Ajavon v Republique Du Benin (Requête N° 013/2017) [2018] AfCHPR 18 (7 décembre 2018)


AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS
COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES

AFFAIRE
 

SEBASTIEN GERMAIN AJAVON
C.
REPUBLIQUE DU BENIN

 

REQUÊTE N°013/2017
 

ORDONNANCE PORTANT MESURES PROVISOIRES
 

07 DECEMBRE 2018

La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président, Ben KIOKO, Vice-Président, Gérard NIYUNGEKO, El Hadji GUISSÉ, Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Juges et Robert ENO, Greffier.

En l’affaire :

Sébastien Germain AJAVON
représenté par :

i. Me Marc BENSIMHON, avocat au Barreau de Paris
ii. Me Yaya POGNON, avocat au Barreau de Cotonou
iii. Me Issiaka MOUSTAPHA, avocat au Barreau de Cotonou

contre

RÉPUBLIQUE DU BENIN

représentée par :

i. Me Cyrille DJIKUI, avocat au Barreau de Cotonou, ancien Bâtonnier
ii. Me Elie VLAVONOU KPONOU, avocat au Barreau de Cotonou
iii. Me Charles BADOU, avocat au Barreau de Cotonou

Après en avoir délibéré,

rend la présente ordonnance :

I. LES PARTIES

1. Le Requérant, est sieur Sébastien Germain AJAVON, (ci-après « le Requérant »), homme d’affaires et homme politique de la République du Bénin.

2. L’État défendeur est la République du Bénin (ci-après dénommée « État défendeur ») qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, (ci-après dénommée « la Charte »), le 21 octobre 1986 et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ciaprès dénommé « le Protocole »), le 22 août 2014. Le Requérant a en outre déposé, le 8 février 2016, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole acceptant la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes directement introduites par les individus et les organisations non gouvernementales.

II. OBJET DE LA REQUÊTE

3. La Cour a été saisie de la requête en date du 27 février 2017. Dans celle-ci, le Requérant a exposé qu’entre les 26 et 27 octobre 2016, la gendarmerie du Port Autonome de Cotonou et la Direction des douanes béninoises ont été alertées de la présence d’une quantité importante de cocaïne dans un conteneur à bord du navire « MSC Sophie » transportant des produits surgelés.

4. Sur la base de cette information donnée par les Services de Renseignements et de la Documentation de la Présidence de la République du Bénin, le Ministère public et la Douane béninoise ont, dès le 28 octobre 2016, ouvert une procédure judiciaire contre le Requérant et trois de ses employés pour trafic de dix-huit (18) kg de cocaïne pure trouvés dans un conteneur de produits surgelés importés par la Société Comptoir Mondial de Négoce (COMON SA) dont il est l’administrateur général.

5. Le 04 novembre 2016, la Chambre correctionnelle du Tribunal de première instance de première classe de Cotonou, par jugement n°262/ IFD-16, a relaxé le Requérant et un des employés des fins de la poursuite pour insuffisance de preuves et au bénéfice du doute. Les deux autres employés ont été relaxés «purement et simplement ».

6. Le Requérant a également allègué que l’administration des Douanes a procédé à la suspension du terminal à conteneur de la Société de Courtage de Transit et de Consignation (SOCOTRAC) ainsi qu‘au retrait de l’agrément de commissionnaire en douane à la Société SOCOTRAC. La Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC), par deux décisions datées du 28 novembre 2016 a procédé à la coupure des signaux de la station de radio diffusion SOLEIL FM ainsi que de la chaine de télévision SIKKA TV. Le Requérant a allègué qu’il est l’actionnaire majoritaire dans toutes ces sociétés.

7. Dans sa requête soumise à la Cour le 27 février 2017, le Requérant, estimant que l’affaire de trafic international de drogue et la procédure subséquente s’inscrivent dans le cadre d‘«un complot ourdi » contre lui et violent ses droits garantis et protégés par les instruments internationaux des droits de l’homme, a saisi la Cour de céans.

8. Par ailleurs, en octobre 2018, le Requérant a fait état de la création, en juillet 2018, d’une Cour d’exception, par l’État défendeur, en vue de le juger à nouveau pour la même affaire de trafic de drogue, et qui l’a effectivement condamné à vingt ans de prison ferme.

9. Le Requérant a fait valoir que les condamnations prononcées contre lui par la CRIET, le 18 octobre 2018 violent les conventions internationales ratifiées par l’État défendeur et qu’elles le placent dans une situation précaire et d’une gravité extrême. Il a soutenu que l’ État défendeur a violé essentiellement son droit à un procès équitable ramifié en plusieurs branches et énonce les violations suivantes : le droit de recevoir notification des charges à son encontre; le droit d’accès au dossier de la procédure ; le droit à ce que sa cause soit entendue par les juridictions nationales compétentes ; le droit au respect du principe du délai raisonnable ; le droit au respect du principe d’indépendance de la justice ; le droit à l’assistance des conseils ; le droit au respect du principe non bis in idem et le droit au respect du principe du double degré de juridiction.

III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR

10. La Requête a été reçue au Greffe le 27 février 2017 et a été notifiée à l’État défendeur le 31 mars 2017. Par lettre datée du 29 mai 2017, reçue au Greffe le 1er juin 2017, l’État défendeur a soumis son mémoire sur les exceptions préliminaires.

11. Dans une lettre datée du 17 juillet 2017, reçue au Greffe le 19 juillet 2017, le Requérant a soumis sa réplique aux exceptions préliminaires soulevées par l’État défendeur. Le 29 août 2017, l’État défendeur a soumis sa duplique sur les exceptions préliminaires.

12. Le 09 octobre 2017, le Requérant a répondu à la duplique. Le 14 novembre 2017, l’État défendeur a soumis sa réponse aux observations du Requérant sur sa duplique.

13. Le 27 novembre 2017, le Greffe a informé les parties que la procédure écrite dans la présente affaire était close.

14. Dans une lettre datée du 06 novembre 2017, reçue au Greffe le 11 décembre 2017, le Requérant a allègué de nouvelles attaques contre sa personne et l’utilisation de nouvelles méthodes par l’État défendeur en vue d’asphyxier ses entreprises et a sollicité, de ce fait, la tenue d’une audience publique. Le 26 mars 2018, il a réitéré cette demande.

15. Le 09 mai 2018, la Cour a tenu son audience publique et a mis l’affaire en délibéré tout en accordant à l’État défendeur l’autorisation de déposer, dans un délai de trente (30) jours, sa réponse aux nouveaux moyens du Requérant. Ladite réponse a été déposée au Greffe le 13 mai 2018.

16. Dans une lettre datée du 15 octobre 2018 et reçue le 16 octobre 2018, le Requérant a soumis à la Cour de nouvelles allégations en rapport avec l’affaire. Dans ses écritures, il a fait valoir qu’alors que l’arrêt de la Cour de céans est attendu par les parties, l’État du Bénin a créé, par une loi datée du 02 juillet 2018, une juridiction d’exception nommée « Cour de Répression des Infractions Economiques et du Terrorisme (ci-après « CRIET ») pour connaitre, une fois encore, de l’affaire de trafic international de drogue qui l’a impliqué. Il a également allégué que cette nouvelle procédure implique de nouvelles violations de ses droits et a sollicité que la Cour rende une ordonnance demandant à l’État défendeur de surseoir à son procès devant la CRIET.

17. Le 24 octobre 2018, le Greffe a notifié à l’État défendeur les nouvelles allégations du Requérant.

18. Le 26 octobre 2018, le Requérant a soumis une autre lettre dans laquelle il a fait état de l’arrêt de condamnation n°007/3C.COR du 18 octobre 2018 rendu par la CRIET et a demandé à la Cour de rendre, à titre de mesures provisoires, une ordonnance de sursis à l’exécution dudit arrêt. Cette lettre a été enregistrée au Greffe le 31 octobre 2018.

19. Le 31 octobre 2018, le Greffe a reçu du Requérant une lettre datée du même jour. Dans celle-ci, le Requérant a produit le compte-rendu de l’Assemblée générale des magistrats de Cotonou, qui soutient l’illégalité de la CRIET et a demandé à la Cour de prendre toutes mesures appropriées, y compris le sursis à l’exécution de l’arrêt rendu par la CRIET jusqu’à l’examen du pourvoi en cassation.

20. Le 05 novembre 2018, le Requérant a adressé à la Cour une lettre rectificative de celle en date du 31 octobre 2018 et a demandé à la Cour de considérer le sursis à l’exécution de l’arrêt de la CRIET jusqu’à sa décision et non jusqu’à l’examen du pourvoi en cassation. Cette lettre a été reçue au Greffe le 20 novembre 2018 et notifiée à l’État défendeur le même jour.

21. Le 07 novembre 2018, le Greffe a notifié à l’État défendeur les lettres du Requérant datées respectivement du 26 et 31 octobre 2018.

22. Le 12 novembre 2018, le Requérant a réitéré sa demande de sursis à l’exécution de l’arrêt de la CRIET. Cette lettre a été reçue au Greffe le 19 novembre 2018 et notifiée à l’État défendeur le 20 novembre 2018.

23. Le 13 novembre 2018, l’État défendeur a formulé ses observations sur la recevabilité des nouvelles allégations soumises par le Requérant. Les observations de l’État défendeur ont été reçues le 14 novembre 2018 au Greffe qui les a notifiées au Requérant le même jour.

24. Le 20 novembre 2018, le Greffe a reçu les observations de l’État défendeur, formulées dans sa lettre en date du 19 novembre 2018, sur le sursis à l’exécution de l’arrêt rendu par la CRIET. Le même jour le Greffe a transmis lesdites observations au Requérant.

25. Le 21 novembre 2018, le Requérant a soumis à la Cour un ensemble de documents, à l’appui des allégations de violation de ses droits, constitué d’un rapport d’étude menée par le Barreau du Bénin sur la CRIET, la transcription de la déclaration du Président de l’Union National des Magistrats du Bénin ainsi qu’une copie de l’arrêt rendu par la CRIET. Lesdits documents ont été transmis à l’État défendeur le même jour.

26. Le 05 décembre 2018, la Cour a pris une ordonnance portant rabat du délibéré et réouverture de la procédure écrite. Elle a également reçu les nouvelles pièces soumises par les parties après la mise en délibéré de l’affaire.

IV. SUR LA COMPÉTENCE PRIMA FACIE DE LA COUR

27. Lorsqu’elle est saisie d’une requête, la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence, en application de l’article 39 du Règlement intérieur et sur la base des articles 3 et 5(3) du Protocole.

28. Toutefois, avant d’ordonner des mesures provisoires, la Cour n’a pas à s’assurer qu’elle a compétence sur le fond de l’affaire, mais simplement qu’elle a compétence prima facie1.

29. L’article 3(1) du Protocole dispose que « la Cour a compétence pour connaitre de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifiés par les États concernés ».

30. Aux termes de l’article 5(3) du Protocole, « La Cour peut permettre aux individus ainsi qu’aux organisations non gouvernementales (ONG) dotées de statut d’observateur auprès de la Commission d’introduire des requêtes directement devant elle, conformément à l’article 34(6) de ce Protocole ».

31. Comme il est mentionné au paragraphe 2 de la présente ordonnance, l’État défendeur est partie à la Charte, au Protocole et a également fait la déclaration acceptant la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes d’individus et des organisations non gouvernementales conformément à l’article 34 (6) du Protocole lu conjointement avec l’article 5 (3) du Protocole.

32. En l’espèce, les droits dont le Requérant allègue la violation sont protégés par les dispositions des articles 3(2), 5, 6, 7, 14 et 26 de la Charte.

33. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence prima facie pour connaitre de la requête.

V. SUR LA MESURE PROVISOIRE DEMANDÉE

34. Le Requérant demande à la Cour d’ordonner une mesure de sursis à l’exécution de l’arrêt n°007/3C.COR du 18 octobre 2018 rendu par la (CRIET).

35. Il indique qu’en dépit du pourvoi en cassation qu’il a exercé, l’État défendeur peut à tout moment passer à l’exécution de l’arrêt de la CRIET. Le Requérant expose que les décisions de la CRIET ne sont pas susceptibles d’appel et que le pourvoi en cassation est un recours extraordinaire.

36. Le Requérant soutient que l’exécution de l’arrêt n°007/3C.COR du 18 octobre 2018, rendu par la CRIET entrainerait pour lui des conséquences imprévisibles et demande à la Cour de prendre d’urgence une décision de sursis à l’exécution dudit arrêt.

37. L’État défendeur soutient que le Requérant ne peut pas demander à la Cour le sursis à l’exécution d’une décision de justice rendue par une juridiction béninoise en vertu du droit positif béninois et des lois déclarées conformes à la Constitution béninoise par la Cour constitutionnelle.

38. Il précise qu’il est de jurisprudence constante que les juridictions communautaires n’ont pas compétences pour faire des injonctions aux États membres relativement à leurs lois et procédures internes. Il estime qu’admettre de telles injonctions aboutirait à l’anéantissement des décisions de justice interne. L’État défendeur évoque aussi le pourvoi en cassation exercé par le Requérant pour décrire le caractère précoce et mal fondé de la demande de celui-ci.

39. Enfin, l’État défendeur prie la Cour de rejetter la demande du Requérant comme précoce et mal fondée.

40. La Cour relève que l’article 27 (2) du Protocole dispose comme suit : « Dans les cas d’extrême gravité et lorsqu’il s’avère nécessaire d’éviter des dommages irréparables à des personnes la Cour ordonne les mesures provisoires qu’elle juge pertinentes »

41. L’article 51(1) du Règlement intérieur, par ailleurs, dispose que :

« La Cour peut, soit à la demande d’une partie ou de la Commission, soit d’office, indiquer aux parties toutes mesures provisoires qu’elle estime devoir être adoptées dans l’intérêt des parties ou de la justice ».

42. La Cour observe qu’il lui appartient de décider dans chaque cas d’espèce si, à la lumière des circonstances particulières de l’affaire, elle doit exercer la compétence qui lui est conférée par les dispositions ci-dessus.

43. La Cour observe que, même si aux termes de l’article 19 alinéa 2 de la loi portant création de la CRIET, les arrêts de celle-ci sont susceptibles de pourvoi en cassation2, l’article 594 du Code de procédure pénale béninois déclare déchus de leur pourvoi, les condamnés qui ne sont pas en détention ou qui n’ont pas obtenu dispense d’exécuter la peine3.

44. Dans les circonstances de la présente affaire où le Requérant n’est pas en détention et n’a pas obtenu une dispense d’exécution de sa peine, la Cour estime qu’il subsiste un risque que l’arrêt de condamnation à la peine de prison soit exécuté, nonobstant un éventuel pourvoi en cassation.

45. De ce qui précède, la Cour estime que les circonstances de l’espèce révèlent une situation d’extrême gravité et présentent un risque de préjudices irréparables pour le Requérant, si la décision rendue par la CRIET, le 18 octobre 2018, venait à être exécutée avant la décision de la Cour dans l’affaire pendante devant elle.

46. En conséquence, la Cour conclut que ces circonstances nécessitent une mesure provisoire de sursis à l’exécution de l’arrêt rendu par la CRIET, en application de l’article 27(2) du Protocole et de l’article 51 de son Règlement intérieur, pour préserver le statu quo.

47. La Cour tient à préciser que la présente ordonnance est de nature provisoire et ne préjuge en rien des décisions qu’elle prendra sur sa compétence, la recevabilité de la requête et le fond de la présente affaire.

VI. DISPOSITIF

48. Par ces motifs,

LA COUR,

A l’unanimité,

Ordonne à l’État défendeur de :

i. Sursoir à l’exécution de l’arrêt n°007/3C.COR du 18 octobre 2018, rendu par la Cour de Répression des Infractions Economiques et du Terrorisme, établie par la Loi n°2018-13 du 02 juillet 2018 jusqu’à la décision définitive de la Cour de céans ;

ii. Faire rapport à la Cour dans un délai de quinze (15) jours à compter de la date de réception de la présente ordonnance, sur les mesures prises pour mettre en oeuvre l’Ordonnance.

Ont signé :

Sylvain ORÉ, Président ;

Ben KIOKO, Vice-président ;

Gérard NYUNGEKO, Juge ;

El Hadji GUISSÉ, Juge ;

Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;

Ângelo V. MATUSSE, Juge ;

Suzanne MENGUE, Juge ;

M-Thérèse MUKAMULISA, Juge ;

Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;

Chafika BENSAOULA, Juge ;

et
Robert ENO, Greffier.

Fait à Tunis, le septième jour du mois de décembre 2018, en anglais et en français, le
texte français faisant foi.

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