêt de Mau est leur demeure spirituelle et elle est essentielle à la pratique de leur religion. Elle sert de sépulture aux morts selon leurs rites traditionnels45. C’est le lieu où se trouvent certaines variétés d’arbres utilisés pour le culte et c’est le lieu qui abrite leurs sites sacrés depuis des générations.

166. Il ressort également du dossier de l’espèce que la population Ogiek ne peut plus pratiquer sa religion dans la forêt de Mau, du fait qu’elle en a été expulsée. De surcroît, elle doit demander chaque année un permis et payer une redevance pour accéder à la forêt. La Cour estime que les mesures d’expulsion et toutes ces obligations réglementaires portent atteinte à la liberté de religion des populations Ogiek.

167. Toutefois, l’article 8 de la Charte autorise des restrictions à l’exercice de la liberté de religion, dans l’intérêt de l’ordre public. Certes, le Défendeur peut, comme il le soutient, intervenir dans les pratiques religieuses des Ogiek pour protéger la santé publique et maintenir l’ordre public, mais il n’en reste pas moins que les restrictions envisagées doivent être nécessaires et raisonnables. La Cour est d’avis que, au lieu de chasser les Ogiek de la forêt de Mau, violant ainsi leur droit à pratiquer leur religion, le Défendeur aurait pu prendre d’autres mesures moins drastiques qui leur auraient permis de continuer à exercer ce droit tout en assurant l’ordre public et la protection de la santé publique. Ces mesures comprennent des campagnes de sensibilisation des Ogiek sur l'obligation d'enterrer leurs morts conformément aux exigences de la Loi sur la santé publique, une collaboration visant au maintien des sites religieux et l’abolition des redevances que doivent payer les Ogiek pour accéder à leurs sites religieux.

168. S’agissant de l'affirmation du Défendeur selon laquelle les Ogiek ont abandonné leur religion pour se convertir au Christianisme, la Cour note, à la lumière du dossier, en particulier les dépositions des témoins de la Requérante, que ce ne sont pas tous les Ogiek qui se sont convertis au christianisme. En effet, le Défendeur n’a versé aucun élément de preuve qui établisse, comme il l’affirme, que l’adoption du Christianisme par les Ogiek s’est traduite par un abandon total de leurs pratiques religieuses traditionnelles. Même s’il est possible que des Ogiek se soient convertis au Christianisme, les éléments de preuve versés au dossier indiquent que les Ogiek continuent de pratiquer leurs rites religieux traditionnels. En conséquence, l’on ne peut pas affirmer que la transformation supposée du mode de vie et de culte des Ogiek a totalement éliminé les rituels des valeurs spirituelles traditionnelles.

169. Sur la base de ce qui précède, la Cour considère qu’en raison de la relation entre les populations autochtones et leurs terres qui servent de cadre à la pratique de leur religion, il était impossible pour les Ogiek de continuer à pratiquer leur religion en raison de leur expulsion de la forêt de Mau, ce qui est une restriction injustifiable du droit des Ogiek à la pratique libre de leur religion. La Cour conclut donc que le Défendeur a violé l'article 8 de la Charte.

F. Violation alléguée de l’article 17(2) et (3) de la Charte

Arguments de la Requérante

170. Citant sa jurisprudence dans l’affaire Endorois, la Requérante fait valoir que « La culture peut être définie comme un ensemble complexe qui comprend une relation spirituelle et physique avec la terre ancestrale, la connaissance, la croyance, l'art, le droit, la morale, les coutumes et toutes autres capacités et habitudes acquises par l'humanité en tant que membre de la société – l’ensemble des activités matérielles et spirituelles et des produits d'un groupe social donné qui le distinguent des autres groupes semblables. La culture englobe aussi la religion, la langue et les autres caractéristiques d'un groupe ». La Requérante affirme que les droits culturels des Ogiek ont été violés par l'État défendeur du fait qu’il a limité leur accès à la forêt de Mau qui héberge leurs sites culturels. Selon la Requérante, les démarches qu’ils ont entreprises pour accéder à leurs terres historiques à des fins culturelles se sont heurtées à des mesures d’intimidation et à des détentions. En outre, les autorités kényanes ont imposé de sérieuses restrictions à leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs, après les avoir expulsés de force de la forêt de Mau.

171. La Requérante soutient par ailleurs qu’il devrait être permis aux Ogiek de décider eux-mêmes de la culture qui leur convient, au lieu que le Défendeur décide à leur place. La Requérante demande à la Cour de s’inspirer de l’article 61 de la Charte, de dire que le Défendeur a violé l’article 17 de la Charte en ce qui concerne les Ogiek et d’ordonner des mesures de réparation.

172. Dans sa déposition sur l'évolution culturelle des Ogiek, le témoin-expert soutient et réitère la position présentée ci-dessus au paragraphe 161 sur la religion.

Arguments du Défendeur

173. Le Défendeur soutient qu'il reconnaît et confirme les dispositions de l'article 17 de la Charte et qu'il a pris des mesures adéquates tant au niveau national qu'international pour faire en sorte que les droits culturels des populations autochtones au Kenya soient promus, protégés et respectés. Il indique qu’il a ratifié le PIDCP et le PIDESC dont les dispositions spécifiques sur la protection des droits culturels sont consacrées dans sa Constitution46. Le Défendeur fait encore valoir qu’il a pris plusieurs mesures juridiques et politiques visant à assurer le respect et la protection des droits culturels des « peuples autochtones » au Kenya. Il rappelle à cet égard que la Constitution kényane de 2010 consacre le droit de tous les Kényans à promouvoir leur propre culture.

174. Le Défendeur souligne qu’il lui incombe non seulement de protéger les droits culturels, mais également d’assurer un équilibre entre droits culturels et protection de l’environnement, afin d’honorer ses obligations à l’égard de tous les Kényans, conformément aux dispositions de la Charte47 et de la Constitution kényane48. Le Défendeur affirme encore que les droits culturels de peuples autochtones comme les Ogiek peuvent inclure le droit de mener des activités touchant aux ressources naturelles, comme la pêche ou la chasse qui pourraient avoir des incidences négatives sur l’environnement ; l’équilibre entre ces activités et les autres intérêts publics s’impose. Le Défendeur demande à la Cour de garder à l’esprit la nécessité de maintenir un équilibre délicat entre les droits culturels et la préservation de l’environnement pour les générations futures.

175. En outre, le Défendeur relève que le style de vie des Ogiek a changé et que les pratiques culturelles et traditionnelles qui constituaient leur particularité n’existent plus : le groupe lui-même n’existe plus et ne peut, dès lors, prétendre à des droits culturels. Le Défendeur affirme aussi que les Ogiek ne vivent plus comme des chasseurs-cueilleurs et on ne peut plus dire qu’ils préservent l’environnement. Ils ont adopté un mode de vie nouveau et moderne ; ils bâtissent des structures permanentes, élèvent le bétail et pratiquent l’agriculture, activités susceptibles d’avoir des conséquences négatives graves sur la forêt si on leur permet d’y résider.

Appréciation de la Cour

176. L’article 17 de la Charte stipule que :

« 1. Toute personne a droit à l’éducation.
2. Toute personne peut prendre part librement à la vie culturelle de la Communauté.
3. La promotion et la protection de la morale et des valeurs traditionnelles reconnues par la Communauté constituent un devoir de l’État dans le cadre de la sauvegarde des droits de l’homme ».

177. Le droit à la culture consacré à l'article 17(2) et (3) de la Charte doit être considéré dans sa double dimension, à la fois individuelle et collective. D'une part, il garantit la participation des individus à la vie culturelle de leur communauté et, d’autre part, il oblige l'État à promouvoir et à protéger les valeurs traditionnelles reconnues par une communauté.

178. L’article 17 de la Charte protège toutes les formes de culture et prescrit aux États parties l’obligation stricte de protéger et de promouvoir les valeurs traditionnelles. Dans le même ordre d’idées, la Charte culturelle de l’Afrique prescrit aux États d’adopter des politiques nationales propices à la promotion et au développement de la culture49. Cette Charte insiste particulièrement sur la « nécessité de tenir compte des spécificités nationales, la diversité culturelle étant facteur d’équilibre à l’intérieur de la nation et source d’enrichissement mutuel des différentes communautés50 ».

179. La protection des droits culturels va au-delà de l’obligation de ne pas détruire ou affaiblir délibérément des groupes minoritaires, et exige le respect et la protection du patrimoine culturel du groupe qui est essentiel à son identité. À cet égard, la culture doit être appréhendée dans son sens le plus large qui recouvre le mode de vie d’un groupe particulier dans son ensemble, notamment ses langues, ses symboles comme les modes vestimentaires et de construction d’abris, les activités économiques qu’il mène, la production des moyens de subsistance, les rituels tels que la manière particulière dont le groupe règle les problèmes et pratique les cérémonies spirituelles, son identification à ses propres héros ou modèles et les valeurs communes à ses membres qui reflètent la singularité et la personnalité du groupe51.

180. La Cour relève que dans le contexte des sociétés autochtones, la préservation de la culture revêt une importance particulière, ces populations autochtones ayant souvent été victimes des activités économiques des autres groupes dominants et des programmes de développement à grande échelle. En raison de leur vulnérabilité manifeste qui est parfois due à leur nombre ou à leur mode de vie traditionnel, des populations autochtones ont même parfois fait l’objet et été la cible facile de politiques délibérées d’exclusion, d’exploitation, d’assimilation forcée, de discrimination et d’autres formes de persécution, tandis que d’autres ont fait face à l’extinction de leur spécificité culturelle et de leur continuité en tant que groupe distinct52.

181. La Déclaration des Nations Unies sur les peuples autochtones, dispose que « les autochtones, peuples et individus, ont le droit de ne pas subir d’assimilation forcée ou de destruction de leur culture » et les États mettent en place des mécanismes efficaces pour empêcher tout acte qui les prive de « leur intégrité en tant que peuples distincts ou de leurs valeurs culturelles ou de leur identité ethnique »53. Dans ses observations sur l’article 15(1)(a), le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies a également relevé que « la forte dimension communautaire de la vie culturelle des peuples autochtones est indispensable à leur existence, à leur bien-être et à leur plein épanouissement, et inclut le droit aux terres, territoires et ressources qu’ils possèdent et occupent traditionnellement ou qu’ils ont utilisés ou acquis54 ».

182. En l’espèce, au regard du dossier devant elle, la Cour note que la population Ogiek a un mode de vie particulier centré sur la forêt de Mau dont il est tributaire. En tant que chasseurs-cueilleurs, les Ogiek tirent leurs moyens de subsistance ou de survie de la chasse au gibier et de la cueillette de miel et de fruits. Ils ont leurs propres vêtements traditionnels, parlent une langue qui leur est propre, ils ont leur manière particulière d’inhumer les morts, des cérémonies rituelles, une médecine traditionnelle, et des valeurs traditionnelles et spirituelles qui leur sont propres et les distinguent des autres communautés vivant autour et hors du complexe forestier de Mau, démontrant ainsi que les Ogiek ont leur culture distincte.

183. La Cour note, sur la base des éléments de preuve versés au dossier en l’espèce et qui n’ont pas été réfutés par le Défendeur, que les Ogiek vivaient paisiblement de la pratique de leur culture jusqu’à ce que des étrangers commencent à empiéter sur leur territoire et qu’ils soient expulsés de la forêt de Mau. Face à cette situation, ils ont tout de même poursuivi leurs activités traditionnelles : cérémonies traditionnelles de mariage, tradition orale, folklore et chants. Ils continuent d’observer les frontières séparant les clans à l’intérieur de la forêt de Mau et chaque clan veille à préserver l’environnement dans le périmètre qui lui est attribué. Pour autant, au fil du temps, les restrictions sur leur accès à la forêt de Mau et leur expulsion de ce lieu ont considérablement réduit leur aptitude à préserver ces traditions. De ce qui précède, la Cour conclut que le Défendeur a porté atteinte aux droits culturels de la population Ogiek.

184. Ayant conclu que l’action du Défendeur porte atteinte aux droits culturels des Ogiek, la Cour examine à présent la question de savoir si une telle action peut être justifiée par la nécessité d’atteindre un objectif légitime conformément à la Charte55. La Cour note à cet égard les arguments du Défendeur selon lesquels la population Ogiek a évolué et a adopté une culture et une identité différentes et qu’en tout état de cause, les mesures d’expulsion prises à son encontre visaient à prévenir les effets néfastes de son mode de vie et de sa culture sur la forêt de Mau.

185. S’agissant du premier argument selon lequel les Ogiek ont évolué et que leur mode de vie a tellement changé au fil du temps qu’ils ont perdu leur identité culturelle distinctive, la Cour réitère que le Défendeur n’a pas démontré à suffisance que cette évolution et cette transformation alléguées du mode de vie des Ogiek ont totalement effacé leur spécificité culturelle. La Cour souligne à cet égard que l’immobilisme ou la pérennité d’un mode de vie statique ne peut être considéré comme un élément essentiel de la culture ou de la spécificité culturelle. Il est naturel que certains aspects de la culture d’un peuple, comme la façon de se vêtir, ou les symboles du groupe, changent avec le temps. Cependant, les valeurs et surtout les valeurs traditionnelles invisibles ancrées dans le sentiment d’identification de soi et la mentalité commune restent généralement les mêmes.

186. En ce qui concerne la population Ogiek, la déposition de Mme Mary Jepkemei, membre de la Communauté Ogiek, confirme le fait que les Ogiek possèdent toujours les valeurs traditionnelles et pratiquent les cérémonies culturelles qui les distinguent des autres groupes similaires. De plus, la Cour fait observer que, dans une certaine mesure, certains changements allégués dans la façon de vivre des Ogiek sont dus aux restrictions imposées par le Défendeur lui-même sur leur droit d’accès à leurs terres et à leur milieu naturel56.

187. S’agissant du deuxième argument selon lequel les mesures d’expulsion avaient été prises dans l’intérêt commun afin de préserver l’environnement naturel du complexe forestier de Mau, la Cour relève que l’article 17 de la Charte ne prévoit pas d’exceptions aux droits culturels. Toute restriction à ces droits doit donc tenir compte de l’article 27 de la Charte qui prévoit ce qui suit :

« 1. Chaque individu a des devoirs envers la famille et la société, envers l’État et les autres collectivités légalement reconnues et envers la communauté internationale.

2. Les droits et libertés de chaque personne s’exercent dans le respect du droit d’autrui, de la sécurité collective, de la morale et de l’intérêt commun ».
 

188. En l’espèce, la restriction des droits culturels de la population Ogiek pour préserver l’environnement naturel du complexe forestier de Mau peut en principe se justifier par la nécessité de sauvegarder « l’intérêt commun » dont il est question à l’article 27(2) de la Charte. Toutefois, il ne suffit pas qu’un État partie invoque l’intérêt commun pour qu’il lui soit permis de limiter l’exercice de droits culturels ou d’en balayer totalement l’essence. Au contraire, selon les circonstances de chaque cas, il appartient à l’État partie de fournir la preuve que son action était véritablement dictée par la volonté de protéger l’intérêt commun. Par ailleurs, la Cour rappelle sa propre jurisprudence selon laquelle toute action constituant une entrave aux droits et libertés garantis dans la Charte doit être nécessaire et proportionnée à l’intérêt légitime visé57.

189. Dans la présente requête, la Cour a déjà conclu que le Défendeur n’a pas établi de façon convaincante que l’expulsion de la population Ogiek n’avait d’autre but que de préserver l’écosystème naturel de la forêt de Mau58. Étant donné que le Défendeur a violé les droits culturels des Ogiek par les mesures d’expulsion et qu’il invoque ces mesures comme moyen de préservation de l’écosystème, la Cour réitère sa position, à savoir que l’action du Défendeur n’a aucune justification objective et raisonnable. Même si le Défendeur affirme que, de manière générale, certaines activités culturelles des Ogiek sont préjudiciables à l’environnement, il n’a pas précisé quelles activités en particulier et comment ces activités ont dégradé la Forêt de Mau. En conséquence, le motif allégué de préservation de l’environnement naturel ne peut constituer une justification légitime de la restriction par le Défendeur du droit des Ogiek à la culture. De ce qui précède, point n’est encore besoin pour la Cour de déterminer si l’action était nécessaire et proportionnée au but légitime invoqué par le Défendeur.

190. La Cour conclut donc que le Défendeur a violé les droits culturels de la population Ogiek en l’expulsant de la forêt de Mau, l’empêchant ainsi de pratiquer ses activités culturelles, contrairement à l’article 17(2) et (3) de la Charte.

G. Violation alléguée de l’article 21 de la Charte

Arguments de la Requérante

191. La Requérante soutient que le Défendeur a violé les droits des Ogiek de disposer librement de leur richesse et de leurs ressources naturelles, de deux manières : tout d’abord, en les expulsant de la forêt de Mau et en leur refusant l’accès aux ressources vitales qui s'y trouvait et ensuite, en accordant des concessions d'exploitation forestière sur les terres ancestrales des Ogiek sans obtenir au préalable leur consentement et sans leur réserver une part des avantages provenant de ces ressources.

192. En réponse à l'allégation du Défendeur selon laquelle il a intégré l’article 21 de la Charte à la Constitution du Kenya59, la Requérante fait valoir qu’aucun texte d’application n'a encore été adopté à cet égard. Elle ajoute que sous l'empire de la Constitution et de la loi précédentes, le Défendeur n'était pas en mesure de mettre en oeuvre les mesures destinées à protéger les Ogiek, ceux-ci ne pouvant réclamer une quelconque partie du territoire kenyan comme étant leur terre communautaire, à l’instar des autres communautés.

193. La Requérante soutient que les Ogiek n’ont pas reçu des terres ni en vertu de la Native Land Trust Ordinance 1938 (Loi de 1938 sur l'administration des terres autochtones) ni en vertu de la Constitution de 1969, ou du Chap. 287 de la Loi foncière (Représentants des groupes), ni en vertu de la Loi sur les concessions foncières (Trust Land Act). Elle affirme enfin que les Ogiek n’ont toujours pas bénéficié des nouvelles dispositions constitutionnelles reconnaissant les terres communautaires et que de ce fait, les violations se poursuivent à ce jour. Selon elle, le but de l’article 21 de la Charte est de faciliter le développement, l’indépendance économique et l’autodétermination des États postcoloniaux et des peuples qui les composent, en les protégeant contre les multinationales et contre l’État lui-même.

Arguments du Défendeur

194. Le Défendeur soutient qu’il n'a pas violé les droits des Ogiek de disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles comme l’affirme la Requérante, et que l'article 21 de la Charte appelle à une entente, entre l'État d'une part et les individus ou groupes et communautés d'autre part, en ce qui concerne la propriété et le contrôle des ressources naturelles. Selon lui, même si le droit de propriété et de contrôle des ressources naturelles est dévolu aux populations, les États sont les entités qui exercent en dernier ressort ce droit dans l'intérêt des populations, et des efforts sont faits pour maintenir un équilibre délicat entre la conservation, une approche centrée sur les populations quant à l'utilisation des ressources naturelles, et le contrôle ultime des ressources naturelles. Le Défendeur souligne qu'il a adopté un équilibre harmonieux entre le concept de propriété et celui de contrôle des ressources naturelles, en mettant l'accent sur l'accès aux ressources naturelles plutôt que sur le droit de propriété sur celles-ci.

Appréciation de la Cour

195. L’article 21 de la Charte est libellé comme suit :

« 1.Les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Ce droit s’exerce dans l’intérêt exclusif des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé ».

2. En cas de spoliation, le peuple spolié a droit à la légitime récupération de ses biens ainsi qu’à une indemnisation adéquate.

3. La libre disposition des richesses et des ressources naturelles s’exerce sans préjudice de l’obligation de promouvoir une coopération économique internationale fondée sur le respect mutuel, l’échange équitable, et les principes du droit international.

4. Les États parties à la présente Charte s’engagent, tant individuellement que collectivement, à exercer le droit de libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, en vie de renforcer l’unité et la solidarité africaine.

5. Les États, parties à la présente Charte s’engagent à éliminer toutes les formes d’exploitation économique étrangère, notamment celle qui est pratiquée par des monopoles internationaux, afin de permettre à la population de chaque pays de bénéficier pleinement des avantages provenant de ses ressources nationales ».

196. La Cour note, de façon générale, que la Charte ne définit pas la notion de « peuple ». À cet égard, il a été relevé que c’est de façon délibérée que les rédacteurs de la Charte ont omis de définir le concept, afin de « permettre une certaine souplesse dans l’application et l’interprétation ultérieure par les futurs utilisateurs de l’instrument juridique, le soin étant laissé aux organes de protection de droits de l’homme, de compléter la Charte60 ».

197. Il est généralement admis que, dans le contexte de la lutte contre la domination étrangère sous toutes ses formes, la Charte vise en premier lieu les peuples qui constituent la population des pays, qui luttent pour leur accession à l’indépendance et à la souveraineté nationale61.

198. Dans ces conditions, toute la question est de savoir si la notion de « peuple » utilisée par la Charte recouvre non seulement la population en tant qu’élément constitutif de l’État, mais également les groupes ou communautés ethniques identifiés, faisant partie de cette population au sein d’un État constitué. Autrement dit, il s’agit de savoir si la jouissance des droits reconnus sans conteste aux peuples constitutifs de la population d’un État donné, peut être étendue aux groupes et communautés ethniques infra-étatiques qui font partie de cette population.

199. La Cour considère que la réponse à cette question est affirmative pour autant cependant que ces groupes ou communautés ne remettent pas en cause la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’État, sans l’accord de celui-ci. On comprendrait mal en effet que les États, qui sont les auteurs de la Charte, aient voulu par exemple reconnaître automatiquement aux groupes et communautés ethniques qui composent leur population, le droit à l’auto-détermination et à l’indépendance garanti par l’article 20(1) de la Charte, qui en l’occurrence correspondrait à un véritable droit de faire sécession62. En revanche, rien ne ferait obstacle à ce que d’autres droits des peuples, tels que le droit au développement (article 22), le droit à la paix et à la sécurité (article 23) ou le droit à un environnement sain (article 24), soient reconnus, en cas de besoin, spécifiquement aux groupes et communautés ethniques composant la population d’un État.

200. Dans la présente affaire, un des droits qui est en cause est le droit des peuples à la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles garanti par l’article 21 de la Charte. Pour l’essentiel, comme cela a été relevé plus haut, la Requérante se plaint de ce que l’État défendeur a violé ce droit dans la mesure où suite à l’expulsion des Ogiek de la forêt de Mau, ceux-ci ont été privés de leurs ressources alimentaires traditionnelles.

201. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà reconnu aux Ogiek un certain nombre de droits à leur terre ancestrale, à savoir le droit d’usage (usus) et le droit de jouissance des produits de la terre (fructus), qui présupposent le droit d’accéder à celle-ci et de l’occuper. Dans la mesure où ces droits ont été violés par l’État défendeur, la Cour considère qu’il a également violé l’article 21 de la Charte étant donné que les Ogiek ont été privés du droit de jouir et de disposer librement des richesses alimentaires que produisent leurs terres ancestrales.

H. Violation alléguée de l’article 22 de la Charte

Arguments de la Requérante

202. La Requérante soutient que le Défendeur a violé le droit des Ogiek au développement en les expulsant de leurs terres ancestrales dans la forêt de Mau et en omettant de les consulter ou d’obtenir le consentement de la communauté Ogiek quant au développement de sa vie culturelle, économique et sociale commune dans la forêt de Mau. Elle affirme que le Défendeur n'a pas reconnu le droit des Ogiek au développement et, en tant que population autochtone investie du droit de déterminer ses priorités et stratégies de développement et d’exercer son droit à participer activement à l’élaboration des programmes économiques et sociaux qui l'affectent et, autant que possible, d'assurer la gestion de ces programmes par ses propres institutions. Selon elle, le Défendeur a violé l’article 22 de la Charte pour n’avoir pas donné effet à ces aspects du droit au développement.

203. S’agissant de l’article 10(2) de la Constitution du Défendeur, sa Vision 2030 et ses allocations budgétaires comme preuve de sa dynamique de développement en faveur des Ogiek, la Requérante soutient que la question n’est pas de savoir si ceux-ci prévoient ou non le droit au développement, mais plutôt de savoir si l’État défendeur a honoré son obligation de protéger le droit des Ogiek au développement. Cela se ferait par la mise en place d’un cadre qui favorise l'exercice de ce droit dans la forme et sur le fond, notamment par la consultation et la participation des intéressés.

204. De plus, la Requérante soutient que malgré les dispositions de l’article 1(2) de la Constitution du Défendeur qui traduisent sa volonté d'engager des consultations sur les questions de développement, le Défendeur a omis de dire combien de représentants des Ogiek siègent dans l'un quelconque des trois ou quatre niveaux des structures électorales de l'administration locale, dans les organes législatifs de comté, au Parlement et au Sénat, ou dans l'un quelconque des organes de décision du Gouvernement.

Arguments Défendeur

205. Le Défendeur affirme qu'il n'a pas violé le droit des Ogiek au développement contrairement à ce qu'allègue la Requérante. Il soutient que celle-ci n’a pas cité d'exemples précis d’initiatives de développement mises en oeuvre sans la participation des membres de la communauté Ogiek ni d'exemples d’initiatives de développement qui n’ont pas du tout été mises en oeuvre, ni dans quelles circonstances les Ogiek ont fait l’objet de discrimination dans l’exercice de leur droit de jouir des fruits du développement. Il soutient qu’en l’espèce, la Requérante n’a pas démontré en quoi l'État défendeur a manqué à son obligation de promouvoir des initiatives de développement en faveur des Ogiek ni comment ceux-ci ont été victimes de discrimination et ont été exclus du processus de mise en oeuvre des initiatives de développement.

206. L'État défendeur soutient que son programme de développement est guidé à la fois par la volonté et la détermination de son Gouvernement et par ses lois. Concernant le processus consultatif préalable aux initiatives de développement dans la forêt de Mau, le Défendeur affirme que les consultations peuvent être menées de diverses manières. Il fait valoir qu'en l'espèce et conformément à l’article 1(2) de la Constitution kenyane, des consultations ont eu lieu avec les représentants démocratiquement élus des Ogiek dans la région et que l’État a adopté une démarche participative qui a associé plusieurs groupes de travail en vue d'examiner les cadre et rapports juridiques applicables à la situation, en prenant en considération les avis des populations. Enfin, l’État défendeur fait valoir que son programme de développement, à savoir "Vision 2030", ses diverses allocations budgétaires ainsi que sa Constitution (article 10(2)) prévoient que les critères fondamentaux de la gouvernance incluent l'équité, la participation, la responsabilité et la transparence. Il soutient qu'il incombe à la Requérante de démontrer que tous ces instruments sont incompatibles avec le développement, et plus précisément celui de la communauté Ogiek.

Appréciation de la Cour

207. L’article 22 de la Charte dispose que :

« 1. Tous les peuples ont droit à leur développement économique, social et culturel, dans le respect strict de leur liberté et de leur identité, et à la jouissance égale du patrimoine commun de l’humanité.

2. Les États ont le devoir, séparément ou en coopération, d’assurer l’exercice du droit au développement ».

208. La Cour réitère la position qu’elle a exprimée plus haut au sujet de l'article 21 de la Charte, à savoir que le terme «peuples» couvre toutes les populations en tant qu'élément constitutif d'un État. En tant que partie intégrante de l’État, ces populations ont droit au développement social, économique et culturel. En conséquence la population Ogiek peut prétendre au droit au développement inscrit à l’article 22 de la Charte.

209. La Cour considère que l'article 22 de la Charte devrait être lu à la lumière de l'article 23 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits de l'homme qui dispose que :
« Les peuples autochtones ont le droit de définir et d’élaborer des priorités et des stratégies en vue d’exercer leur droit au développement. En particulier, ils ont le droit d’être activement associés à l’élaboration et à la définition des programmes de santé, de logement et d’autres programmes économiques et sociaux les concernant, et, autant que possible, de les administrer par l’intermédiaire de leurs propres institutions ».

210. En l'espèce, la Cour rappelle que les Ogiek ont été expulsés de la forêt de Mau par le Défendeur, sans avoir été réellement consultés. Les expulsions ont eu des incidences négatives sur leur développement économique, social et culturel. Ils n'ont pas non plus été activement associés à l'élaboration et la définition des programmes de santé, de logement et d’autres programmes économiques et sociaux les concernant.

211. La Cour conclut donc que le Défendeur a violé l'article 22 de la Charte.

I. Violation alléguée de l’article 1 de la Charte

Arguments de la Requérante

212. La Requérante demande instamment à la Cour d'appliquer sa propre jurisprudence63 et celle de la Commission64 relativement à l'article 1 de la Charte, qui est de considérer qu’en cas de constat de violation par le Défendeur de l'un quelconque ou de tous les autres articles invoqués, celui-ci est également réputé avoir violé les dispositions de l'article 1.

Arguments du Défendeur

213. Le Défendeur n’a avancé aucun argument relativement à la violation alléguée de l’article 1 de la Charte.

Appréciation de la Cour

214. L'article 1 de la Charte dispose que:

« Les États membres de l'Organisation de l'Unité Africaine parties à la présente Charte reconnaissent les droits, les devoirs et les libertés consacrés dans la présente Charte et s'engagent à adopter des mesures législatives ou autres pour les appliquer ».

215. La Cour relève que l'article 1 de la Charte impose aux États parties l'obligation de prendre toutes les mesures législatives, exécutives ou autres nécessaires pour reconnaître et appliquer les droits et les libertés consacrés dans la Charte.

216. En l’espèce, la Cour fait observer qu’en promulguant sa Constitution en 2010, la loi n°34 sur la conservation et la gestion des forêts et la loi n°27 de 2016 sur les terres communautaires, le Défendeur a pris quelques des mesures législatives pour assurer le respect des droits et libertés protégés par la Charte. Cependant, ces lois ont été promulguées à une date relativement récente. Le Défendeur n’a pas non plus reconnu aux Ogiek le statut de tribu distincte, comme il l’a fait pour d'autres groupes semblables, leur refusant ainsi l’accès à leurs terres dans la forêt de Mau, en violation de leurs droits au titre des articles 2, 8, 14, 17 (2) et (3), 21 et 22. En plus de ces lacunes législatives, le Défendeur n'a pas démontré qu'il a pris d'autres mesures pour donner effet à ces droits.

217. Compte tenu de ce qui précède, le Défendeur a violé l'article 1 de la Charte, pour n’avoir pas pris de mesures législatives et autres mesures appropriées pour donner effet aux droits consacrés aux articles 2, 8, 14, 17(2) et (3), 21 et 22 de la Charte.

VIII. MESURES DE RÉPARATION

Arguments de la Requérante

218. La Requérante fait valoir que les mesures telles que la restitution, l’indemnisation, la satisfaction équitable et les garanties de non-répétition seraient les plus indiquées pour remédier aux violations subies du fait des actes et omissions de la part du Défendeur.

219. S'agissant de la restitution, la Requérante fait valoir que les Ogiek ont droit à la restitution de leurs terres ancestrales après un processus de délimitation, de démarcation et d’attribution de titres de propriété par les autorités publiques compétentes. Pour ce qui est de l'indemnisation, la Requérante soutient que les Ogiek devraient recevoir une compensation suffisante pour toutes les pertes subies. En ce qui concerne la réparation et les garanties de non-répétition, la Requérante demande instamment à la Cour d'adopter des mesures, y compris la pleine reconnaissance des Ogiek en tant que peuple autochtone du Kenya; la remise en état des infrastructures économiques et sociales; la reconnaissance de la responsabilité du Défendeur dans un délai d’un an à compter de la date de l’arrêt; la publication du résumé officiel de l’arrêt dans un média de grande couverture dans la région où vit la communauté; ainsi que la création d'un Forum national de réconciliation pour rechercher des solutions à long terme aux conflits.

Arguments du Défendeur

220. Sur la question de la restitution, le Défendeur affirme que le complexe forestier de Mau est strictement une réserve naturelle et que l’État a l'obligation d'en assurer la protection et la conservation pour le bénéfice de l'ensemble de ses citoyens en vertu de sa législation nationale et de la Convention africaine sur la conservation de la nature et des ressources naturelles.

221. En ce qui concerne l'indemnisation, le Défendeur soutient que les Ogiek ont adopté des modes de vie modernes et ne dépendent plus de la chasse et de la cueillette pour leur subsistance à long terme. Ils ne sauraient donc pas prétendre avoir subi des pertes économiques dues à des occasions manquées. Le Défendeur rappelle que l'expulsion des Ogiek de la forêt de Mau a été faite dans le respect de ses obligations nationales et internationales et que, de ce fait, la question de l'indemnisation ne se pose pas, autrement, les États seront submergés de demandes d’indemnisation dans le cadre du respect des obligations découlant des instruments internationaux auxquels ils ont adhéré ou qu’ils ont ratifiés.

Appréciation de la Cour

222. Le pouvoir de la Cour en matière de réparation est précisé à l'article 27(1) du Protocole, qui dispose que: « si la Cour conclut qu’il y a eu violation d’un droit de l'homme et des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ». En outre, conformément à l'article 63 de son Règlement intérieur, « la Cour statue sur la demande de réparation introduite en vertu de l’article 34(5) du présent Règlement intérieur, dans l’arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l’homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».

223. La Cour décide qu'elle statuera sur toutes les autres formes de réparation dans un arrêt séparé, en tenant compte des observations supplémentaires des parties.

IX. FRAIS DE PROCÉDURE

224. Ni la Requérante ni le Défendeur n'ont fait de demande à cet égard.

225. La Cour relève que l’article 30 de son Règlement intérieur dispose que « [à] moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».

226. La Cour statuera sur la question des frais de procédure lorsqu’elle se prononcera sur les autres formes de réparation.

227. Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité :

Sur la compétence

i) Rejette l’exception d’incompétence matérielle de la Cour pour connaître de la requête ;

ii) Rejette l’exception d’incompétence personnelle de la Cour pour connaître de la requête ;

iii) Rejette l’exception d’incompétence temporelle de la Cour pour connaître de la requête ;

iv) Déclare qu’elle est compétente pour connaître de la requête.

Sur la recevabilité

i) Rejette l’exception d’irrecevabilité de la requête tirée du fait que l’affaire est pendante devant la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples ;

ii) Rejette l’exception d’irrecevabilité de la requête tirée de l’omission par la Cour de procéder à un examen préliminaire de la recevabilité de la requête ;

iii) Rejette l’exception d’irrecevabilité de la requête tirée du fait que l’auteur de la requête n’est pas la partie lésée dans la plainte ;

iv) Rejette l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes ;

v) Déclare la requête recevable.

Sur le fond

i) Dit que le Défendeur a violé les articles 1, 2, 8, 14, 17 (2) et (3), 21 et 22 de la Charte.

ii) Dit que le Défendeur n’a pas violé l’article 4 de la Charte.

iii) Ordonne au Défendeur de prendre toutes les mesures nécessaires dans un délai raisonnable pour remédier aux violations constatées et de faire rapport à la Cour sur les mesures prises, dans un délai de six (6) mois à compter de la date du présent arrêt.

iv) Réserve sa décision sur les réparations ;

v) Accorde à la Requérante un délai de 60 jours, à compter de la date du présent arrêt, pour déposer ses observations sur les réparations, et au Défendeur un délai de 60 jours, à compter de la date de réception des observations de la Requérante sur les réparations et les frais de procédure, pour déposer sa réponse.

Fait à Arusha, ce vingt-sixième jour du mois de mai de l’an deux mille dix-sept en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.

Ont signé :

Sylvain ORÉ, Président

Gérard NIYUNGEKO, Juge

Augustino S.L. RAMADHANI, Juge

Duncan TAMBALA, Juge

Elsie N. THOMPSON, Juge

El Hadji GUISSÉ, Juge

Rafâa BEN ACHOUR, Juge

Solomy B. BOSSA, Juge

Ângelo V. MATUSSE, Juge et

Robert ENO, Greffier

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