William c République-Unie De Tanzanie (Requête N° 016/2016) [2018] AfCHPR 76 (21 septembre 2018)

William c République-Unie De Tanzanie (Requête N° 016/2016) [2018] AfCHPR 76 (21 septembre 2018)

AFRICAN UNION



UNION AFRICAINE



UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES









AFFAIRE



DIOCLES WILLIAM



c.



RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE



REQUÊTE NO 016/2016







ARRÊT

21 SEPTEMBRE 2018



SOMMAIRE









La Cour, composée de : Sylvain ORÉ, Président ; Ben KIOKO, Vice-président ; Rafaâ Ben ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA et Stella I. ANUKAM, Juges ; et Robert ENO, Greffier ;



En application des articles 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole ») et 8(2) du Règlement de la Cour (ci-après dénommé « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD, membre de la Cour de nationalité tanzanienne, s'est récusée.



En l’affaire:



Diocles WILLIAM,

assurant lui-même sa défense



contre



RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE



Représentée par:

i. Mme Sarah MWAIPOPO, Directrice des Affaires constitutionnelles et des droits de l’homme, Cabinet de l’Attorney général



ii. M. Baraka LUVANDA, Ambassadeur, Chef de l’Unité des affaires juridiques, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération est-africaine, régionale et internationale



iii. Mme Nkasori SARAKIKYA, Directrice adjointe, chargée des droits de l'homme, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney général



iv. Mme Venosa MKWIZU, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney général



v. M. Abubakar MRISHA, Senior State Attorney, Cabinet de l’Attorney général



vi. M. Elisha E. SUKA, Foreign Service Officer, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération est-africaine, régionale et internationale.



Après en avoir délibéré,

rend le présent arrêt





I. LES PARTIES



1. Le Requérant est le Sieur Diocles William, ressortissant de la République-Unie de Tanzanie, condamné à une peine de trente (30) ans de réclusion pour crime de viol sur une mineure de douze (12) ans.



2. L’État défendeur est la République-Unie de Tanzanie, qui est devenu partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommée « la Charte »), le 21 octobre 1986, et au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, le 10 février 2006. Il a par ailleurs déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole le 29 mars 2010.





II. OBJET DE LA REQUÊTE



A. Faits de la cause



3. Il ressort du dossier devant la Cour que le 11 juillet 2010, vers 16 heures, au village de Mbale, district de Missenyi dans la région de Kagera, le Requérant, alors âgé de vingt-deux (22) ans, aurait commis un viol sur une mineure, âgée de douze (12) ans à l’époque des faits.



4. Dans l’affaire pénale no 42/2010 devant le Magistrat résident du tribunal de Bukoba, le Requérant a été déclaré coupable et condamné le 4 août 2010 à trente (30) ans de réclusion et douze (12) coups de fouet, pour viol perpétré sur une mineure de douze (12) ans, infraction prévue et réprimée par les articles 130(2)(e) et 131(2)(a) du Code pénal tanzanien, édition révisée de 2002, tel que modifié par la loi de 1998 intitulée Sexual Offences Special Provisions Act (ci-après dénommé « Code pénal tanzanien »).



5. Le Requérant a, ensuite, formé l’appel pénal no 23/2011 contre ce jugement devant la Haute Cour de Tanzanie siégeant à Bukoba (ci-après dénommée « la Haute Cour »), pour contester la crédibilité des témoins à charge, de la concordance des témoignages et l'administration de châtiments corporels. Mais, ce recours a été rejeté le 29 mai 2014.



6. S’estimant lésé par la décision de la Haute Cour, le Requérant a saisi la Cour d’appel de Tanzanie siégeant à Bukoba (ci-après dénommée « la Cour d’appel ») dans le recours pénal n° 225 de 2014 ; cet appel a été rejeté le 24 février 2015, au motif qu’il était sans fondement.



B. Violations alléguées



7. Le Requérant allègue qu’il a été privé de son droit fondamental à ce que sa cause soit entendue par un tribunal, en violation de l’article 231(4) de la Loi tanzanienne portant Code de procédure pénale, édition révisée de 2002 et de l’article 7(1)(c) de la Charte.



8. Il allègue en outre que les articles 130(2) (e) et 131(2)(a) du Code pénal, sont manifestement contraires à la Constitution de la République-Unie de Tanzanie de 1977 en son article 13(2) et (5).



9. Dans sa Réplique, il allègue la violation de son droit à l’assistance judiciaire.



III. RESUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR



10. La Requête a été introduite au Greffe le 8 mars 2016 et signifiée à l’État défendeur le 20 avril 2016 par lettre l’invitant à déposer la liste de ses représentants dans un délai de trente (30) jours et à faire connaître sa réponse à la Requête dans un délai de soixante (60) jours à compter de la date de réception de la notification, conformément à l’article 35(2)(a) et (4)(a) du Règlement. La demande d’assistance judiciaire devant la Cour de céans n’a pas été accordée.



11. Le 10 juin 2016, l’État défendeur n’ayant pas déposé sa réponse, le Greffe l’a informé que la Cour avait décidé, de sa propre initiative, de proroger de 30 jours le délai qui lui était imparti pour faire connaître sa réponse.



12. Le même jour, la Requête a été communiquée au Conseil exécutif de l’Union africaine et, par l’intermédiaire de la Présidente de la Commission de l’Union africaine, aux États parties au Protocole, conformément à l’article 35(3) du Règlement.



13. Le 9 août 2016, l’État défendeur a déposé sa Réponse et justifié son retard par le fait qu’il devait collecter des informations auprès des diverses entités concernées par la procédure.



14. Le 17 août 2016, le Greffe a transmis la réponse de l’État défendeur au Requérant, demandant à celui-ci de déposer sa réplique, dans un délai de trente (30) jours.



15. Le 22 septembre 2016, le Requérant a déposé sa Réplique qui a été communiquée à l’État défendeur par lettre en date du 4 octobre 2016.



16. À sa quarante-troisième session ordinaire, tenue du 31 octobre au 18 novembre 2016, la Cour a décidé de clore la procédure écrite.



17. Le 26 janvier 2017, le Greffe a informé les parties de la clôture de la procédure écrite à compter du 14 novembre 2016.



18. Le 6 avril 2018, les Parties ont été informées que la Cour n’allait pas tenir une audience, les écritures et pièces versées au dossier étant suffisantes pour la prise de décision sur l’affaire.





IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES



19. Le Requérant demande à la Cour :

i. de faire droit à sa demande et de réexaminer toute la procédure qui s’est déroulée devant les juridictions internes de l’État défendeur, y compris la question de la requête relative à la violation des droits fondamentaux devant la Haut Cour1 soulevée dans la Requête ;

ii. d’annuler la déclaration de culpabilité et d’ordonner sa remise en liberté ;

iii. de prendre toute autre décision ou mesure de réparation que la Cour estime appropriée, au vu des circonstances de l’espèce ;

iv. de lui accorder une assistance judiciaire gratuite, en application des articles 31 du Règlement intérieur et 10(2) du Protocole.



20. L’État défendeur demande à la Cour de dire:

i. qu’elle n’a pas compétence pour connaître de l'affaire ;

ii. que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l'article 40(5) et (6) du Règlement ;

iii. que la Requête est irrecevable.



21. L’État défendeur demande en outre à la Cour :

i. de constater qu’il n'a pas violé les droits du Requérant inscrits aux articles 2, 3(2) et 7(1) (c) de la Charte ;

ii. de rejeter la demande du Requérant ;

iii. de déclarer que le Requérant doit continuer de purger sa peine ;

iv. de rejeter la Requête car elle est sans fondement ;

v. de mettre les frais de la procédure à la charge du Requérant.



22. Dans sa Réplique, le Requérant demande, en outre, à la Cour de rejeter l’exception d’incompétence soulevée par l’État défendeur, de conclure à recevabilité de la Requête et de déclarer non fondées des allégations portées sur le fond de l’affaire.



V. SUR LA COMPÉTENCE



23. Conformément à l’article 39(1) de son Règlement intérieur, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence... ».



A. Exceptions d’incompétence matérielle



24. L’État défendeur soutient qu’en demandant à la Cour de réexaminer des éléments de preuve produits devant ses juridictions et évalués par celles-ci jusqu’au degré le plus élevé, le Requérant lui demande d’agir en tant que juridiction d'appel, alors qu'elle n’en a pas la compétence.



25. Il ajoute que la Cour est uniquement habilitée à interpréter et appliquer la Charte et les instruments relatifs aux droits de l’homme, conformément aux articles 3(1) du Protocole et 26 et 40(2) du Règlement, comme elle l’a souligné elle-même dans l’arrêt qu’elle a rendu dans la Requête n° 001/2013-Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi.



26. L’État défendeur fait valoir en outre que c’est la première fois que le Requérant soulève la question de la violation alléguée de l’article 13(2) et (5) de sa Constitution ; des articles 130(2) et 131(2) du Code pénal, tout comme de l’article 7(1)(c) de la Charte concernant l’assistance judiciaire. Il soutient que n’ayant pas évoqué ces questions devant les juridictions nationales, le Requérant demande à la Cour de céans d’agir comme juridiction de première instance alors qu’elle n’a pas la compétence pour le faire. L’État défendeur souligne que la Cour n’est pas une juridiction de première instance pour connaitre de la question de l’inconstitutionnalité.

***

27. Le Requérant conteste l’argument avancé par l’État défendeur selon lequel la Cour n’est pas compétente en l’espèce, estimant que celle-ci a compétence pour agir chaque fois qu’il y a violation de la Charte et des autres instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme. La Cour est donc habilitée à réexaminer les décisions rendues par les juridictions nationales, apprécier les éléments de preuve, annuler la peine prononcée et acquitter ou relaxer la victime, comme elle l’a fait dans la décision qu’elle a rendue dans la Requête n° 005/2013, Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie.

***

28. Sur la première exception tirée du fait que la Cour de céans est appelée à agir comme une juridiction d’appel, la Cour réitère sa position selon laquelle2 elle n’est pas une instance d’appel des décisions rendues par les juridictions nationales. Toutefois, cela n’écarte pas sa compétence pour apprécier si les procédures devant les juridictions nationales répondent aux normes internationales établies par la Charte ou par les autres instruments applicables des droits de l’homme auxquels l’État défendeur est partie.3 En l’espèce, la Cour a compétence pour déterminer si les procédures internes relatives aux chefs d’accusation pour infraction pénale qui constituent le fondement de la Requête devant elle ont été menées conformément aux normes internationales énoncées dans la Charte.



29. En ce qui concerne l’allégation selon laquelle le Requérant demande à la Cour de siéger comme tribunal de première instance, la Cour relève que, dans la mesure où la Requête porte sur des violations alléguées des dispositions des instruments internationaux des droits de l’homme auxquels l’État défendeur est partie, elle a la compétence matérielle, en vertu de l’article 3(1) du Protocole, qui dispose que la Cour « a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés».



30. En conséquence, la Cour rejette l’exception de l’État défendeur tirée du fait que le Requérant demande à la Cour d’agir, en l’espèce, comme une juridiction d’appel et comme un tribunal de première instance et déclare qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de l’espèce.

B. Sur les autres aspects de la compétence



31. La Cour fait observer que l’État défendeur ne conteste pas sa compétence personnelle, temporelle et territoriale et que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente au regard de ces trois aspects. Elle constate donc qu’en l’espèce, elle a :

i. la compétence personnelle, dans la mesure où l’État défendeur est un État partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration requise à l’article 34(6) de ce même Protocole autorisant le Requérant à saisir directement la Cour en vertu de l’article 5(3) du Protocole ;

ii. la compétence temporelle, dans la mesure où, de par leur nature, les violations alléguées se poursuivent et que le Requérant demeure condamné sur la base de ce qu’il considère comme une procédure inéquitable ;

iii. la compétence territoriale, étant donné que les violations alléguées sont intervenues sur le territoire d’un État partie au Protocole, à savoir l'État défendeur.

32. Au vu de ce qui précède, la Cour déclare qu’elle est compétente pour connaître de la Requête.





VI. SUR LA RECEVABILITÉ



33. Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte.»



34. En application de l’article 39(1) de son Règlement intérieur, «la Cour procède à un examen préliminaire (…) des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du Règlement.»



35. L’article 40 du Règlement, qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte, est libellé comme suit :

« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :

1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;

2. Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;

3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;

4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;

5. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Commission que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;

6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;

7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine.»



A. Les conditions de recevabilité en discussion entre les parties



36. L’État défendeur a soulevé des exceptions relatives à l’épuisement des voies de recours internes et au dépôt de la requête dans un délai raisonnable.



i. Exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes



37. L’État défendeur conteste la recevabilité de la Requête au motif que le Requérant ne peut pas invoquer devant la Cour de céans la violation de son droit à un procès équitable inscrit aux articles 13(6) de la Constitution tanzanienne et 7(1)(c) de la Charte, alors qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes disponibles, notamment la requête relative à la violation des droits fondamentaux, conformément à l’article 30(3) de la Constitution tanzanienne et à la Loi sur l’application des droits et des devoirs fondamentaux, telle qu’amendée en 2002.

38. L’État défendeur, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Commission4, invoque le non-respect de l’article 40(5) du Règlement par le Requérant, estimant qu’à aucun moment la question de l’assistance judiciaire n’avait été soulevée devant les juridictions nationales, alors que l’article 3 du Code de procédure pénale tout comme l’article 31 du Règlement de la Cour d’appel de 2009 prévoient l’assistance judiciaire.

***

39. Le Requérant réfute l'exception d’irrecevabilité de sa Requête tirée de ce qu’il n’a pas formé le recours relative à la violation des droits fondamentaux, arguant du fait qu’il n’était pas tenu de l’épuiser.



40. En ce qui concerne la question de l’assistance judiciaire, le Requérant fait valoir que selon les dispositions de l’article 3 du Code de procédure pénale et de l'article 31 du règlement de procédure de la Cour d'appel, l’assistance judiciaire n’est octroyée à une personne accusée qu’à la seule condition que les autorités judiciaires l’aient jugée souhaitable, dans l'intérêt de la justice.

***

41. La Cour note que le Requérant a interjeté appel et a eu accès à la plus haute juridiction de l’État défendeur, à savoir la Cour d’appel, afin qu’elle se prononce sur les différentes allégations, en particulier celles relatives aux violations du droit à un procès équitable.



42. En ce qui concerne la requête relative à la violation des droits fondamentaux du Requérant, la Cour a déjà établi à plusieurs reprises que ce recours constitue, dans le système judiciaire tanzanien, un recours extraordinaire que le Requérant n’était pas tenu d’épuiser avant de la saisir5.



43. Sur l’allégation selon laquelle le Requérant n’a pas soulevé la question de l’assistance judiciaire au niveau national et que c’est devant la Cour de céans qu’il l’a fait pour la première fois, la Cour estime, conformément à l’arrêt rendu dans l’affaire Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, que ce grief fait partie du « faisceaux des droits et garanties » qui se rapportent à l’appel dans les procédures au niveau national qui ont abouti à la confirmation de sa déclaration de culpabilité et de sa condamnation à 30 ans de réclusion. La Cour considère que l’assistance judiciaire fait partie d’un ensemble des droits et garanties relatifs au droit à un procès équitable sur lesquels portaient les recours du Requérant en appel ou en constituaient le fond. Les autorités judiciaires nationales ont donc amplement eu la possibilité de statuer sur cette allégation même sans que le Requérant ne l’ait explicitement soulevée. Il ne serait donc pas raisonnable d'exiger du Requérant qu’il dépose une nouvelle requête devant les juridictions internes pour demander réparation6.



44. En conséquence, la Cour considère que le Requérant a épuisé les voies de recours internes visées aux articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement. Elle rejette en conséquence l’exception d’irrecevabilité de la Requête.



ii. Exception d’irrecevabilité tirée du non-respect d’un délai raisonnable



45. L’État défendeur avance l’argument qu’au cas où la Cour viendrait à conclure que le Requérant a épuisé les voies de recours internes, il n’en demeurerait pas moins que l’intéressé n’a pas saisi la Cour dans un délai raisonnable à compter de la date d’épuisement de ces recours.



46. Il fait également valoir que même si l’article 40(6) du Règlement ne précise pas ce qui constitue un délai raisonnable, la jurisprudence internationale en matière des droits de l'homme a établi qu’une période de six mois est considérée comme un délai raisonnable, en se référant en particulier à la décision rendue dans la Communication no 308/5- Michael Majuru c. Zimbabwe, dans laquelle la Commission aurait retenu ce délai.



47. L’État défendeur affirme qu’une période de onze (11) mois s’est écoulée entre la décision de la Cour d'appel (24 février 2015) et la date de la saisine de la Cour (8 mars 2016), le Requérant ayant ainsi dépassé le délai de six (06) mois considéré comme raisonnable, alors que rien ne l’empêchait de déposer sa requête plus tôt.



48. Dans sa Réplique, le Requérant réfute les allégations de l’État défendeur selon lesquelles le délai pour former un recours devant la Cour est de six mois après l'épuisement des voies de recours internes, faisant valoir que le caractère raisonnable de tout délai dépend des circonstances particulières de la cause. Il cite à cet effet la décision rendue par la Cour dans l’affaire n° 013/2011, Ayants-droit de feu Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso.

***

49. La Cour considère que la question qui se pose à ce niveau est de savoir si le temps qui s’est écoulé entre l’épuisement des voies de recours internes et sa saisine est un délai raisonnable au sens de de l’article 40(6) du Règlement.



50. La Cour note que les voies de recours internes ont été épuisées le 24 février 2015, date de la décision de la Cour d’appel, et que la Requête a été déposée au Greffe le 8 mars 2016. Entre la décision de la Cour d’appel et le dépôt de la Requête au Greffe de la Cour de céans, il s’est écoulé un (1) an et treize (13) jours.



51. Dans l’arrêt Ayants-droit de feu Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, la Cour a établi le principe selon lequel « le caractère raisonnable d’un délai de sa saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire, et doit être apprécié au cas par cas »7.



52. La Cour note que dans la présente affaire, le Requérant est profane en matière de droit, indigent et incarcéré ; qu’il ne bénéficie ni d’un conseil ni d’une assistance judiciaire8. La Cour considère que ces raisons justifient à suffisance le dépôt de sa Requête un (1) an et treize (13) jours après la décision de la Cour d’appel.

53. Au vu de ce qui précède, la Cour rejette en conséquence l’exception d’irrecevabilité tirée du non-respect d’un délai raisonnable.



B. Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les Parties



54. La Cour relève que les conditions relatives à l'identité du requérant, aux termes utilisés dans la Requête, à la nature des éléments de preuve et au principe non bis in idem, telles que prévues aux alinéas 1, 2, 3, 4 et 7 de l'article 40 du Règlement intérieur ne sont pas contestées par les Parties.



55. La Cour relève également que les pièces versées au dossier par les Parties ne contiennent aucun élément donnant à penser qu’une condition quelconque parmi celles mentionnées plus haut n’a pas été remplie. La Cour considère en conséquence que ces conditions ont été pleinement réunies en l'espèce.



56. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la Requête remplit toutes les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement et la déclare recevable en conséquence.



VII. SUR LE FOND



A. Violations alléguées du droit à un procès équitable



57. Le Requérant allègue la violation du droit à un procès équitable, à savoir : (i) le défaut d’audition de ses témoins, (ii) le fait que la déclaration de culpabilité ait été fondée sur des éléments de preuves insuffisants et des déclarations contradictoires des témoins à charge et (iii) le défaut d’accès à l’assistance judiciaire.



i. Allégation selon laquelle les témoins du Requérant n’ont pas été entendus



58. Le Requérant allègue que la juridiction de première instance a refusé de citer les témoins à décharge à comparaitre. Il estime que, de ce fait, il a été privé, en violation de l'article 231(4) du Code de procédure pénale et de l'article 7(1) (c) de la Charte, de son droit fondamental à ce que sa cause soit entendue.



59. Il réfute, par ailleurs, l’allégation de l’État défendeur selon laquelle l'absence des témoins à décharge était due à sa propre négligence, précisant qu’il était en détention et que les autorités n'ont rien fait pour faire comparaitre les témoins en question. Il ajoute qu’il n’a pas été informé par les autorités, avant qu’il ne décide de renoncer à produire des témoins, qu’il pouvait bénéficier de leur assistance pour faire comparaitre ses témoins.

***

60. L’État défendeur réaffirme que le Requérant n’a jamais soulevé la question de cette violation devant les juridictions nationales, alors que la législation lui en donnait le droit et qu’il avait à deux reprises sollicité l’ajournement des débats en raison de l'absence de ses témoins, avant de se résoudre finalement à laisser la procédure se poursuivre, sans obtenir leur comparution.

***

61. La Cour note que l'article 7(1)(c) de la Charte dispose que :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :

c) le droit à la défense … ».



62. Le droit à une défense effective comprend, entre autres, le droit de citer des témoins à décharge9. La question qui se pose est celle de savoir s’il n’incombe qu’à la personne poursuivie d’assurer la comparution de ses témoins devant le tribunal ou si les autorités compétentes de l’État défendeur ont aussi la responsabilité de veiller à faire comparaître les témoins qu’elles entendent faire comparaître.



63. La Cour considère que dans tout procès et, plus particulièrement, en matière pénale, la juridiction saisie doit entendre tant les témoins à charge que les témoins à décharge. Sinon, elle est tenue de motiver sa décision. À cet égard, la Cour note que l’article 231(4) du Code de procédure pénale de l’État défendeur contient une disposition qui autorise que les juridictions nationales peuvent prendre des mesures pour faire comparaître les témoins à décharge si elles estiment que leur absence ne relève pas d’un manquement de la part de l’accusé et qu’en cas de comparution, ils pourraient apporter des éléments de preuve en sa faveur10.



64. En l’espèce, il ressort du dossier que le Requérant a cité des témoins à trois (03) reprises, sans succès, et qu’il a finalement renoncé à les faire comparaitre11. Cependant, devant la Cour de céans il affirme avoir renoncé à appeler ses témoins parce qu'il n'avait pas été informé que les autorités judiciaires pouvaient l'aider à obtenir leur comparution pour déposer en sa faveur.



65. La Cour considère que même si le Requérant a renoncé à citer ses témoins, la comparution de ces derniers était pourtant nécessaire pour garantir l’égalité des armes. Or, en l’espèce, il n’est mentionné nulle part dans le dossier les motifs pour lesquels la juridiction concernée n’a pas pris les mesures appropriées pour assurer l’audition des témoins à décharge.



66. La Cour considère qu’il était nécessaire que les autorités judiciaires de l’État défendeur fassent davantage preuve d’initiative, notamment en vérifiant que si le Requérant n’avait plus l’intention d’appeler ses témoins à la barre c’est parce qu’il ne souhaitait en réalité pas les faire comparaître comme témoins à décharge, ou qu’il n’avait pas les moyens d’obtenir leur comparution. Il était particulièrement souhaitable que les autorités judiciaires de l’État défendeur fournissent, de leur propre initiative, des informations suffisantes au Requérant, personne indigente, en détention et sans assistance judiciaire.



67. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à la défense, garanti par l’article 7(1)(c) de la Charte, en ne prenant pas des mesures pour faire comparaitre ses témoins.



ii. Allégations relatives à l’insuffisance des éléments de preuve et aux contradictions des déclarations des témoins



68. Le Requérant allègue que les éléments de preuve soumis au tribunal de première instance et sur lesquels il s’est fondé pour le déclarer coupable reposaient exclusivement sur la déposition de la victime (PW4), qui a affirmé qu’alors qu’elle était chez sa mère (PW2) et jouait avec une de ses amies (PW5), le Requérant s’était présenté et lui avait demandé de le suivre chez lui où il lui donnerait 100 shillings tanzaniens. À mi-chemin, il l’avait entraînée dans un fourré et l’avait violée. Il l’avait ensuite menacée de la poignarder et de la frapper à coups de bâton si jamais elle racontait à quiconque ce qui s’était passé.



69. Il nie avoir commis une telle infraction et affirme que le jour en question, il se trouvait au domicile de la mère de la victime (PW2) entre 18 heures et 19 heures en compagnie de trois de ses amis, pour consommer de l’alcool (appelé « pombe » ou encore « Gongo »). Il avait ensuite modifié sa première déclaration et affirmé qu’ils étaient arrivés chez la mère de la victime (PW2) vers 15 h 45, soit 45 minutes après avoir quitté leurs domiciles respectifs.



70. Il réfute les allégations de l’État défendeur relatives à l’examen des éléments de preuve et demande à la Cour de les réexaminer en tenant compte des doutes qu’il avait émis sur les déclarations du conseil de l’État défendeur.

***

71. L’État défendeur réfute les arguments du Requérant et décrit les étapes de la procédure suivie devant les différentes juridictions internes jusqu’au verdict final, relevant au passage que le Magistrat résident du tribunal de Bukoba12, la Haute Cour13 et la Cour d’appel14 ont tous déclaré le Requérant coupable de l’infraction en question.

***

72. La Cour note que dans un procès pénal, la condamnation de personnes pour un crime doit être établie avec certitude. À cet égard, la Cour a considéré dans le passé « … qu’un procès équitable requiert que la condamnation d’une personne à une sanction pénale et particulièrement à une lourde peine de prison, soit fondée sur des preuves solides. C’est tout le sens du droit à la présomption d’innocence consacré également par l’article 7 de la Charte. »15



73. En l’espèce, la Cour observe que, comme en témoigne le dossier, le Requérant a été reconnu coupable et condamné, essentiellement sur la base des informations fournies par la victime (PW4), corroborées par les témoignages de membres de sa famille, notamment sa mère (PW2), son amie (PW5) et la mère de celle-ci, la tante de la victime (PW1), qui ont rapporté ce que la victime elle-même leur avait dit. L’amie de la victime (PW5) est le seul témoin oculaire qui aurait assisté partiellement à certains faits, affirmant que la victime avait été emmenée par le Requérant alors qu’elles jouaient ensemble.



74. La Cour relève, en outre, que les vêtements que portait la victime au moment du viol n’ont pas été produits comme preuve devant les autorités judiciaires nationales, le Ministère public s’étant contenté d’affirmer que cette présentation était sans intérêt.







75. En outre, la Cour note encore que le dossier ne contient aucune information sur les dispositions prises pour déterminer si la mère de la victime vendait des boissons alcoolisées, ne précise pas les heures d’ouverture de son commerce, et si, jusqu’à quelle heure, le Requérant avait, comme il le prétend, bu en présence de la mère de la victime ce jour-là, ne recoupe pas ces informations avec la version de la victime qui affirme qu’aucun adulte ne se trouvait dans la maison au moment des faits ; n’indique pas les motifs pour lesquels aucun prélèvement de sang n’a été effectué sur le Requérant pour procéder à des tests et vérifier si les fluides corporels du violeur recueillis dans les parties intimes de la victime ou sur ses vêtements correspondent à l’ADN (acide désoxyribonucléique) du Requérant. Tout ceci démontre des anomalies patentes dans la procédure au niveau national.



76. La Cour considère que le rapport médical ne devait pas se borner à confirmer la réalité du viol, mais il devait également déterminer si celui-ci avait été commis par le Requérant, la victime ayant été conduite à l’hôpital pour subir des examens médicaux près d’une heure après la commission de l’infraction (entre 16 heures et 17 heures), alors qu’elle portait encore les mêmes vêtements. En l’espèce, rien n’indique que l’État défendeur ait été confronté à un quelconque obstacle d’ordre technique et, en conséquence, l’exercice de la diligence requise aurait dissipé tout doute sur l’auteur de l’infraction.



77. La Cour rappelle que dans l’affaire Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie16, elle a souligné la nécessité d’obtenir des éclaircissements sur les questions ou les situations susceptibles d’influencer la décision des juges. En l’espèce, la Cour estime que même si elle tient pour constant qu’en matière d’infractions à caractère sexuel, le principal témoignage est celui de la victime, comme le soutient le ministère public, il était nécessaire dans les circonstances de l’espèce, caractérisées par les contradictions relevées entre les déclarations des témoins, tous membres de la famille de la victime, et notamment par le fait que l’accusé n’était pas assisté par un avocat, il aurait été souhaitable que les autorités judiciaires fassent plus d’efforts afin de chercher, en exerçant une diligence raisonnable, à corroborer les déclarations de la victime et à obtenir des précisions sur les circonstances du crime.



78. La Cour considère en conséquence que le droit du Requérant à un procès équitable, prévu à l’article 7 de la Charte, a été violé, car il aurait fallu exercer une diligence raisonnable pour corroborer les déclarations de la victime et des témoins à charge et éclaircir les circonstances du crime.



iii. Violation alléguée du droit à l’assistance judiciaire



79. La question de l’assistance judiciaire n’a pas été soulevée. Toutefois, dans sa Réplique, le Requérant réfute les arguments de l’État défendeur concernant l’assistance judiciaire, faisant valoir qu’aux termes de la procédure prévue à l’article 3 de la Loi sur l’assistance judiciaire, les autorités judiciaires sollicitent une assistance judiciaire lorsque celle-ci est réputée justifiée et si l’intérêt de la justice l’exige.

***

80. L’État défendeur soutient qu’à toutes les étapes des différentes procédures engagées devant ses juridictions nationales, le Requérant n’a jamais demandé une assistance judiciaire ; il n’a pas non plus formulé une telle demande auprès des différentes organisations non gouvernementales (ONG) qui fournissent ladite assistance ; et il n’a jamais déclaré son état d’indigence pour avoir droit à l’assistance judiciaire.



81. L’État défendeur fait valoir que l’assistance judiciaire est obligatoire pour des personnes accusées d’homicide et de meurtre et que son octroi ne nécessite pas une demande expresse de l’accusé. Il ajoute toutefois que l’assistance judiciaire n’est pas un droit absolu, que les États bénéficient d’une marge d’appréciation pour octroyer cette assistance dans la limite de leurs moyens et que c’est ainsi que fonctionne le régime d’assistance judiciaire en vigueur dans le pays. Il soutient en outre que, concernant la Cour de céans, l’article 31 de son Règlement ne prévoit l’octroi d’une assistance judiciaire que dans la limite des ressources financières disponibles.



82. En conclusion, l’État défendeur affirme qu’en tout état de cause, une révision de son régime d’assistance judiciaire est en cours et que les résultats de cet exercice seront communiqués à la Cour en temps opportun.

***

83. La Cour note que l'article 7(1)(c) de la Charte dispose que :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :

… c) le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ».



84. La Cour relève que même si l’article 7(1) (c) de la Charte garantit le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix, il ne prévoit pas expressément le droit à une assistance judiciaire gratuite.



85. Cependant, dans son arrêt Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, la Cour de céans a considéré que l’assistance judiciaire gratuite est un droit inhérent au procès équitable, en particulier au droit à la défense garanti à l’article 7(1)(c) de la Charte17. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu'une personne accusée d'une infraction pénale a automatiquement droit à une assistance judiciaire gratuite, même si elle n'en a pas fait la demande, lorsque l’intérêt de la justice l’exige et, en particulier si elle est indigente, si l’infraction est grave et si la peine prévue par la loi est lourde18.



86. En l’espèce, il n’est pas contesté que le Requérant n’a pas bénéficié d’une assistance judiciaire gratuite tout au long de son procès. Le Requérant ayant été déclaré coupable d’un crime grave, à savoir le viol, passible d’une lourde peine de 30 ans de réclusion, il ne fait aucun doute que l’intérêt de la justice justifiait l’octroi d’une assistance judiciaire gratuite dès lors que le Requérant n’avait pas les moyens requis pour payer les services d’un conseil. À cet égard, l’État défendeur ne conteste pas l’indigence du Requérant et ne laisse pas entendre que celui-ci avait la capacité financière de rémunérer un avocat. Dans ces circonstances, le Requérant aurait dû, de toute évidence, bénéficier d’une assistance judiciaire gratuite. Le fait qu’il ne l’ait pas sollicitée n’exonère pas l’État défendeur de sa responsabilité de lui en octroyer une.



87. En ce qui concerne les allégations de l’État défendeur relatives à la marge d’appréciation dans la mise en œuvre du droit à l’assistance judiciaire, à son caractère non absolu et à l’insuffisance des capacités financières, la Cour considère qu’elles ne sont plus pertinentes pour le cas d’espèce, étant donné que les conditions pour l’attribution obligatoire de l’assistance judiciaire sont toutes remplies. En conséquence, la Cour conclut que l’État défendeur a violé les articles 7(1)(c) de la Charte.



B. Violation alléguée de l’article 13(2) et (5) de la Constitution tanzanienne



88. Le Requérant fait valoir que les articles 130(2) (e) et 131(2) (a) du Code pénal tanzanien, qui traitent des atteintes à la morale et sur la base desquels il a été condamné, violent manifestement les dispositions de l’article 13(2) et (5) de la Constitution tanzanienne.



89. L’État défendeur conteste cette allégation et fait valoir que les actes commis par le Requérant répondent à la définition du crime de viol, comme en atteste la peine prononcée en première instance et confirmée par les deux juridictions d’appel.

***

90. La Cour fait observer qu’elle n’a pas mandat pour examiner la constitutionalité d’une législation nationale déterminée. Toutefois, cela n’empêche pas la Cour d’examiner la compatibilité d’une loi nationale particulière avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme établies par la Charte et par tout autre instrument international des droits de l’homme ratifié par l’État défendeur.19



91. En l’espèce, le Requérant allègue que les articles 130(2)(e) et 131(2)(a) du Code pénal tanzanien20 sont contraires à l’article 13(2) et (5) de la Constitution tanzanienne, qui garantit le droit à l’égalité et à l’égale protection de la loi pratiquement de la même manière que l’article 3 de la Charte.21 Il lui revient donc de déterminer si les articles ci-dessus du Code pénal sont contraires à l’article 3 de la Charte, qui dispose que « Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi [et]…ont droit à une égale protection de la loi. »



92. La Cour note que les articles 130(2)(e) et 131(2)(a) du Code pénal définissent la portée matérielle de l’infraction de viol en même temps que la sanction dont son auteur est passible. La Cour observe également, eu égard au dossier, que les juridictions nationales ont prononcé la condamnation et la peine du Requérant sur la base de ces dispositions conformes aux procédures nationales établies et que le procès n’est entaché d’aucune erreur.



93. Pour la Cour, l’affirmation du Requérant selon laquelle lesdits articles du Code pénal sont contraires à la Constitution est une affirmation d’ordre général et non étayée. Dès lors, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « des affirmations d’ordre général selon lesquelles son droit a été violé ne sont pas suffisantes. Des preuves plus concrètes sont requises. »22



94. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à l’égalité et à une égale protection de la loi garanti par l’article 3 de la Charte.



VIII. SUR LES RÉPARATIONS



95. Le Requérant demande à la Cour de le rétablir dans ses droits ; d’annuler la déclaration reconnaissant sa culpabilité et la peine prononcée à son encontre, d’ordonner sa remise en liberté et toute autre mesure qu’elle estime appropriée.



96. Dans sa réponse, l’État défendeur demande à la Cour de rejeter la Requête dans sa totalité ainsi que toutes les mesures demandées par le Requérant, les estimant dénuées de tout fondement.



97. L’article 27(1) du Protocole dispose que « Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation.»



98. À cet égard, l’article 63 du Règlement prévoit que « la Cour statue sur la demande de réparation […] dans l’arrêt par lequel elle constate une violation d’un droit de l’homme ou des peuples, ou, si les circonstances l’exigent, dans un arrêt séparé ».



99. La Cour note qu’elle a constaté aux paragraphes 67, 78 et 87, la violation par l’État défendeur des droits du Requérant à un procès équitable pour les raison suivantes : (i) le fait qu’il n’a pas bénéficié de l’assistance judiciaire ; (ii) que ses témoins n’ont pas été entendus et que sa déclaration de culpabilité a été fondée sur des éléments de preuve insuffisants et des déclarations contradictoires des témoins à charge. À cet égard, la Cour rappelle sa position, énoncée dans l’affaire Révérend Christopher R. Mtikila c. République-Unie de Tanzanie, sur la responsabilité de l'Etat selon laquelle «… toute violation d'une obligation internationale ayant causé un préjudice doit être réparé»23.



100. En ce qui concerne la demande du Requérant aux fins d’annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre, et d’ordonner directement sa remise en liberté, la Cour réitère sa décision selon laquelle elle n’est pas une juridiction d’appel pour les raisons suivantes : elle ne relève pas du même système judiciaire que les tribunaux nationaux; elle n'applique pas «la même loi que les tribunaux nationaux tanzaniens ».24



101. La Cour rappelle également sa décision dans l'affaire Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, dans laquelle elle a déclaré qu’«elle ne peut ordonner la remise en liberté du Requérant que dans des circonstances exceptionnelles ou impérieuses»25. Tel serait le cas, par exemple, si un Requérant démontre à suffisance ou si la Cour elle-même établit, à partir de ses constatations, que l’arrestation ou la condamnation du Requérant repose entièrement sur des considérations arbitraires et que son emprisonnement continu résulterait en un déni de justice. Dans de telles circonstances, la Cour, en vertu de l’article 27(1) du Protocole, ordonne à l’État défendeur de prendre «toutes les mesures appropriées», y compris la remise en liberté du Requérant.



102. À cet égard, la Cour relève qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme que, compte tenu de la nature des violations constatées et pour amener les États à s’acquitter de leurs obligations de droits de l’homme, il leur est exceptionnellement demandé de veiller à remettre en liberté des individus en cas de constatation de certaines violations particulières, pour lesquelles aucune autre réparation n’est disponible, ou pour mettre fin à ces violations26.



103. En l'espèce, la Cour note que l’État défendeur a violé le droit du Requérant à un procès équitable garanti par l'article 7(1) de la Charte, du fait de ne lui avoir pas fourni d’assistance judiciaire, d’avoir refusé d’entendre ses témoins et de l’avoir condamné sur la base des déclarations insuffisantes et contradictoires des témoins à charge.



104. La Cour ayant constaté des violations de la Charte, compte tenu des pièces versées au dossier, de la nature et de l’ampleur des violations ainsi que de la nature également de l’infraction, elle ne peut cependant ordonner la remise en liberté du Requérant.



105. La Cour constate que les violations ont affecté le droit du Requérant à un procès équitable garanti par la Charte, et qu’à titre de réparation juste et appropriée des violations constatées. En conséquence, le procès du Requérant devrait être ré-ouvert, eu égard aux garanties relation à un procès équitable prescrites par la Charte et d’autres normes internationales des droits de l’homme, dont le droit du Requérant à la défense.



106. La Cour relève enfin que les Parties n’ont ni sollicité ni soumis d’observation concernant d’autres formes de réparation.



IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE



107. L’État défendeur demande à la Cour de décider que les frais de procédure sont à la charge du Requérant.



108. Le Requérant n’a formulé aucune demande précise sur cette question.



109. Aux termes de l’article 30 du Règlement « [à] moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure.»



110. Dans la présente affaire, la Cour décide que chaque partie supportera ses frais de procédure.





X. DISPOSITIF



111. Par ces motifs,



LA COUR,



À l'unanimité :



Sur la compétence

i. Rejette les exceptions d'incompétence;

ii. Déclare qu'elle est compétente.



Sur la recevabilité

iii. Rejette les exceptions d'irrecevabilité ;

iv. Déclare la Requête recevable.



Sur le fond

v. Dit que, la violation alléguée du droit du Requérant à l’égale protection de la loi, prévue à l'article 3 de la Charte, dont le contenu est similaire à l’article à l’article 13(2) et (5) de la Constitution tanzanienne, n’a pas été établie ;



vi. Dit par contre que l’État défendeur a violé l’article 7(1)(c) de la Charte, pour n’avoir pas octroyé une assistance judiciaire gratuite au Requérant ;



vii. Dit que l'État défendeur a violé l'article 7(1)(c) de la Charte, en ce qui concerne les allégations relatives à la non audition des témoins à décharge ;



viii. Dit que l'État défendeur a violé l'article 7 de la Charte, pour avoir condamné le Requérant sur la base d’éléments de preuve insuffisants et de déclarations contradictoires des témoins à charge ;



ix. Rejette la demande du Requérant d’annuler la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre ;



x. Rejette la demande du Requérant visant à ordonner directement sa remise en liberté;



xi. Ordonne l’État défendeur la réouverture de la procédure et réaliser un nouveau jugement du Requérant, conformément aux standards prévus à la Charte et par toute autre norme internationale pertinente relative aux droits de l’homme ;



xii. Ordonne à l’État défendeur de rouvrir le procès du Requérant dans un délai de six (06) mois et de clôturer ledit procès dans un délai raisonnable qui, dans tous les cas, ne doit pas excéder deux ans à compter de la date du prononcé du présent arrêt ;



xiii. Ordonne à l’État défendeur de faire rapport à la Cour, dans un délai de deux ans à compter de la date du prononcé de l’arrêt, sur la mise en œuvre de celui-ci ;



Sur les frais de procédure

xiv. Décide que, le Requérant n’ayant pas soumis de mémoire sur les réparations, chaque partie supportera ses frais de procédure.





Ont signé :



Sylvain ORÉ, Président ;



Ben KIOKO, Vice- président ;



Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;



Ângelo V. MATUSSE, Juge ;



Suzanne MENGUE, Juge ;



M-Thérèse MUKAMULISA, Juge ;



Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;



Chafika BENSAOULA, Juge ;



Blaise TCHIKAYA, Juge ;



Stella I. ANUKAM, Juge ;



et



Robert ENO, Greffier.



Fait à Arusha, ce vingt et unième jour du mois de septembre de l’an deux mille dix-huit, en anglais et en français, le texte français faisant foi.



1 Recours judiciaire devant la Haute cour contre les violations des droits et devoirs fondamentaux prévus aux articles 12 au 29 de la Constitution tanzanienne.

2 Requête no 001/2013. Décision du 15/3/2013, Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, par. 14

3 Requête no 005/2013. Arrêt du 20/11/2015, Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (Ci-après dénommée « Arrêt Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie), par. 130 et Requête no 007/2013. Arrêt du 3/6/2016. Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie (Ci-après dénommé Arrêt Mohamed Abubakari c. République-unie de Tanzanie), par. 29 ; Requête nº 032/2015. Arrêt du 23/03/2018. Kijiji Isiaga c. République-unie de Tanzanie, pars. 34 et 35.

4 Communication n° 263/02, Kenyan Section of the International Commission of Jurists, Law Society of Kenya et Kituo Cha Sheria Kenya.

5 Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., pars. 60 – 62 ; Requête no 007/2013. Arrêt Mohamed Abubakari c. République-unie de Tanzanie, op. cit., pars. 66 – 70 ; Requête no 011/2015. Arrêt du 28/9/2017, Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie (Ci-après dénommée « Arrêt Christopher Jonas c. République-unie de Tanzanie »), par. 44.

6 Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., pars. 60 – 65.

7 Requête no 013/2011. Arrêt sur les exceptions préliminaires du 21/06/2013, Ayants droit de feu Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, par. 121. Voir aussi Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., par. 73 ; Arrêt Abubakari c. République-unie de Tanzanie, op. cit., par. 91 ; Arrêt Christopher Jonas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., par. 52.

8 Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., 74.

9Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, approuvées par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (2003) - 6. Droits pendant le déroulement d’un procès : « f. L’accusé a le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ».

10 L’article 231(4) de la loi tanzanienne portant Code de procédure pénal est libellé comme suit: « Si l’accusé(e) indique qu’il/elle a des témoins à citer, mais qu’ils ne sont pas présents , si la Cour estime que l’absence de ces témoins ne relève pas d’un manquement ou d’une négligence de l’accusé(e) et que si, en cas de comparution, ils pourraient apporter des éléments de preuve en faveur de l’accusé(e), elle pourrait ajourner l’audience et engager la procédure ou encore prendre des mesures pour les contraindre à comparaître» (traduction).

11 Suite à l’audience du 24 novembre 2010 devant le Magistrat résident du tribunal de Bukoba le Requérant a déclaré: « Je n'ai pas réussi à obtenir la comparution de mes témoins. Je n’ai plus l’intention de les appeler à la barre. J’en ai terminé avec la présentation de mes moyens de défense. ». Voir page 23 du dossier joint au recours pénal n° 225/2014 devant la Cour d’appel.

12 Affaire pénale n° 42 de 2010, arrêt du 8 décembre 2010 : « 27 La Cour d’appel a également examiné les moyens de défense présentés par le Requérant au paragraphe 5, lignes 11 à 15, et aux pages 10 et 11, de son arrêt. Elle en a dégagé la conclusion suivante : « La Cour d’appel ne voit aucune raison d’infirmer la conclusion de la première juridiction d’appel, à savoir que c’est l’appelant qui a commis l’infraction de viol » [traduction].

13Recours pénal n° 23/2011, arrêt du 29 mai 2014 : « 26. Ayant également examiné les moyens de défense présentés par le Requérant dans son arrêt à partir de la page 4, ligne 6, la Haute Cour en a dégagé la conclusion suivante à la page 9, ligne 13 :

“Ses moyens de défense ne mettent nullement en doute la thèse du Ministère public.”

14Recours pénal n° 225/2014, arrêt du 24 février 2014 : « 24. “Ayant ensuite recherché si c’est le Requérant qui avait commis l’infraction, la Cour d’appel a déclaré ce qui suit, à la page 10 de son arrêt : ‘L’autre question est de savoir si c’est le pénis de l’appelant qui a pénétré dans le vagin de la plaignante’, après quoi elle a dégagé la conclusion suivante à la page 11 : ‘La Cour d’appel ne voit aucune raison d’infirmer la conclusion de la première juridiction d’appel, à savoir que c’est l’appelant qui a commis l’infraction de viol’ [traduction].

15 Arrêt Mohamed Aboubakari c. République-unie de Tanzanie, op. cit., par. 174.

16 Arrêt du 3/6/2016, pars. 110 et 111. Voir aussi Requête nº 006/2015. Arrêt 23/3/2018, Nguza Viking (Babua Seya) et Johnson Nguza (Papi Kocha) c. République-Unie de Tanzanie, pars. 105 – 107.

17Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., par. 114.

18 Ibid., par. 123, Voir également l’Arrêt Mohamed Abubakari c. République-unie de Tanzanie, op. cit., pars. 138 et 139.

19 Voir par. 29 du présent arrêt.

20 Selon l’article 130(2) du code pénal, « une personne de sexe masculin commet l’infraction de viol si elle a des rapports sexuels avec une fille ou une femme dans des circonstances correspondant à une de celles décrites ci-après :

(e) si, en tant que chef religieux, il prend avantage de sa position et viole une fille ou une femme. L’article 131(2)(a) du Code pénal stipule que ʺ Malgré les dispositions de toute loi, si l’infraction est commise par un garçon âgé de 18 ans ou moins, si c’est la première infraction, il doit subir seulement un châtiment corporel ; ʺ

21 Selon l’article 13(3)(5), « Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit, sans discrimination, à la protection et à l’égalité devant la loi. Aux fins du présent article, le terme « discrimination » désigne la satisfaction des besoins, des droits ou autres nécessités de différentes personnes sur la base de leur nationalité, tribu, lieu d’origine, opinion politique, couleur, religion, ou niveau social, de sorte que certaines catégories de personnes sont considérées faibles ou inférieures et soumises à des restrictions ou à des conditions pendant que d’autres catégories sont traitées différemment et jouissent d’opportunités ou avantages en dehors des conditions précisées ou de la qualification nécessaire prescrite. »

22 Arrêt Alex Thomas c. République-unie de Tanzanie, op. cit., para.140.

23 Requête nº 011/2011. Arrêt du 13/6/2014, Révérend Christopher R. Mtikila, c. République-Unie de Tanzanie, par. 27.

24 Mohamed Abubakari c. République de Tanzanie, op. cit., par. 28.

25 Arrêt Alex Thomas Arrêt c. République-Unie de Tanzanie, par. 157.

26 Del Rio Prada c. Espagne, Cour européenne des droits de l’homme, Arrêt du 10 juillet 2012, par. 193 ; Assanidze c. Georgie [GC] – 71503/01. Arrêt du 8 avril 2004, par. 204 ; Affaire Laayza-Tamayo c. Pérou, Cour interaméricaine des droits de l’homme, Arrêt du 17 septembre 1997, par. 84.

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