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AFRICAN UNION |
UNION AFRICAINE |
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UNIÃO AFRICANA |
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AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS |
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COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES |
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AFFAIRE
NIYONZIMA AUGUSTINE
C.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE No 058/2016
ARRÊT
13 JUIN 2023
SOMMAIRE
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS 4
A. Sur l’exception d’incompétence matérielle 6
B. Sur les autres aspects de la compétence 9
VI. SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE 10
A. Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes 11
B. Sur l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable 15
C. Sur les autres conditions de recevabilité 17
i. Allégation relative au défaut d’assistance judiciaire gratuite 18
ii. Allégation relative au défaut d’information de l’ambassade du Rwanda par l’État défendeur 21
iii. Allégation relative à l’appréciation erronée des éléments de preuve 25
iv. Allégation relative à la preuve des faits au-delà de tout doute raisonnable 28
ii. Préjudice matériel subi par les victimes indirectes 33
B. Réparations non pécuniaires 36
IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 38
La Cour, composée de : Blaise TCHIKAYA, Vice-président ; Ben KIOKO, Rafaâ BEN ACHOUR, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Stella I. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA, Modibo SACKO et Dennis D. ADJEI – Juges ; et de Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement intérieur de la Cour1 (ci-après désigné « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD, Présidente de la Cour, de nationalité tanzanienne, s’est récusée.
En l’affaire
Niyonzima AUGUSTINE
représenté par :
Me Majura Muhammadou E. MAJURA,
contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
représentée par :
Dr Boniphace Nalija LUHENDE, Solicitor General
Mme Sarah Duncan MWAIPOPO, Deputy Solicitor General
Mme Nkasori SARAKIKYA, directrice adjointe, Droits de l’homme, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney General ;
Richard Kilanga, Senior State Attorney, Cabinet de l’Attorney General ; et
Mme Blandina KASAGAMA, Juriste, ministère des Affaires étrangères, de la Coopération est-africaine, régionale et internationale.
après en avoir délibéré,
rend le présent Arrêt :
LES PARTIES
Le sieur Niyonzima Augustine, (ci-après dénommé le « Requérant ») est un ressortissant rwandais qui, au moment du dépôt de la présente Requête, purgeait une peine de trente (30) ans de réclusion à la prison centrale de Butimba pour viol. Il allègue la violation de son droit à un procès équitable dans le cadre des procédures judiciaires nationales.
La Requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommée « l’État défendeur »), qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée la « Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Elle a également déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole (ci-après désignée « la Déclaration »), par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d’individus et d’organisations non gouvernementales (ci-après désignée la « Déclaration »). Le 21 novembre 2019, l’État défendeur a déposé auprès du Président de la Commission de l’Union africaine un instrument de retrait de sa Déclaration. La Cour a décidé que le retrait de la Déclaration n’avait aucune incidence sur les affaires pendantes, ni sur les nouvelles affaires introduites devant elle avant sa prise d’effet, à savoir le 22 novembre 2020.2
OBJET DE LA REQUÊTE
Faits de la cause
Il ressort du dossier que le 4 novembre 2010, vers 18 heures, au ranch de Kikurula, dans le district de Karagwe, région de Kagera, le Requérant a été arrêté puis mis en accusation pour viol sur mineur devant le tribunal de district de Karagwe sis à Kayanga, dans l’affaire pénale n° 49 de 2010.
Condamné, le 18 août 2011, à vingt (20) ans de réclusion, il a interjeté appel de ce jugement devant la Haute Cour de Tanzanie à Bukoba. Le 12 octobre 2015, dans l’affaire pénale n° 31 de 2015, la Haute Cour a confirmé le jugement sur la culpabilité mais a aggravé la peine à trente (30) ans de réclusion.
Le Requérant a interjeté un nouvel appel devant la Cour d’appel de Tanzanie, siégeant à Bukoba, pour contester l’intégralité de cet arrêt. Le 20 février 2016, dans l’appel pénal n° 483 de 2015, la Cour d’appel a confirmé l’arrêt de la Haute Cour.
Violations alléguées
Le Requérant allègue la violation, par l’État défendeur, de son droit à un procès équitable, garanti par l’article 7(1)(c) de la Charte et l’article 13 de la Constitution. À cet égard, il allègue que :
L’État défendeur ne lui a pas fourni une assistance judiciaire durant son procès ;
L’État défendeur a omis d’informer l’ambassadeur du Rwanda en République-Unie de Tanzanie de son arrestation et de son incarcération ;
Les juridictions de l’État défendeur n’ont pas tenu compte des facteurs ci-après, lors de l’évaluation des éléments de preuve : incohérences entre les dépositions des témoins à charge et les preuves produites par le ministère public, admission de preuves par indices produites par les membres de la famille de la victime et incapacité à établir de manière irréfutable l’âge de la victime ;
Les juridictions de l’État défendeur n’ont pas pu établir, au-delà de tout doute raisonnable, les faits qui lui étaient reprochés.
RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
La Requête a été reçue au Greffe le 28 novembre 2016 et communiquée à l’État défendeur.
Lors de sa 46e session ordinaire,3 la Cour a examiné et fait droit à la demande d’assistance judiciaire du Requérant dans le cadre du programme d’assistance judiciaire gratuite de la Cour. La décision de la Cour a été signifiée aux Parties le 2 mai 2018.
Les Parties ont déposé leurs conclusions sur le fond et les réparations après plusieurs prorogations de délai accordées par la Cour.
Les débats ont été clôturés le 16 novembre 2021 et les Parties en ont reçu notification.
DEMANDES DES PARTIES
En ce qui concerne la compétence, la recevabilité, le fond et les réparations, le Requérant demande à la Cour de :
Se déclarer compétente pour connaître de l’affaire ;
Déclarer la Requête recevable ;
Lui accorder une assistance judiciaire gratuite ;
Dire et juger que l’État défendeur a violé son droit à un procès équitable ;
Ordonner l’annulation des décisions de condamnation prononcées à son encontre par les juridictions internes et ordonner sa mise en liberté ;
Faire droit à sa demande de compensation financière, formulée au paragraphe VII de son mémoire sur les réparations ;
Appliquer le principe de proportionnalité lors de l’examen des réparations à accorder ;
Ordonner à l’État défendeur de prendre des mesures visant à garantir la non-répétition de cette violation contre le Requérant ; et
Ordonner toute autre mesure que la Cour jugera nécessaire.
Sur la compétence, la recevabilité et le fond, l’État défendeur demande à la Cour de :
Constater que le Requérant n’a pas invoqué la compétence de la Cour et rejeter la Requête ;
Constater que la Requête du Requérant n’a pas rempli les conditions de recevabilité énoncées aux paragraphes 5 et 6 de la règle 40 du Règlement de la Cour, déclarer sa requête irrecevable et la rejeter en conséquence ;
Dire et juger que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte ;
Dire et juger que l’État défendeur n’a pas violé l’article 13(1) de la Constitution ;
Dire que les décisions de condamnation pour viol, prononcées à l’encontre du Requérant par les juridictions internes, sont légales ; et
Mettre les frais de procédure à la charge du Requérant.
L’État défendeur n’a pas conclu sur les réparations.
SUR LA COMPÉTENCE
La Cour relève que l’article 3 du Protocole est ainsi libellé :
La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés.
En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide.
Aux termes de la règle 49(1) du Règlement, la Cour doit, dans chaque requête, procéder à un examen préliminaire de sa compétence et statuer sur les éventuelles exceptions qui s’y rapportent.4
La Cour relève qu’en l’espèce, l’État défendeur soulève une exception d’incompétence matérielle. La Cour va se prononcer sur ladite exception (A) avant d’examiner, si nécessaire, les autres aspects de sa compétence (B).
Sur l’exception d’incompétence matérielle
L’État défendeur fait valoir, premièrement, que la Cour n’a pas compétence pour examiner ou apprécier les éléments de preuve produits au cours de la procédure concernant le Requérant devant les juridictions internes. Il soutient que le traitement des questions relatives aux preuves relève plutôt des juridictions internes, conformément à la loi sur les Magistrate Courts, CAP 11 R.E 2002. Le fait qu’il ait ratifié la Charte et le Protocole, et déposé la Déclaration ne confère pas à la Cour compétence pour examiner des allégations d’incohérences au niveau des preuves produites dans le cadre des procédures internes. En outre, tout individu qui se sent lésé par une décision de sa Cour d’appel ne devrait pas automatiquement contester cette décision devant la Cour de céans.
L’État défendeur fait valoir, deuxièmement, que le Requérant a interjeté appel du jugement du tribunal de district devant la Haute Cour et enfin devant la Cour d’appel, qui a examiné les dossiers du tribunal de district et a rejeté son appel. L’État défendeur en conclut qu’il ne peut être demandé à la Cour de céans d’examiner, de nouveau, cette affaire en agissant comme une juridiction de première instance ou d’appel sur des questions qui relèvent de la compétence des tribunaux internes. Selon l’État défendeur, en pareille occurrence, la Cour examinerait les lois pénales de l’État défendeur plutôt que de s’en tenir aux dispositions de la Charte, des instruments relatifs aux droits de l’homme énoncés à l’article 3(1) du Protocole et à la règle 26 du Règlement.
Citant la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Ernest Francis Mtingwi c. Malawi, l’État défendeur affirme que la Cour n’a pas compétence pour examiner, en appel, des recours concernant des affaires déjà tranchées par les juridictions internes, régionales ou par des juridictions similaires.
En ce qui concerne les allégations de violations de l’article 13(1) de la Constitution, l’État défendeur fait valoir que la Cour de céans n’est pas compétente pour examiner ses actions ou omissions, la juridiction compétente, en la matière, étant la Haute Cour de Tanzanie, comme le prévoit l’article 30(3) de la Constitution ainsi que les articles 4 et 9(1) de la loi sur les droits et devoirs fondamentaux. L’État défendeur demande, par conséquent, à la Cour de se déclarer incompétente.
*
Le Requérant conteste les arguments de l’État défendeur selon lesquels la Cour n’est pas compétente pour connaître de sa Requête. Il affirme que la compétence de la Cour est établie pour autant que la Requête allègue la violation de droits fondamentaux garantis par la Constitution, la Charte et d’autres instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme auxquels cet État est partie. Le Requérant rappelle également que l’État défendeur a ratifié le Protocole et déposé la Déclaration.
Le Requérant fait valoir, en outre, que les dispositions auxquelles se réfère l’État défendeur, à savoir l’article 30(3) de la Constitution et l’article 4 de la loi sur les droits et devoirs fondamentaux, sont relatives à la possibilité de saisir la Haute Cour pour obtenir réparation. Il affirme avoir déjà suivi cette procédure jusqu’à la Cour d’appel.
***
La Cour note que sur le fondement de l’article 3(1) du Protocole, elle est compétente pour connaître de « toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie, concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du […] Protocole et de tout autre instrument relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ».5
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « elle n’est pas une juridiction d’appel des décisions rendues par les juridictions nationales ».6 Toutefois, « cela ne l’empêche pas d’examiner les procédures pertinentes devant les juridictions nationales pour déterminer si elles sont conformes à la Charte ou à tout autre instrument des droits de l’homme ratifié par l’État concerné ».7 La Cour ne statuerait donc pas comme une juridiction d’appel si elle devait examiner les allégations du Requérant, au seul motif qu’elles sont relatives à l’appréciation des éléments de preuve. La Cour rejette, en conséquence, l’exception soulevée par l’État défendeur, à cet égard.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de la présente Requête.
Sur les autres aspects de la compétence
La Cour note que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’est pas contestée par l’État défendeur. Néanmoins, conformément à la règle 49(1) du Règlement,8 elle doit s’assurer que tous les aspects de sa compétence sont remplis avant de procéder à l’examen de la Requête.
En ce qui concerne sa compétence personnelle, la Cour rappelle, comme indiqué au paragraphe 2 du présent Arrêt, que l’État défendeur est partie au Protocole et a déposé la Déclaration. Le 21 novembre 2019, il a déposé un instrument de retrait de sa Déclaration.
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le retrait de la Déclaration n’a pas d’effet rétroactif sur les affaires pendantes au moment du dépôt de l’instrument de retrait, ni aucune incidence sur les nouvelles affaires déposées avant que ledit retrait ne prenne effet. Étant donné qu’un tel retrait prend effet douze (12) mois après le dépôt de l’instrument y relatif, en l’espèce, le 22 novembre 2020,9 il n’a donc aucune incidence sur la présente Requête, introduite avant cette date. Au regard de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence personnelle.
S’agissant de sa compétence temporelle, la Cour note que les violations alléguées se sont produites après la ratification de la Charte, du Protocole et le dépôt de la Déclaration par l’État défendeur.
Quant à sa compétence territoriale, la Cour note que les violations alléguées par le Requérant se sont produites sur le territoire de l’État défendeur. Dans ces circonstances, la Cour considère que sa compétence territoriale est établie.
Au regard de tout ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente Requête.
SUR LA RECEVABILITÉ DE LA REQUÊTE
En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « [l]a Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
Conformément à la règle 50(1) du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen de la recevabilité des requêtes introduites devant elle conformément aux articles 56 de la Charte et 6, alinéa 2 du Protocole, et au présent Règlement ».10
La Cour note que la règle 50(2) du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, est ainsi libellée :
Les Requêtes déposées devant la Cour doivent remplir toutes les conditions ci-après :
Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées par les États concernés, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des dispositions de la Charte.
L’État défendeur soulève deux exceptions d’irrecevabilité tirées du non-épuisement des recours internes et du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable. La Cour va donc statuer sur lesdites exceptions (A) avant de se prononcer, si nécessaire, sur les autres conditions de recevabilité (B).
Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes
L’État défendeur soutient que le Requérant n’a pas rempli la condition de recevabilité prévue à la règle 50(2)(e) du Règlement, dans la mesure où il n’a pas épuisé les recours internes avant d’introduire sa Requête devant la Cour de céans.
L’État défendeur fait valoir, à cet effet, que la juridiction de première instance, à savoir le tribunal de district de Karagwe, a rendu sa décision le 19 août 2011. S’estimant lésé par cette décision, le Requérant a interjeté appel devant la Haute Cour qui, le 12 octobre 2015, dans l’affaire n° 31 de 2015, a rendu son arrêt contre lequel le Requérant a interjeté un autre appel devant la Cour d’appel. Le 20 février 2016, cette juridiction a rendu son arrêt, dans l’affaire n° 483 de 2015. L’État défendeur affirme, en outre, que la Haute Cour a confirmé la décision du Tribunal de district. Cependant, elle a substitué à la peine de (20) ans d’emprisonnement à laquelle le Requérant avait été initialement condamné, la peine obligatoire de 30 ans de réclusion. L’État défendeur ajoute que la Cour d’appel a rejeté le recours du Requérant et a, donc, confirmé la décision de la Haute Cour.
L’État défendeur fait valoir que l’allégation de violation de l’article 7(1)(c) de la Charte et de l’article 13 de sa Constitution est un grief totalement nouveau qui n’a jamais été soulevé devant les juridictions internes. En outre, l’État défendeur soutient que si le Requérant avait estimé que son droit de bénéficier de l’assistance d’un défenseur de son choix était entravé par le tribunal de district, il aurait dû en faire état devant le même tribunal qui aurait alors renvoyé l’affaire devant la Haute Cour pour examen, conformément à l’article 9 de la loi sur les droits et devoirs fondamentaux.
Par ailleurs, pour l’État défendeur, le fait que le Requérant n’ait pas introduit un recours en inconstitutionnalité devant la Haute Cour de Tanzanie est la preuve qu’il ne lui a pas donné l’occasion de répondre aux griefs concernant son système juridique national. Citant la jurisprudence de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Commission ») dans la communication n° 0263/02 - Commission internationale des juristes, Section du Kenya, Law Society, Kituo cha Sheria c. Kenya et Communication n° 333/206 - Sahrington et autres c. Tanzanie, il fait valoir qu’il s’agit d’un principe de droit international selon lequel un État doit avoir la possibilité de réparer un préjudice allégué dans le cadre de son système juridique interne avant que celui-ci ne soit traité au niveau international. À titre subsidiaire, l’État défendeur soutient que si la Cour devait juger que le Requérant a épuisé les recours internes, une telle décision ne devrait pas être interprétée par celui-ci comme une invitation à la saisir d’une affaire sans réelle cause.
L’État défendeur soutient donc que le Requérant ne peut et ne doit pas être réputé avoir épuisé les recours internes.
*
Le Requérant fait valoir qu’après sa condamnation par le tribunal de première instance, il a interjeté appel de cette décision devant la Haute Cour et la Cour d’appel, sans succès. Il estime que les arguments avancés par l’État défendeur sont illogiques et ne reposent sur aucune jurisprudence.
Le Requérant réfute, spécifiquement, l’affirmation de l’État défendeur selon laquelle seule la Haute Cour de l’État défendeur est compétente pour connaître des violations alléguées découlant de la dérogation à l’article 13(1) de la Constitution de l’État défendeur de 1977 et à l’article 4 de la loi sur les droits et devoirs fondamentaux, et non la Cour. Il réaffirme qu’il est innocent et devrait être remis en liberté.
Le Requérant affirme que les juridictions internes auraient dû juger son affaire en conformité avec les lois et règles applicables. Il fait valoir qu’en ne l’ayant pas fait, l’État défendeur n’a pas rendu la justice.
***
La Cour note que, conformément à l’article 56(5) de la Charte, dont les dispositions sont reprises à la règle 50(2)(e) du Règlement, toute requête introduite devant elle doit satisfaire à l’exigence de l’épuisement des recours internes, sauf s’ils sont indisponibles, inefficaces et insuffisants ou que la procédure interne ne se prolonge de façon anormale.11
En l’espèce, la Cour relève que le recours du Requérant devant la Cour d’appel, organe judiciaire suprême de l’État défendeur, a été tranché par arrêt le 20 février 2016.
La Cour réitère sa jurisprudence, selon laquelle :
… lorsqu’une violation alléguée des droits de l’homme se produit au cours de la procédure judiciaire interne, les juridictions internes ont ainsi l’occasion de se prononcer sur d’éventuelles violations des droits de l’homme. En effet, les violations alléguées des droits de l’homme font partie du faisceau de droits et de garanties qui étaient liés à la procédure devant les juridictions internes ou qui en constituaient le fondement. Dans une telle situation, il ne serait pas raisonnable d’exiger des Requérants qu’ils introduisent une nouvelle Requête devant les juridictions internes pour demander réparation de ces griefs.12
La Cour observe qu’en l’espèce, les allégations du Requérant portent sur « le faisceau de droits et de garanties » relatif au droit à un procès équitable qui ont conduit à son appel, et qu’il n’était donc pas nécessaire pour lui de retourner devant la Haute Cour.13 Elle note, en outre, que l’État défendeur avait la possibilité de remédier aux éventuelles violations des droits de l’homme devant les juridictions internes, mais qu’il ne l’a pas fait.
En ce qui concerne le dépôt d’un recours en inconstitutionnalité devant la Haute Cour, comme le prévoit l’article 13 de la Constitution, la Cour a déjà jugé que, dans le système judiciaire tanzanien, ce recours est un recours extraordinaire que le Requérant n’est pas tenu d’épuiser avant de la saisir .14
Au vu de ce qui précède, la Cour considère que le Requérant a épuisé les recours internes prévus à l’article 56(5) de la Charte et à la règle 50(2)(e) du Règlement. Elle rejette donc l’exception de l’État défendeur tirée du non-épuisement desdits recours.
Sur l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable
L’État défendeur fait valoir que du fait du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable après épuisement des recours internes, la Cour devrait la rejeter au motif qu’elle n’a pas satisfait aux exigences de la règle 40(6) du Règlement. Elle affirme que l’arrêt de la Cour d’appel a été rendu le 20 février 2016, alors que le Requérant n’a saisi la Cour de céans que huit (8) mois plus tard, à savoir le 18 octobre 2016.
L’État défendeur fait valoir que la Cour n’a certes pas fourni de définition spécifique du délai raisonnable, mais d’autres mécanismes régionaux tels que la Cour européenne des droits de l’homme et la Commission ont adopté une période de six (6) mois comme délai raisonnable pour introduire des requêtes. Il invoque à cet égard l’affaire Michael Majuru c. Zimbabwe.
L’État défendeur fait valoir que le délai de huit (8) mois observé par le Requérant avant de saisir la Cour n’est pas justifié, et que sa Requête doit donc être rejetée.
*
Pour sa part, le Requérant soutient que le délai raisonnable n’est pas défini dans le Règlement de la Cour. Il en déduit que le délai raisonnable doit faire l’objet d’une interprétation large comme étant le délai qui est raisonnablement nécessaire, commode et convenable pour poser les actes qu’il faut, lorsque les circonstances le permettent. Fort de ce qui précède, le Requérant estime que sa Requête a été déposée dans un délai raisonnable et devrait être déclarée recevable par la Cour.
***
La Cour note que ni la Charte, ni le Règlement ne précisent le délai dans lequel les requêtes doivent être déposées, après épuisement des recours internes. L’article 56(6) de la Charte et la règle 50(2)(f) du Règlement indiquent simplement que les requêtes doivent être déposées « … dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ».
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle : « … le caractère raisonnable du délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire … ».15 Comme la Cour l’a affirmé dans sa jurisprudence constante, la charge de la preuve du le caractère raisonnable du délai en cause incombe aux Requérants.16
Nonobstant ce qui précède, la Cour a estimé que le délai pour introduire une requête devant elle est manifestement raisonnable lorsqu’il est relativement court. En pareille hypothèse, l’exigence de démontrer le caractère raisonnable du délai ne s’applique pas.17
En l’espèce, la Cour observe que, dans l’appel pénal n° 483 de 2015, l’arrêt de la Cour d’appel a été rendu le 20 février 2016 et que le Requérant a déposé la présente requête, neuf (9) mois et huit (8) jours plus tard, c’est-à-dire le 28 novembre 2016.
En l’espèce, la Cour estime que ce délai est manifestement raisonnable, au sens de l’article 56(6) de la Charte. La Cour rejette, en conséquence, l’exception d’irrecevabilité tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable.
Sur les autres conditions de recevabilité
La Cour constate que le respect des conditions énoncées à l’article 50(2)(a), (b), (c), (d) et (g) du Règlement ne fait l’objet d’aucune contestation. Néanmoins, elle est tenue de s’assurer que ces conditions sont remplies.
La Cour relève qu’il ressort du dossier que le Requérant a été clairement identifié, conformément à la règle 50(2)(a) du Règlement.
La Cour relève que les griefs formulés par le Requérant visent à protéger ses droits garantis par la Charte. Elle note également que l’un des objectifs de l’Union africaine, tel qu’énoncé à l’article 3(h) de son Acte constitutif, est la promotion et la protection des droits de l’homme et des peuples. En outre, aucun élément du dossier n’indique que la Requête est incompatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine. La Cour en conclut que la Requête satisfait à l’exigence de la règle 50(2)(b) du Règlement.
La Cour note, en outre, que la Requête ne contient pas de termes outrageants ou insultants à l’égard de l’État défendeur. Elle est donc conforme à la règle 50(2)(c) du Règlement.
La Requête n’est pas fondée exclusivement sur des nouvelles diffusées par des moyens de communication de masse. Elle est plutôt fondée sur des documents judiciaires, ce qui rend la Requête conforme à la règle 50(2)(d) du Règlement.
Enfin, la Requête ne se rapporte pas à une affaire qui a déjà été réglée par les Parties conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l’Union africaine. Elle est donc conforme à la règle 50(2)(g) du Règlement.
La Cour constate donc que toutes les conditions de recevabilité sont réunies et que la présente Requête est recevable.
SUR LE FOND
Le Requérant allègue la violation, par l’État défendeur, de ses droits à un procès équitable garantis par l’article 7(1)(c) de la Charte et l’article 13 de la Constitution, au moyen que l’État défendeur :
ne lui a pas fourni d’assistance judiciaire durant les procédures nationales ;
n’a pas informé l’ambassadeur du Rwanda de son arrestation et de son incarcération ;
n’a pas tenu compte des facteurs suivants dans son évaluation des éléments de preuve : incohérences entre les témoins du ministère public et les éléments de preuve versés au dossier, admission des preuves par indice produites par les membres de la famille de la victime, et incapacité de prouver de manière irréfutable l’âge de la victime ; et
n’a pas démontré que les charges qui pesaient sur lui étaient établies au-delà de tout doute raisonnable.
Conformément à sa jurisprudence, la Cour souligne qu’elle n’applique pas la législation interne pour déterminer si un État a violé les dispositions de la Charte ou à tout autre instrument relatif aux droits de l’homme qu’il a ratifié.18 Elle examinera donc la violation alléguée, non pas de l’article 13(1) de la Constitution, mais plutôt de l’article 7(1)(c) de la Charte.
Allégation relative au défaut d’assistance judiciaire gratuite
Le Requérant fait valoir qu’il n’a pas bénéficié d’assistance judiciaire durant son procès alors qu’il est étranger. Il affirme que, par voie de conséquence, ses droits ont été violés.
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L’État défendeur soutient que les lois tanzaniennes ne prévoient pas le bénéfice de l’assistance judiciaire gratuite d’office pour les cas de viol. Toute personne poursuivie qui souhaite être représentée par un avocat doit introduire une demande d’assistance judiciaire et chaque affaire est évaluée au cas par cas. De plus, il ne résulte pas du dossier de la procédure nationale que le Requérant avait besoin d’une assistance judiciaire.
L’État défendeur affirme que l’assistance judiciaire peut être accordée devant la Cour d’appel comme prévu par prévu la Règle 31, Partie II du Règlement de la Cour d’appel de Tanzanie de 2009. Ainsi, il soutient que les allégations du Requérant sont erronées, étant donné que le Gouvernement a toujours considéré ses citoyens comme égaux devant la loi, leur a accordé des droits sans discrimination et a promu et protégé leur droit à l’égalité devant la loi.
En conclusion, l’État défendeur déclare qu’il s’est engagé à protéger les droits de l’homme prévus par la Charte. À cette fin, il a adopté des mesures législatives, y compris la promulgation de la loi sur l’assistance judiciaire (procédures pénales) Cap 21 du Recueil des Lois, qui prévoit l’une assistance judiciaire gratuite au profit des personnes poursuivies qui sont indigentes. Cette loi a été promulguée au moment où l’action pénale visant le Requérant a été intentée.
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L’article 7(1)(c) de la Charte prévoit que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend « le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ».
La Cour a interprété l’article 7(1)(c) de la Charte à la lumière de l’article 14(3)(d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP),19 et a conclu que le droit à la défense inclut le droit de bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite.20
La Cour a constamment considéré que lorsque des personnes indigentes sont poursuivies pour des infractions passibles de lourdes peines, une assistance judiciaire gratuite doit leur être fournie de plein droit.21 De plus, la Cour a conclu que l’obligation de faire bénéficier une assistance judiciaire gratuite aux personnes indigentes poursuivies pour des infractions passibles d’une peine lourde s’applique tant en première instance qu’en appel.22
La Cour note que le Requérant est un étranger poursuivi pour viol, une infraction passible d’au moins trente (30) ans de réclusion. Il ressort du dossier que le Requérant n’a pas été informé de son droit à une assistance judiciaire gratuite dans le cas où il ne serait pas en mesure de s’offrir les services d’un avocat. La Cour observe, en outre, que l’État défendeur n’a pas contesté l’allégation du Requérant selon laquelle il est indigent.
La Cour est d’avis que dans l’intérêt de la justice, le Requérant aurait dû bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite compte tenu, non seulement, du fait qu’il est étranger et indigent, mais également du fait de la gravité de la peine encourue pour cette infraction. En outre, dans sa jurisprudence constante, que l’accusé doit bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite de plein droit. En conséquence, la Cour rejette, conformément à sa jurisprudence constante,, l’argument selon lequel l’assistance judiciaire gratuite n’est accordée qu’en fonction de la disponibilité des ressources.23
Au regard de ce qui précède, la Cour considère que l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la Charte, lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP pour n’avoir pas fait bénéficier au Requérant une assistance judiciaire gratuite devant les juridictions internes.
Allégation relative au défaut d’information de l’ambassade du Rwanda par l’État défendeur
Le Requérant affirme qu’il est un ressortissant rwandais dont les droits ont été violés du fait que l’État défendeur n’a pas informé l’ambassade du Rwanda de son arrestation et de son incarcération, le privant ainsi du bénéfice des services consulaires et de l’assistance judiciaire auxquels il avait droit. Il fait donc valoir qu’il a été « victime d’un vice de procédure qui a donné lieu à un déni de justice ».
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L’État défendeur n’a pas conclu spécifiquement sur cette allégation, mais a affirmé, de manière générale, que les droits du Requérant inscrits dans la Charte et dans la Constitution ont été pleinement respectés et protégés.
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La Cour a déjà examiné la question du droit à l’assistance consulaire et considéré que les droits découlant des dispositions de l’article 36(1) de la Convention de Vienne sur les relations consulaires (CVRC),24 sont également protégés par la Charte.25 La Cour observe que bien que la Charte et le PIDCP ne couvrent pas explicitement les questions consulaires, la CVRC, à laquelle l’État défendeur est partie, traite de celles-ci. L’article 36(1) de la CVRC26 prévoit les droits consulaires des personnes détenues et les obligations qui incombent aux États.
La Cour observe que le bénéfice de services consulaires est essentiel au respect du droit à un procès équitable des ressortissants étrangers détenus. L’article 36(1) de la CVRC exige de manière explicite des États parties qu’ils facilitent l’assistance des services consulaires aux ressortissants étrangers détenus dans leur juridiction. En conséquence, la Cour examinera, à la lumière de cet article, l’allégation selon laquelle l’État défendeur n’a pas facilité le bénéfice des services consulaires au Requérant.
La Cour note que l’article 36 de la CVRC impose une double obligation à l’État d’accueil, mais confère également au détenu des droits individuels. La première obligation est celle d’informer le Requérant de son droit à l’assistance des services consulaires et la seconde, de faciliter le bénéfice de l’assistance des services consulaires à la demande du Requérant. La seconde obligation ne peut être mise en œuvre qu’à la demande du détenu, après qu’il a été informé de son droit aux services consulaires. Par conséquent, pour statuer sur le grief du Requérant relatif au manquement par l’État défendeur à l’obligation de lui faciliter le bénéfice de services consulaires de son pays d’origine, la Cour examinera le processus selon deux étapes envisagées à l’article 36(1) de la CVRC : le droit pour le détenu de solliciter l’assistance consulaire et l’obligation pour l’État de résidence de l’informer de son droit aux services consulaires.
En ce qui concerne la première question relative à la demande de services consulaires par un détenu, la Cour reconnaît qu’une assistance consulaire rapide peut être décisive pour l’issue d’une procédure pénale, dans la mesure où elle garantit au détenu étranger la protection de son pays d’origine, en particulier en ce qui concerne l’accès aux agents consulaires, l’obtention de conseils sur ses droits constitutionnels et juridiques dans sa propre langue et de façon compréhensible, le bénéfice de conseils juridiques appropriés qui lui permettent de comprendre les conséquences juridiques du crime dont il est accusé.
En l’espèce, il ne résulte du dossier de la procédure et des autres pièces du dossier aucun élément indiquant que le Requérant a sollicité le bénéfice de services consulaires en tant qu’étranger. Néanmoins, la Cour observe que le Requérant ne peut demander à bénéficier de l’assistance des services consulaires qu’après avoir été informé par l’État défendeur de son droit à bénéficier d’une telle assistance en tant qu’étranger.
En ce qui concerne la deuxième question relative à l’obligation de l’État défendeur d’informer le Requérant, qui est un ressortissant étranger, de ses droits consulaires, la Cour estime qu’il est impératif que les garanties minimales de la justice pénale soient appliquées et interprétées conformément à la CVRC afin de garantir une procédure régulière. Ces garanties permettent au détenu de communiquer avec les autorités consulaires de l’État dont il est ressortissant et de leur demander assistance. Le détenu doit, par conséquent, être informé, avant tout, de ses droits en vertu de l’article 36(1) de la CVRC au moment de son arrestation ou avant qu’il ne fasse une quelconque déposition ou un quelconque aveu, mais également avant le début du procès.
En l’espèce, il résulte du compte-rendu des audiences que le Requérant n’avait pas été informé de son droit à bénéficier de l’assistance des services consulaires. Il ressort du procès-verbal de la police et du compte-rendu de l’audience préliminaire devant le tribunal de district que la nationalité du Requérant a été vérifiée et enregistrée, et que l’État défendeur savait donc que le détenu était un étranger accusé d’une infraction passible d’une lourde peine. L’État défendeur aurait donc dû immédiatement informer le Requérant de son droit au bénéfice de services consulaires.
La position de la Cour est également confortée par celle d’autres juridictions internationales, qui ont estimé que l’identification de l’accusé, notamment sa nationalité, est essentielle à l’administration des procédures pénales. En outre, il est du devoir de l’État qui a la garde de l’accusé de l’informer immédiatement de ses droits consulaires.27 Dans l’affaire LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), la Cour internationale de justice (CIJ) a conclu que l’État d’accueil avait violé l’article 36(1)(a) et (1)(c), qui traitent respectivement des droits mutuels de communication, en n’informant pas les détenus de leur droit aux services consulaires, du droit des fonctionnaires consulaires de rendre visite à leurs ressortissants en prison et d’organiser leur représentation juridique.28 Dans l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), la CIJ a également conclu que le Pakistan avait manqué à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 36 de la CVRC, en n’informant pas immédiatement l’Inde de l’arrestation du détenu et en n’informant pas celui-ci de ses droits consulaires, comme le prévoit l’article 36(1)(b) de la Convention.29
La Cour estime donc qu’en n’informant pas le Requérant de son droit à l’assistance des services consulaires, l’État défendeur l’a privé de la possibilité de solliciter une assistance consulaire pour faciliter sa défense, et a, ainsi, violé l’article 7(1)(c) de la Charte, lu conjointement avec l’article 36(1) de la CVRC.
Allégation relative à l’appréciation erronée des éléments de preuve
Le Requérant allègue que l’État défendeur n’a pas tenu compte des facteurs d’appréciation des preuves en ce qui concerne les incohérences entre les témoignages de l’accusation et les preuves à charge versées au dossier, mais s’est simplement appuyé sur des indices produits par les membres de la famille de la victime.
Le Requérant allègue que la preuve produite par PW1 est dénuée de fondement, dans la mesure où le certificat médical (PF3) versé au dossier comme pièce à conviction P1 a été établi le 3 novembre 2010 alors que les faits de viol ont eu lieu le 4 novembre 2010. Les éléments de preuve présentés et corroborés par les membres de la famille devant les juridictions internes n’étaient fondés que sur des déductions. Le Requérant affirme que le certificat médical a été retiré du dossier à la demande du ministère public, mais que les juridictions auraient dû prendre en compte la déposition du témoin PW5 (médecin) qui tendait à remettre en cause la thèse du viol.
Il fait également valoir que l’âge de la victime n’a été prouvé par aucun élément tel qu’un acte de naissance et qu’il s’agissait, pourtant, d’une question cruciale, qui a été ignorée par les juridictions puisqu’elles n’ont pas pris en compte l’attitude de la victime, avant et après le viol présumé. Le Requérant affirme que la victime avait consenti et qu’il ne s’agissait donc pas d’un viol comme l’a prétendu la famille de la victime. Il soutient, enfin, que la victime a cédé aux pressions de la famille en qualifiant leur rapport sexuel de viol.
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Pour sa part, l’État défendeur soutient que les juridictions nationales de jugement l’ont établi, et que, de surcroît, cette question n’a jamais été soulevée par le Requérant au cours du contre-interrogatoire. Il ajoute que, dans le paragraphe 2 de son arrêt, la Cour d’appel a conclu que « le moyen d’appel tiré de l’âge de la victime ne mérite pas que l’on s’y attarde. Il ressort clairement de l’acte d’accusation que l’appelant était poursuivi pour viol au sens de la loi et que la victime était âgée de 16 ans ».
L’État défendeur affirme que les dépositions convergentes des témoins à charge PW1, PW2, PW3 et PW4, telles que rapportées dans le procès-verbal d’audience, montrent à suffisance que la victime n’a jamais donné son consentement. L’État défendeur soutient que, selon les lois du pays, conformément à son code pénal (chapitre 16 du Recueil des lois), la question du consentement est sans importance lorsqu’il s’agit d’apporter la preuve du viol au sens de la loi.
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L’article 7(1) de la Charte dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur.
le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ».
le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ;
le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale.
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle « un procès équitable requiert que la condamnation d’une personne à une sanction pénale, et particulièrement à une lourde peine de prison, soit fondée sur des preuves solides et crédibles ».30
La Cour observe, également, que lorsque l’identification visuelle est utilisée comme moyen de preuve pour condamner une personne, toutes les circonstances ouvrant la voie à de possibles erreurs doivent être écartées et l’identité du suspect doit être établie avec certitude. Ce principe est également reconnu dans la jurisprudence tanzanienne. En outre, l’identification visuelle doit donner une description cohérente et régulière du lieu du crime. La Cour a également jugé qu’elle n’est pas une instance d’appel et qu’en principe, il appartient aux juridictions nationales d’évaluer la valeur probante des éléments produits.31 En tant que telle, la Cour ne saurait se substituer à ces juridictions pour examiner les détails et les particularités des preuves produites lors des procédures internes afin d’établir la culpabilité des personnes.32
En ce qui concerne l’allégation du Requérant selon laquelle les dépositions des témoins à charge présentaient des incohérences, la Cour observe que, la Cour d’appel a examiné le deuxième moyen d’appel soulevé par le Requérant, à savoir que le juge de première instance a commis une erreur de droit et de fait lorsqu’il s’est appuyé sur le formulaire P3 (formulaire d’examen médical) ainsi que sur la déclaration du témoin PW5, un praticien clinique, qui a examiné le Requérant et rempli le formulaire P3 le 3 novembre 2012, alors que l’infraction pour laquelle il a été poursuivi s’est produite le 4 novembre 2012.33 La Cour observe, en outre, que, dans ses réquisitions, le ministère public s’est a fait valoir que le rapport médical, le formulaire P3, avait été admis, à tort, par le juge de première instance et a demandé à la Cour de l’expurger. Le ministère public a néanmoins observé qu’il existait des preuves indéniables, tirées des témoignages et permettant d’établir que le Requérant avait effectivement commis le viol.
La Cour observe que sur ce moyen, la Cour d’appel, a pris en compte les éléments de preuve figurant au dossier, la déclaration de la victime et le témoignage du praticien clinique qui l’a examinée et a déclaré qu’il avait constaté que la victime présentait des ecchymoses sur le cou qui avaient été causées par un objet contondant. La Cour d’appel a donc estimé que le juge de première instance était fondé à conclure que l’infraction de viol était établie dans la mesure où il y avait pénétration et qu’il existait des preuves concordantes. Elle a, ainsi, confirmé la décision de la Haute Cour et rejeté, en conséquence, le moyen d’appel du Requérant.
La Cour observe en outre que, bien qu’il y ait eu erreur procédurale concernant l’admission du formulaire P3 par la juridiction de jugement, la Haute Cour et la Cour d’appel ne l’ont pas pris en compte lors de l’examen des preuves. Cette procédure n’a donc laissé apparaître aucune erreur manifeste ayant entraîné un déni de justice, qui nécessiterait l’intervention de la Cour de céans.
La Cour en conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à un procès équitable, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte, et rejette, par voie de conséquence, cette allégation.
Allégation relative à la preuve des faits au-delà de tout doute raisonnable
Le Requérant allègue que l’État défendeur n’a pas été en mesure de démontrer les faits qui lui sont reprochés au-delà de tout doute raisonnable, ce qui a entraîné un vice de procédure et un déni de justice.
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L’État défendeur fait valoir qu’en matière pénale, la norme de preuve est celle qui est établie au-delà de tout doute raisonnable. La charge de la preuve incombe au ministère public qui doit prouver ses arguments au-delà de tout doute raisonnable, ce qu’il a fait en première instance, si bien que la décision de la juridiction de première instance a été confirmée à la fois par la Haute Cour et par la Cour d’appel de Tanzanie.
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Il ressort du dossier devant la Cour que le ministère public s’est appuyé sur les dépositions concordantes des témoins et de la victime, le dossier médical ayant été expurgé de la procédure.
À cet égard, la Cour observe que le Requérant n’a en rien démontré que le ministère public n’a pas réussi à prouver sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable.
La Cour rappelle sa jurisprudence dans l’affaire Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie, où elle a jugé qu’un procès équitable requiert, lorsqu’une personne encourt une lourde peine de réclusion, que sa culpabilité et sa condamnation soient fondées sur des éléments de preuve solides et crédibles.34 En l’espèce, la Cour note que le tribunal de première instance, la Haute Cour et la Cour d’appel ont conclu que les preuves étaient suffisantes pour établir, au-delà de tout doute raisonnable, que le Requérant avait commis le crime dont il était accusé, ce qui a été confirmé par les dépositions des témoins à charge.
La Cour en conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à un procès équitable, consacré par l’article 7 de la Charte, et rejette, en conséquence, cette allégation.
SUR LES RÉPARATIONS
La Cour relève qu’aux termes de l’article 27(1) du Protocole, « [l]orsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, [elle] ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle « pour que des réparations soient accordées, la responsabilité internationale de l’État défendeur doit être établie au regard du fait illicite. Deuxièmement, le lien de causalité doit être établi entre l’acte illicite et le préjudice allégué. En outre, et lorsqu’elle est accordée, la réparation doit couvrir l’intégralité du préjudice subi, étant précisé qu’il incombe au requérant de justifier les demandes formulées ».35
La Cour rappelle également que les réparations doivent « … autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis ».36
Les mesures qu’un État doit prendre pour réparer une violation des droits de l’homme peuvent inclure, notamment, la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime, la satisfaction équitable et des mesures propres à garantir la non-répétition des violations, compte tenu des circonstances de chaque affaire.
La Cour rappelle qu’en ce qui concerne le préjudice matériel, il est de principe qu’il doit exister un lien de causalité entre la violation alléguée et le préjudice causé, et qu’il incombe au requérant de fournir des éléments de preuve pour justifier ses demandes. L’exception à cette règle est relative au préjudice moral, qu’il n’est nul besoin de prouver, étant donné que les présomptions profitent au requérant, la charge de la preuve étant renversée et incombant, donc à l’État défendeur.
En l’espèce, la Cour a déjà établi que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à un procès équitable, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte, lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, du fait du défaut d’assistance judiciaire gratuite, et l’article 7(1)(c) de la Charte, lu conjointement avec l’article 36(1) de la CVRC, du fait de n’avoir pas facilité le bénéfice de services consulaires.
La Cour examinera la demande de réparations du Requérant à cet égard.
Réparations pécuniaires
Le Requérant sollicite des réparations pécuniaires pour le préjudice matériel subi du fait de la perte de revenus et pour le préjudice moral subi du fait des violations constatées.
Préjudice matériel
Le Requérant soutient qu’il était un homme d’affaires qui subvenait aux besoins de ses parents et autres membres de sa famille, mais qu’il a perdu son activité à la suite de son incarcération illégale. Il affirme que la situation économique en République-Unie de Tanzanie a changé depuis lors, et qu’il devra, par conséquent, apprendre à survivre dans un monde très différent lorsqu’il sera mis en liberté.
Pour le calcul du montant des dommages pécuniaires et non pécuniaires, le Requérant invite la Cour à appliquer le principe d’équité et à prendre en considération la gravité de la violation, en particulier l’impact que ces dommages ont eu sur les personnes qui sont directement ou indirectement à sa charge, ainsi que la période passée en prison. Le Requérant demande respectueusement à la Cour d’ordonner, à minima, des mesures pouvant alléger les souffrances que lui et sa famille ont endurées.
Le Requérant invoque l’affaire Zongo, dans laquelle la Cour a jugé qu’en l’absence de preuves documentaires à l’appui d’une demande de réparation pécuniaire résultant d’une violation directe de la Charte, il serait approprié d’examiner la question en termes d’équité. Il sollicite, ainsi, le paiement de la somme de trois cent cinquante-cinq mille quatre cents (355 400) dollars des États-Unis. Il ajoute que dans cette même affaire, la Cour a jugé que les réparations peuvent inclure le remboursement des frais de transport. Enfin, le Requérant sollicite le paiement de la somme de sept cents (700) dollars des États-Unis, à titre de remboursement des frais d’impression et de photocopie ainsi que deux mille (2 000) dollars des États-Unis au titre des frais de voyage aller-retour entre la prison de Butimba et le Rwanda.
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L’État défendeur n’a pas conclu sur ce point.
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La Cour rappelle que pour que des réparations soient accordées, au titre du préjudice matériel, le requérant doit apporter la preuve du préjudice ainsi que celle lien de causalité entre la violation constatée et ledit préjudice.37
En l’espèce, la Cour note que le Requérant n’a pas apporté la preuve du lien de causalité entre les violations constatées et le préjudice matériel qu’il affirme avoir subi.
La Cour rejette donc les demandes formulées par le Requérant au titre de la réparation du préjudice matériel.
Préjudice matériel subi par les victimes indirectes
Le Requérant soutient que la reconnaissance du droit à réparation des « personnes à charge » et des proches parents, sous certaines conditions, repose sur la présomption selon laquelle la violation commise contre la victime directe a causé un de préjudice à des tiers.
Selon le Requérant, la Cour interaméricaine considère que les proches parents des victimes directes de violations flagrantes des droits de l’homme n’ont pas besoin d’apporter des preuves pour démontrer qu’ils ont subi un préjudice. Dans de tels cas, la Cour présume que les proches parents ont subi un préjudice, au regard du « grave impact sur leur bien-être mental et affectif ». Le Requérant demande, par conséquent, à la Cour d’accorder des réparations aux personnes à sa charge et à ses proches parents, en tant que victimes indirectes.
Le Requérant demande que soit octroyé à sa mère la somme de cent trente mille (130 000) dollars des États-Unis, à titre de réparation du préjudice qu’elle a subi en tant que victime indirecte.
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L’État défendeur n’a pas conclu sur ce point.
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La Cour note que le Requérant n’a pas produit de preuves documentaires de sa filiation, telles que des actes de naissance concernant son lien avec celle qu’il considère comme étant sa mère ou toute autre preuve équivalente, encore moins une quelconque preuve du préjudice matériel invoqué, tels que des reçus.
La Cour rejette donc la demande de réparation formulée à ce titre par le Requérant.
Préjudice moral
Le Requérant fait valoir que dans l’affaire Révérend Christopher Mtikila c. Tanzanie, la Cour de céans a défini le préjudice moral comme n’entraînant pas de perte économique, mais comme incluant plutôt les souffrances et afflictions causées à la victime, la détresse émotionnelle des membres de la famille, ainsi que les changements non matériels dans les conditions de vie de la victime et de sa famille.
Le Requérant ajoute que, dans l’affaire Maria del Carmen c. Uruguay, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a estimé qu’il n’est pas nécessaire de prouver le préjudice émotionnel dans la mesure où il est inévitable en cas de graves violations des droits de l’homme.
Le Requérant affirme qu’il a souffert d’un énorme stress du fait des appels infructueux interjetés auprès de la Haute Cour et de la Cour d’appel de l’État défendeur, ces juridictions n’ayant pas examiné tous les éléments de preuve ainsi que les irrégularités. Selon lui, les souffrances englobent les douleurs et traumatismes physiques et émotionnels subis par le Requérant pendant toute la durée du procès et de son emprisonnement. Il déclare qu’il a été incarcéré durant presque neuf (9) ans et a connu de nombreuses nuits d’insomnie, hanté par la question de savoir s’il recouvrerait un jour la liberté.
Il affirme également qu’à cause de sa détention illégale, il a perdu son statut social et la considération dont il jouissait dans la communauté. Il soutient que son état de santé s’est considérablement détérioré du fait des conditions carcérales dans lesquelles il a vécu. Il affirme qu’il souffre de nombreuses maladies, dont le paludisme et des affections cutanées.
Citant l’arrêt Loayza Tamayo c. Pérou, le Requérant rappelle que la perturbation du projet de vie d’une personne donne droit à des réparations, ce qui est le cas, en l’espèce, en raison de son arrestation, de son procès et de son incarcération subséquente. Il fait valoir qu’il n’a pas pu réaliser ses projets et objectifs, dans la mesure où sa vie a été perturbée par sa détention illégale.
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L’État défendeur n’a pas conclu sur ce point.
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La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le préjudice moral est présumé en cas de violation des droits de l’homme, et l’évaluation du montant de la réparation y relative devrait se faire sur la base de l’équité, en tenant compte des circonstances particulières de chaque affaire.38 La Cour a adopté le principe consistant à accorder une somme forfaitaire dans de telles circonstances.39
La Cour a jugé, en l’espèce, que le droit du Requérant protégé par l’article 6 de la Charte et celui protégé par l’article 7(1)(c) du même instrument, lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, ont été violés. Le Requérant a droit à des réparations au titre du préjudice moral, dans la mesure où il est présumé avoir subi un tel préjudice en raison desdites violations.40
La Cour relève que les violations établies portent sur les garanties d’un procès équitable qui auraient dû être observées par les juridictions internes dans le cadre des procédures visant le Requérant. Il ressort du dossier que la déclaration de culpabilité du Requérant était fondée sur la commission de viol sur mineure et que, par conséquent, les violations constatées concernent l’issue de la procédure.
La Cour note, en outre, que la perturbation du projet de vie du Requérant est liée à son incarcération et à sa condamnation, et qu’elle a déjà constaté des violations à cet égard. Au regard de ces circonstances et exerçant son pouvoir discrétionnaire en toute équité, la Cour alloue, en conséquence, au Requérant la somme de trois-cent mille (300 000) shillings tanzaniens, à titre de réparation du préjudice moral qu’il a subi du fait des violations constatées.41
Réparations non pécuniaires
Mise en liberté
Le Requérant demande à la Cour d’annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre et d’ordonner sa remise en liberté. Invoquant l’affaire Cohre c. Soudan, il fait valoir que l’État défendeur devrait prendre toutes les mesures nécessaires et urgentes pour assurer la protection des victimes de violations des droits de l’homme, y compris des mesures visant à garantir que les victimes de violations des droits de l’homme se voient accorder des réparations efficaces telles que la restitution de leurs biens et l’indemnisation. Tout en reconnaissant qu’il ne peut être rétabli à l’état dans lequel il se trouvait avant son incarcération, le Requérant souligne que sa remise en liberté constituerait un bon point de départ et la meilleure alternative au regard des circonstances.
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L’État défendeur fait valoir que la Cour de céans est incompétente pour ordonner la remise en liberté du Requérant.
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La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle elle ne peut ordonner la remise en liberté du Requérant que dans des circonstances spécifiques et impérieuses, et notamment « si le Requérant démontre à suffisance ou si la Cour elle-même établit que l’arrestation ou la condamnation du Requérant repose, entièrement, sur des considérations arbitraires et que son incarcération continue résulterait en un déni de justice ».42
Sans en minimiser la gravité, la Cour estime qu’en l’espèce, les violations constatées n’ont manifestement pas influé sur la procédure qui a conduit à la condamnation du Requérant, au point qu’il se serait trouvé dans une situation différente si lesdites violations n’avaient pas eu lieu. En outre, la Cour n’a pas établi que la déclaration de culpabilité du Requérant ou sa condamnation étaient fondées sur des considérations arbitraires et que son maintien en détention était illégal.43
Au regard de ce qui précède, la Cour rejette cette demande.
Non-répétition
Le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de garantir la non-répétition des violations dont il a été victime.
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L’État défendeur, pour sa part, demande à la Cour de dire que le Requérant purge une peine légale, à l’issue d’un procès équitable et d’une procédure régulière.
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La Cour observe que le Requérant demande des réparations sous forme de garanties de non-répétition des violations qu’il a subies à titre individuel. La Cour a constamment considéré que de telles mesures ne visent généralement pas à réparer un préjudice subi à titre individuel mais plutôt à s’attaquer aux causes sous-jacentes de la violation, l’objectif étant d’éradiquer les violations structurelles et systémiques des droits de l’homme.44 Toutefois, la Cour de céans a également estimé que les garanties de non-répétition peuvent également être pertinentes, en particulier dans des cas individuels, lorsqu’il existe des preuves que la violation ne cessera pas ou qu’elle est susceptible de se produire, à nouveau. Il s’agit notamment des cas où l’État défendeur a contesté ou ne s’est pas conformé aux mesures ordonnées par la Cour.45
En l’espèce, la Cour a conclu que les droits du Requérant n’ont été violés qu’en ce qui concerne le bénéfice de l’assistance judiciaire gratuite et celui de ses droits aux services consulaires, pour lesquels une réparation a été accordée. Ces violations ne sont pas de nature systémique ou structurelle au regard des circonstances de l’espèce. En outre, rien n’indique que ces violations se sont répétées ou risquent de l’être. La Cour estime, dans ces circonstances, que la mesure demandée n’est pas justifiée et rejette en conséquence cette demande.
SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
Le Requérant n’a formulé aucune demande relative aux frais de procédure.
*
L’État défendeur demande à la Cour de mettre les frais de procédure à la charge du Requérant.
***
La Cour relève qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement, « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
La Cour estime qu’il n’y a, en l’espèce, aucune raison de s’écarter du principe posé par cette disposition. La Cour ordonne donc que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
DISPOSITIF
Par ces motifs,
LA COUR,
À l’unanimité,
Sur la compétence
Rejette l’exception d’incompétence matérielle ;
Se déclare compétente.
Sur la recevabilité
Rejette l’exception tirée du non-épuisement des recours internes ;
Rejette l’exception tirée du dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable ;
Déclare la Requête recevable.
Sur le fond
Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à un procès équitable, protégé par l’article 7 de la Charte en ce qui concerne l’appréciation des éléments de preuve produits devant les juridictions nationales et l’incapacité à démontrer les charges retenues contre le Requérant au-delà de tout doute raisonnable ;
Dit que l’État défendeur a violé le droit à la défense du Requérant, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte et lu conjointement avec l’article 14(3)(d) du PIDCP, en ne lui ayant pas fait bénéficier de l’assistance judiciaire gratuite ;
Dit que l’État défendeur a violé le droit à la défense du Requérant protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte, lu conjointement avec l’article 36(1) de la CVRC, en ne lui ayant pas facilité le bénéfice de l’assistance de services consulaires.
Sur les réparations
Réparations pécuniaires
Fait droit à la demande de réparation formulée par le Requérant au titre du préjudice moral subi du fait des violations constatées et lui alloue la somme de trois cent mille (300 000) shillings tanzaniens ;
Ordonne à l’État défendeur de payer le montant indiqué au point (ix) ci-dessus, exempté d’impôt, dans un délai de six (6) mois à compter de la date de signification du présent Arrêt. A défaut, il sera tenu de payer des intérêts moratoires calculés sur la base du taux en vigueur de la Banque centrale de Tanzanie pendant toute la période de retard jusqu’au paiement intégral des sommes dues.
Réparations non pécuniaires
Rejette la demande de garantie de non-répétition de la violation alléguée;
Ordonne à l’État défendeur de prendre toutes les mesures appropriées dans un délai raisonnable pour remédier à toutes les violations établies.
Sur la mise en œuvre et le dépôt de rapport
Ordonne à l’État défendeur de lui soumettre, dans un délai de six (6) mois à compter de la date de signification du présent Arrêt, un rapport sur la mise en œuvre des mesures qui y sont ordonnées et, par la suite, tous les six (6) mois jusqu’à ce que la Cour considère toutes ses décisions pleinement mises en œuvre.
Sur les frais de procédure
Rejette la demande du Requérant tendant au remboursement des frais engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour ;
Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Blaise TCHIKAYA, Vice-président ;
Ben KIOKO, Juge ;
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;
Suzanne MENGUE, Juge ;
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;
Chafika BENSAOULA, Juge ;
Stella I. ANUKAM, Juge ;
Dumisa B. NTSEBEZA, Juge ;
Modibo SACKO, Juge ;
Dennis D. ADJEI, Juge ;
et Robert ENO, Greffier.
Fait à Arusha, ce treizième jour du mois de juin de l’an deux mille vingt-trois, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.
1 Article 8(2) du Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010.
2 Andrew Ambrose Cheusi c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (26 juin 2020) 4 RJCA, §§ 37 à 39.
3 La quarante-sixième (46ème) session a eu lieu du 4 au 22 septembre 2017.
4 Article 39(1) du Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010.
5 Voir, par exemple, Kalebi Elisamehe c. République-Unie de Tanzanie, (arrêt) (26 juin 2020) 4 RJCA 266, § 18 ; Gozbert Henrico c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 056/2016, Arrêt du 10 janvier 2022 (fond et réparations), §§ 38 à 40.
6 Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi (compétence) (15 mars 2013), 1 RJCA 197, § 14.
7 Mtingwi c. Malawi, ibid ; Kennedy Ivan c. République-Unie de Tanzanie (fonds et réparations) (28 mars 2019), 3 RJCA 51, § 26 ; Armand Guehi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018), 2 RJCA 493, § 33 ; Nguza Viking (Babu Seya) et Johnson Nguza (Papi Kocha) c. République-Unie de Tanzanie (fond) (23 mars 2018), 2 RJCA 297, § 35.
8 Article 39(1) du Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010.
9 Cheusi c. Tanzanie, supra, §§ 35 à 39.
10 Article 40 du Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010.
11 Peter Joseph Chacha c. République-Unie de Tanzanie (recevabilité) (28 mars 2014), 1 RJCA 413, §§ 142 à 144 ; Almas Mohamed Muwinda et autres c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 030/2017, arrêt du 24 mars 2022 (fond et réparations), § 43.
12 Jibu Amir alias Mussa et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019), 3 RJCA 654, § 37 ; Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (20 novembre 2015), 1 RJCA 482, §§ 60 à 65, Kennedy Owino Onyachi et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017), 2 RJCA 67, § 54 ; Ernest Karatta, Walafried Millinga, Ahmed Kabunga et 1744 autres c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 002/2017, Arrêt du 30 septembre 2021 (fond et réparations), § 57.
13 Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (20 novembre 2015), 1 RJCA 482, § 60.
14 Thomas c. Tanzanie, ibid, §§ 60 à 62 ; Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie (fond) (3 juin 2016), 1 RJCA 624, §§ 66 à 70 ; Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017), 2 RJCA 105, § 44.
15 Ayant droits de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiéma alias Ablassé, Ernest Zongo et Blaise IIboudo c. Burkina Faso (fond) (24 juin 2014), 1 RJCA 226, § 92. Voir Thomas c. Tanzanie (fond), supra, § 73.
16 Layford Makene c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n°028/2017, Arrêt du 2 décembre 2021 (recevabilité), § 48 ; Yusuph c. Tanzanie, supra, § 65.
17 Sébastien Germain Ajavon c. République du Bénin, CAfDHP, Requête n° 065/2019, Arrêt du 29 mars 2021 (fond et réparations), §§ 86 et 87.
18 Abubakari c. Tanzanie (fond), supra, § 28 ; Onyachi et un autre c. Tanzanie (fond), supra, § 39 et Machera c. Tanzanie, supra, § 42.
19 L’État défendeur est devenu partie au PIDCP le 11 juin 1976.
20 Thomas c. Tanzanie (fond), supra, § 114 ; Kijiji Isiaga c. République-Unie de Tanzanie (fond) (21 mars 2018) 2 RJCA 226, § 72 ; Onyachi et un autre c. Tanzanie (fond), supra, § 104.
21 Thomas c. Tanzanie, ibid., § 123 ; Isiaga c. Tanzanie (fond), ibid., § 78 ; Onyachi et un autre c. Tanzanie, ibid., §§ 104 et 106.
22 Thomas c. Tanzanie, ibid., § 124 ; Wilfred Onyango Nganyi et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie (fond) (18 mars 2016), 1 RJCA 526, § 183.
23 Minani Evarist c. République-Unie de Tanzanie (fond) (21 septembre 2018), 2 RJCA 415, § 70.
24 Adoptée le 24 April 1963 ; entrée en vigueur le 19 mars 1967.
25 Armand Guéhi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018), 2 RJCA 493, §§ 95 et 96.
26 1.Afin que l’exercice des fonctions consulaires relatives aux ressortissants de l’État d’envoi soit facilité :
(a) Les fonctionnaires consulaires doivent avoir la liberté de communiquer avec les ressortissants de l’État d’envoi et de se rendre auprès d’eux. Les ressortissants de l’État d’envoi doivent avoir la même liberté de communiquer avec les fonctionnaires consulaires et de se rendre auprès d’eux ;
(b) Si l’intéressé en fait la demande, les autorités compétentes de l’État de résidence doivent avertir sans retard le poste consulaire de l’État d’envoi lorsque, dans sa circonscription consulaire, un ressortissant de cet État est arrêté, incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention. Toute communication adressée au poste consulaire par la personne arrêtée, incarcérée ou mise en état de détention préventive ou toute autre forme de détention doit également être transmise sans retard par lesdites autorités. Celles-ci doivent sans retard informer l’intéressé de ses droits aux termes du présent alinéa ;
(c) Les fonctionnaires consulaires ont le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’État d’envoi qui est incarcéré, en état de détention préventive ou toute autre forme de détention, de s’entretenir et de correspondre avec lui et de pourvoir à sa représentation en justice. Ils ont également le droit de se rendre auprès d’un ressortissant de l’État d’envoi qui, dans leur circonscription, est incarcéré ou détenu en exécution d’un jugement. Néanmoins, les fonctionnaires consulaires doivent s’abstenir d’intervenir en faveur d’un ressortissant incarcéré ou mis en état de détention préventive ou toute autre forme de détention lorsque l’intéressé s’y oppose expressément.
27 Cour interaméricaine des droits de l’homme : Avis consultatif Oc-16/99 du 1er octobre 1999, demande formulée par les États-Unis du Mexique, para 94 et paras 106 et 140 (1 à 7).
28 LaCrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 466
29 Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 418.
30 Isiaga c. Tanzanie (fond), supra, § 67.
31 lsiaga c. Tanzanie, ibid, § 65 et Werema Wangoko Werema et un autre c. Tanzanie (fond) (7 décembre 2018), 2 RJCA 539, § 60.
32 Ibid.
33 Arrêt de la Cour d’appel en date du 21/09 & 12/10/15, pages 3 et 5.
34 Abubakari c. Tanzanie (fond), supra, §§ 191 à 192.
35 Amini Juma c. République Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête no 024/2016, Arrêt du 20 septembre 2021 (fond et réparations), § 141 ; Guéhi c. Tanzanie, supra, § 15 ; Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso (réparations) (5 juin 2015) 1 RJCA 265, §§ 20 à 31.
36 Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda (réparations) (7 décembre 2018) 2 RJCA 209, § 20.
37 Juma c. Tanzanie, ibid., § 147.
38 Zongo et autres c. Burkina Faso (réparations), supra, § 55 ; lngabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda (réparations) (7 décembre 2018), 2 RJCA 209, § 59 ; Christopher Jonas c. Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 011/2015, Arrêt du 25 septembre 2020 (réparations), § 23.
39 Lucien lkili Rashidi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 mars 2019), 3 RJCA 13, § 119 ; Evarist c. Tanzanie (fond), supra, §§ 84 à 85 ; Guéhi c. Tanzanie (fond et réparations), supra, § 177 ; Jonas c. Tanzanie, ibid., § 24.
40 Cheusi c. Tanzanie, supra, §151.
41 John c. Tanzanie, ibid., § 123.
42 Evarist c. Tanzanie, ibid, § 82 ; voir aussi Jibu Amir (Mussa) et un autre c. Tanzanie (fond et réparations), supra, § 96 ; Mgosi Mwita Makungu c. République-Unie de Tanzanie (fond) (7 décembre 2018), 2 RJCA 570, § 84.
43 Voir Evarist c. Tanzanie, supra, § 82.
44 Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, Observation générale n° 4 sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples : Le droit à réparation des victimes de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (article 5), §. 10 (2017). Voir également l’affaire « Enfants de la rue » (Villagran-Morales et al.) c. Guatemala, Cour interaméricaine des droits de l’homme, arrêt sur les réparations et les frais de procédure (26 mai 2001).
45 Voir Mlikila c. Tanzanie (réparations), supra §. 43.
