AFRICAN UNION |
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UNION AFRICAINE |
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UNIÃO AFRICANA | |
AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES | ||
AFFAIRE
IGOLA IGUNA
C.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE N° 020/2017
ARRÊT
1er DÉCEMBRE 2022
SOMMAIRE
SOMMAIRE………………….…………..…………………………………………….……..i
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS 3
A. Allégation relative à la condamnation sur la base de preuves douteuses 11
B. Allégation relative à l’appréciation discriminatoire des preuves 13
IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 15
La Cour, composée de : Blaise TCHIKAYA ; Vice-président, Ben KIOKO, Rafaâ BEN ACHOUR, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Stella I. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA, Modibo SACKO et Dennis D. ADJEI – Juges ; et de Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD, Présidente de la Cour et de nationalité tanzanienne, s’est récusée.
En l’affaire
Igola IGUNA
assurant lui-même sa défense
contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
représentée par :
Dr Boniphace Luhende, Solicitor General, Bureau du Solicitor General ;
Mme Sarah Duncan Mwaipopo, Deputy Solicitor General, Bureau du Solicitor General ;
M. Hangi M. Chang’a, Directeur adjoint, Droits de l’homme et Contentieux électoral ; Bureau du Solicitor General ;
Mme Vivian Method, State Attorney, Bureau du Solicitor General ;
M. Stanley Kalokola, State Attorney, Bureau du Solicitor General.
après en avoir délibéré,
rend le présent Arrêt :
LES PARTIES
Le sieur Igola Iguna (ci-après dénommé « le Requérant ») est un ressortissant tanzanien qui, au moment du dépôt de la présente Requête, était incarcéré à la prison d’Uyui dans la région de Tabora après avoir été condamné à mort pour meurtre. Il conteste la procédure devant les juridictions nationales qui a conduit à la déclaration de culpabilité et à la peine prononcées à son encontre.
La Requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommée « l’État défendeur »), devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. L’État défendeur a également déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole (ci-après désignée « la Déclaration »), par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d’individus et d’organisations non gouvernementales. Le 21 novembre 2019, l’État défendeur a déposé auprès du Président de la Commission de l’Union africaine un instrument de retrait de sa Déclaration. La Cour a décidé que le retrait de la Déclaration n’avait aucun effet, ni sur les affaires pendantes, ni sur de nouvelles affaires introduites devant elle avant sa prise d’effet un an après le dépôt de l’instrument y relatif, à savoir le 22 novembre 2020.1
OBJET DE LA REQUÊTE
Faits de la cause
Il ressort du dossier que, le 22 avril 1993, le Requérant et une autre personne ne comparaissant pas devant la Cour de céans se sont introduits par effraction au domicile de dame Nkwimba Lumiki et l’ont agressée en lui infligeant des blessures à l’aide d’une machette. Le fils de cette dame, qui a été réveillé par les cris de sa mère, est venu rapidement lui porter secours. Il a également essuyé des blessures au cours de l’agression, après quoi le Requérant a pris la fuite. Madame Lumiki a ensuite été évacuée à l’hôpital où elle a succombé à ses blessures.
Le Requérant et son complice ont été arrêtés quatre (4) mois après l’agression de madame Lumiki, puis mis en accusation pour meurtre. Le 27 mars 2001, la Haute Cour de Tanzanie siégeant à Tabora les a reconnus coupables et condamnés à mort par pendaison. Le Requérant a interjeté appel de la décision de la Haute Cour devant la Cour d’appel qui a rejeté son recours le 28 juin 2003.
Violations alléguées
Le Requérant allègue la violation des droits ci-après :
Le droit à la non-discrimination, inscrit à l’article 2 de la Charte, du fait de la décision la Cour d’appel ;
Le droit à un procès équitable, inscrit à l’article 7(1) de la Charte, du fait de l’appréciation des éléments de preuve par la Cour d’appel.
RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS
La Requête a été reçue au Greffe le 13 juin 2017. Le 16 juin 2017, le Greffe a demandé au Requérant de fournir une copie de l’arrêt de la Cour d’appel, lequel a été transmis le 8 mai 2018.
La Requête a été notifiée à l’État défendeur le 2 octobre 2018.
L’État défendeur n’a pas soumis de réponse sur le fond bien qu’ayant reçu de la Cour, plusieurs courriers de rappel à cet égard.
Le Requérant a soumis ses observations sur les réparations le 13 mai 2019 et celles-ci ont été notifiées le 14 mai 2019 à l’État défendeur qui y a répondu le 18 mars 2021.
Les débats ont été clos le 8 novembre 2022 et les Parties en ont été notifiées.
DEMANDES DES PARTIES
Le Requérant demande à la Cour de :
annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre ;
ordonner à l’État défendeur de le remettre en liberté ;
lui accorder des réparations à hauteur de cinquante-neuf millions cent-trente-six mille (59 136 000) shillings tanzaniens, en application des dispositions de l’article 27(1) du Protocole ;
lui accorder toute autre réparation que la Cour jugera nécessaire au regard des circonstances de l’espèce.
L’État défendeur demande quant à lui à la Cour de :
rejeter les demandes de réparations formulées par le Requérant dans leur intégralité ;
dire que l’État défendeur n’a pas violé les dispositions de la Charte et que le Requérant a été traité en toute équité par l’État défendeur.
ordonner toute autre mesure qu’elle estime juste et équitable dans les circonstances de l’espèce.
SUR LA COMPÉTENCE
La Cour relève que l’article 3 du Protocole est libellé comme suit :
La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés.
En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide.
Aux termes de La Cour de la règle 49(1) du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence […] conformément à la Charte, au Protocole et au […] Règlement ».
La Cour précise que même si aucun élément du dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente, elle est tenue de s’assurer que tous les aspects de sa compétence sont remplis. S’agissant de sa compétence personnelle, la Cour relève que, comme indiqué précédemment dans le présent Arrêt, l’État défendeur est partie au Protocole et que, le 29 mars 2010, il a déposé la Déclaration auprès de la Commission de l’Union africaine. Il a par la suite déposé, le 21 novembre 2019, un instrument de retrait de sa Déclaration.
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le retrait de la Déclaration n’a point d’effet rétroactif et ne prend effet qu’un (1) an après le dépôt de l’avis dudit retrait, en l’occurrence le 22 novembre 2020.2 Au regard de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence personnelle.
S’agissant de sa compétence matérielle, la Cour note que le Requérant allègue la violation des articles 2 et 7(1) de la Charte à laquelle l’État défendeur est partie et qu’en conséquence, sa compétence matérielle est établie.
En ce qui concerne sa compétence temporelle, la Cour tient à souligner, conformément au principe de non-rétroactivité, qu’elle ne peut examiner des allégations de violations des droits de l’homme survenues avant l’entrée en vigueur à l’égard de l’État défendeur de ses obligations découlant des instruments qu’il a ratifiés, à moins que lesdites violations ne revêtent un caractère continu.
La Cour note que les violations alléguées en l’espèce se fondent sur le déni allégué du droit à un procès équitable devant les juridictions nationales, lequel se serait produit entre 1993 et 2003. Les violations alléguées se seraient donc produites après la ratification de la Charte par l’État défendeur, mais avant la ratification du Protocole et le dépôt de la Déclaration le 29 mars 2010. Toutefois, les violations alléguées se sont poursuivies au-delà de cette date dans la mesure où le Requérant est dans le couloir de la mort en raison de la peine prononcée par les juridictions internes à l’issue des procédures qu’il considère comme étant inéquitables.3 La Cour en conclut qu’elle a la compétence temporelle en l’espèce.
La Cour note également qu’elle a la compétence territoriale dans la mesure où les faits de la cause se sont produits sur le territoire de l’État défendeur.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente en l’espèce.
SUR LA RECEVABILITÉ
L’article 6(2) du Protocole est libellé comme suit : « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».
En vertu de la règle 50(1) du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen de la recevabilité des requêtes introduites devant elle conformément aux articles 56 de la Charte et 6, alinéa 2 du Protocole et au [...] Règlement. »
La règle 50(2) du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, est ainsi libellée :
Les Requêtes introduites devant la Cour doivent remplir toutes les conditions ci-après :
Indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
Ne pas être rédigées dans des termes outrageants ou insultants à l’égard de l’État concerné et ses institutions ou de l’Union africaine ;
Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ;
Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées par les États concernés, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des dispositions de la Charte.
La Cour relève que les conditions de recevabilité énoncées à la règle 50(2) du Règlement ne sont pas en litige entre les Parties. Toutefois, conformément à la règle 50(1) du Règlement, elle doit s’assurer que la Requête remplit toutes les conditions de recevabilité.
Il ressort du dossier que le Requérant a été identifié par son nom, conformément à la règle 50(2)(a) du Règlement.
La Cour relève que les griefs formulés par le Requérant visent à protéger ses droits garantis par la Charte. Elle note également que l’un des objectifs de l’Union africaine, tel qu’énoncé à l’article 3(h) de son Acte constitutif, est la promotion et la protection des droits de l’homme et des peuples. La Cour en conclut que la Requête est compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte et estime qu’elle satisfait à l’exigence de l’article 50(2)(b) du Règlement.
La Cour relève que la Requête ne contient aucun terme outrageant ou insultant à l’égard de l’État défendeur, la rendant ainsi conforme à l’exigence de la règle 50(2)(c) du Règlement.
La Requête n’est pas fondée exclusivement sur des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse, mais sur des documents judiciaires émanant des juridictions nationales de l’État défendeur, conformément à la règle 50(2)(d) du Règlement.
La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 56(5) de la Charte et de la règle 50(2)(e) du Règlement, et conformément à sa jurisprudence constante, « les recours internes que les requérants sont tenus d’épuiser doivent être des recours judiciaires ordinaires »,4 à moins que ces recours ne soient indisponibles, inefficaces, insuffisants ou que la procédure pour les exercer soit prolongée de façon anormale.5
La Cour relève, en l’espèce, que le Requérant a été reconnu coupable et condamné pour meurtre le 27 mars 2001 par la Haute Cour. Il a formé un recours contre cette décision devant la Cour d’appel, organe judiciaire suprême de l'État défendeur, qui a confirmé la décision de la Haute Cour par son arrêt du 28 juin 2003. Le Cour en conclut que le Requérant a épuisé tous les recours internes disponibles.
S’agissant de la condition relative au dépôt d’une requête dans un délai raisonnable après épuisement des recours internes, la Cour relève que l’article 56(6) de la Charte ne précise aucun délai dans lequel une affaire doit être introduite devant elle. La règle 50(2)(f) du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56(6) de la Charte indique uniquement que les requêtes doivent être introduites « dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ».
Deux éléments sont pertinents dans l’appréciation du délai au regard de l’exigence de l’article 56(6) de la Charte. D’une part, la date à laquelle la Cour d’appel a rendu son arrêt, à savoir le 28 juin 2003, aurait dû servir de point référence dans l’appréciation du caractère raisonnable du délai de dépôt de la Requête. Or, en l’espèce, la date à retenir pour le décompte du délai est le 29 mars 2010, c’est-à-dire la date à laquelle l’État défendeur a déposé sa Déclaration, car ce n’est qu’à partir de cette date que les individus pouvaient attraire l’État défendeur devant la Cour.
D’autre part, la Cour fait observer que la période entre 2007 et 2013 marquait le début des activités de la Cour. La Cour a conclu dans ses arrêts précédents que pendant la période visée, le grand public, à fortiori les personnes dans la situation du Requérant en l’espèce, étaient présumés avoir été très peu au fait de l’existence de la Cour.6 Par conséquent, la période à considérer en l’espèce se situe entre 2013, moment auquel le grand public est présumé avoir eu connaissance de l’existence de la Cour, et 2017, année de dépôt de la Requête devant la Cour de céans, soit quatre (4) ans. La question à trancher est donc de savoir si la période sus-indiquée constitue un délai raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte.
La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle : « … le caractère raisonnable d’un délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être apprécié au cas par cas ».7 Au nombre des circonstances que la Cour a prises en considération figurent : le fait d’être incarcéré, profane en matière de droit et de ne pas bénéficier d’une assistance judiciaire,8 d’être indigent, d’être analphabète, de ne pas avoir connaissance de l’existence de la Cour, d’être détenu dans le couloir de la mort9 ainsi que l’exercice de recours extraordinaires.10
La Cour relève que le Requérant en l’espèce assure lui-même sa défense devant elle. En outre, les procédures engagées à son encontre ainsi que les violations alléguées se sont produites entre 2001 et 2003, soit avant la création de la Cour.
La Cour fait observer en outre que le Requérant était incarcéré, donc restreint dans ses mouvements et qu’il n’avait en conséquence qu’un accès limité à l’information, circonstances qui, de l’avis de la Cour, dans d’autres affaires similaires, peuvent justifier le retard accusé pour la saisir.11 Ce dernier facteur est aggravé par la détention du Requérant dans le couloir de la mort.
Le Requérant étant isolé de la population générale, il a, sans nul doute, été coupé de tout flux d’informations possible et restreint dans ses mouvements. La Cour relève que ces circonstances atténuantes militent en faveur du Requérant.
Au regard de ce qui précède, la Cour estime que le délai de quatre (4) ans dans lequel le Requérant a introduit de sa Requête est raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte et de la règle 50(2)(f) du Règlement.
La Cour note que la Requête ne concerne pas une affaire qui a déjà été réglée par les Parties conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l’Union africaine, ce qui la rend conforme à la règle 50(2)(g) du Règlement.
La Cour conclut que toutes les conditions de recevabilité ont été satisfaites et déclare la Requête recevable.
SUR LE FOND
Le Requérant allègue la violation des articles 2 et 7 de la Charte comme suit :
Il a été condamné sur la base de preuves douteuses ;
L’appréciation des preuves ayant conduit à sa condamnation a été discriminatoire ;
Allégation relative à la condamnation sur la base de preuves douteuses
Le Requérant allègue que la décision de la Cour d’appel a été entachée d’erreur, celle-ci n’ayant pas correctement examiné et évalué les preuves produites par le témoin à charge « PW2 ». Il soutient que la Cour d’appel n’a pas pris en compte ses arguments relatifs auxdites « preuves d’identification », ce qui a entraîné un déni de justice. Le Requérant affirme donc que la Cour d’appel a violé ses droits inscrits à l’article 7 de la Charte.
L’État défendeur n’a pas conclu sur ce point.
***
L’article 7(1) de la Charte dispose : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue … »
La Cour réitère sa position selon laquelle :
… les juridictions nationales jouissent d’une large marge d’appréciation dans l’évaluation de la valeur probante des éléments de preuve. En tant que juridiction internationale des droits de l’homme, la Cour ne peut pas se substituer aux juridictions nationales pour examiner les détails et les particularités des preuves présentées dans les procédures internes.12
Il ressort du dossier qu’en l’espèce, les juridictions nationales ont condamné le Requérant sur la base d’une preuve produite par deux (2) témoins à charge. La Cour d’appel, en statuant sur la preuve produite par le témoin à charge PW2 (le fils de la défunte), s’est appuyée sur sa jurisprudence, en particulier sur l’affaire Waziri Amani c. la République qui expose les directives relatives à l’identification des témoins. Au nombre des facteurs qu’un juge est tenu de prendre en compte dans l’évaluation d’une preuve d’identification figurent ce qui suit :
La distance à partir de laquelle le témoin a observé l’incident ;
L’heure à laquelle le crime a été observé ;
Les conditions dans lesquelles ces observations ont été faites, notamment l’éclairage de la scène ; et
Le témoin connaissait ou avait-il vu l’accusé auparavant ?
La Cour relève que la Cour d’appel de l’État défendeur a évalué les circonstances dans lesquelles le crime a été commis ainsi que les arguments fournis par l’État défendeur et par le Requérant, qui était dûment représenté par un conseil, afin d’éliminer les éventuelles erreurs concernant l’identité de l’auteur du meurtre. La Cour d’appel a, en outre, constaté que le Requérant était présent sur le lieu du crime et que son alibi était fallacieux, qu’il était bien connu de la victime et de PW2, qu’une torche a été utilisée lors de la commission du crime, qu’il était possible pour PW2 d’identifier le Requérant et que PW2 lui-même a été blessé par le complice du Requérant et qu’ils étaient donc à proximité immédiate. C’est sur la base des preuves produites par les témoins que les juridictions nationales ont déclaré le Requérant coupable et l’ont condamné à mort.
La Cour en conclut que la manière dont les juridictions nationales ont évalué les preuves relatives à l’identification du Requérant ne révèle aucune erreur manifeste et n’est pas constitutive d’un déni de justice à l’égard de celui-ci. La Cour rejette donc cette allégation.
Allégation relative à l’appréciation discriminatoire des preuves
Le Requérant allègue que la manière dont la Cour d’appel est parvenue à sa condamnation en évaluant les preuves produites, a violé son droit à la non-discrimination.
L’État défendeur n’a pas conclu sur ce point.
***
L’article 2 de la Charte dispose :
Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte sans distinction aucune, notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
La Cour fait observer qu’il incombe au Requérant de prouver les allégations formulées en l’espèce, mais ne l’a pas fait.13 La Cour note qu’il ne ressort du dossier aucun élément qui montre que le Requérant a été l’objet d’une quelconque discrimination lors des procédures devant la Cour d’appel. La Cour fait observer que la Cour d’appel a, dans l’examen de l’affaire, appliqué le droit interne et sa jurisprudence de manière à éviter tout risque de déni de justice. La Cour estime donc que le Requérant n’a pas prouvé qu’il a été traité de manière discriminatoire et rejette en conséquence cette allégation.
La Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé l’article 2 de la Charte comme allégué en l’espèce.
La Cour, bien que n’ayant pas conclu en l’espèce à la violation des droits du Requérant, tient, toutefois à réitérer sa conclusion dans ses arrêts antérieurs14 selon laquelle la peine de mort obligatoire constitue une violation du droit à la vie ainsi que d’autres droits consacrés dans la Charte et devrait de ce fait être abrogée des lois de l’État défendeur. En outre, l’affaire du Requérant devrait être jugée de nouveau en ce qui concerne sa condamnation par le biais d’une procédure qui ne permet pas l’imposition obligatoire de la peine de mort et maintient la discrétion du juge.15
SUR LES RÉPARATIONS
Le Requérant demande à la Cour de lui accorder des réparations en raison des violations qu’il a subies, d’annuler la condamnation et la peine prononcées à son encontre, et d’ordonner sa remise en liberté.
L’État défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de réparations formulée par le Requérant.
***
L’article 27(1) du Protocole est libellé comme suit :
Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation.
En l’espèce, la Cour n’ayant établi aucune violation, la question de la réparation ne se pose pas. La Cour rejette donc la demande de réparations formulée par le Requérant.
SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
Le Parties n’ont pas soumis d’observations sur les frais de procédure.
***
La Cour rappelle qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement intérieur, « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais ».
En conséquence, la Cour ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
DISPOSITIF
Par ces motifs,
LA COUR
Sur la compétence
À l’unanimité,
Dit qu’elle est compétente ;
Sur la recevabilité
À la majorité de sept (7) voix pour et trois (3) voix contre, les Juges Ben KIOKO, Tujilane R. CHIZUMILA et Dennis D. ADJEI, ayant émis une opinion dissidente,
Déclare la Requête recevable.
Sur le fond
À l’unanimité,
Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit à un procès équitable, inscrit à l’article 7(1) de la Charte, du fait de l’appréciation des éléments de preuve ;
Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit à la non-discrimination, inscrit à l’article 2 de la Charte, lorsqu’il a rendu sa décision ;
Sur les réparations
Rejette la demande de réparations formulée par le Requérant.
Sur les frais de procédure
Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Blaise TCHIKAYA, Vice-président ;
Ben KIOKO, Juge ;
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;
Suzanne MENGUE, Juge ;
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;
Chafika BENSAOULA, Juge ;
Stella I. ANUKAM, Juge ;
Dumisa B. NTSEBEZA, Juge ;
Modibo SACKO, Juge ;
Dennis D. ADJEI, Juge ;
et Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 28(7) du Protocole et à la règle 70(1) du Règlement, l’Opinion individuelle du Juge Blaise TCHIKAYA et l’Opinion dissidente conjointe des Juges Ben KIOKO, Tujilane R. CHIZUMILA et Dennis D. ADJEI sont jointes au présent Arrêt.
Fait à Arusha, ce premier jour du mois de décembre de l’an deux mille vingt-deux, en français et en anglais, le texte anglais faisant foi.
1 Andrew Ambrose Cheusi c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête N° 004/2015, Arrêt du 26 juin 2020 (fond et réparations), §§ 37 à 39.
2 Andrew Ambrose Cheusi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations), §§ 37 à 39.
3 Jebra Kambole c. République-Unie de Tanzanie, Requête N° 018/2018, Arrêt du 15 juillet 2020 (fond et réparations), § 24 ; Dismas Bunyerere c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019), 3 RJCA 728, § 28(ii) ; Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso (exceptions préliminaires) (25 juin 2013), 1 RJCA 204, §§ 71 à 77.
4 Mohamed Abubakari c. Tanzanie (fond) (3 juin 2016), 1 RCJA 624, § 64. Voir également Alex Thomas c. Tanzanie (fond) (20 novembre 2015), 1 RJCA 482, § 64 et Wilfred Onyango Nganyi et 9 autres c. Tanzanie (fond) (18 mars 2016), 1 RJCA 526, § 95.
5 Lohé Issa Konaté v. Burkina Faso (fond) (5 décembre 2014), 1 RJCA 324, § 77. Voir également Peter Joseph Chacha c. Tanzanie (recevabilité) (28 mars 2014), 1 RJCA 413, § 40.
6 Sadick Marwa c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête N° 005/2016, Arrêt du 2 décembre 2021, § 52.
7 Norbert Zongo c. Burkina Faso (fond), op. cit., § 92. Voir également Alex Thomas c. Tanzanie (fond) op. cit., § 73.
8 Alex Thomas c. Tanzanie (fond), op.cit., § 73 ; Christopher Jonas c. Tanzanie (fond) op.cit., § 54 ; Amir Ramadhani c. République-Unie de Tanzanie, (fond) (11 mai 2018), 2 RJCA 356, § 83.
9 Evodius Rutechura c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête N° 004/2016, Arrêt du 26 février 2021, § 48.
10 Armand Guéhi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018), 2 RJCA 493, § 56 ; Werema Wangoko c. République-Unie de Tanzanie (fond) (7 décembre 2018), 2 RJCA 539, § 49 ; Alfred Agbes Woyome c. République du Ghana, (fond et réparations) (28 juin 2019), 3 RJCA 245, §§ 83 à 86.
11 Voir note 8 supra.
12 Kijiji Isiaga c. Tanzanie (fond) (21 mars 2018), 2 RJCA 226, § 65.
13 Alex Thomas c. Tanzanie (fond) (2015), 1 RJCA 482, § 140.
14 Ally Rajabu et autres c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019), 3 RJCA 562, §§ 104 à 114. Voir également, Amini Juma c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête N° 024/2016, Arrêt du 30 septembre 2021, §§ 120 à 131 et Gozbert Henerico c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête N° 056/2016, Arrêt du 10 janvier 2022, § 160.
15 Ally Rajabu et autres c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations), § 171. Voir également Amini Juma c. Tanzanie (fond et réparations), § 174 ; Gozbert Henerico c. Tanzanie (fond et réparations), § 217.