UNION AFRICAINE | AFRICAN UNION | |
UNIÃO AFRICANA | ||
AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES |
AFFAIRE
OSCAR JOSIAH
C.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE no053/2016
ARRÊT
(FOND)
28 MARS 2019
Sommaire
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR 4
A. Exception d’incompétence matérielle 6
B. Autres aspects de la compétence 8
A. Condition de recevabilité en discussion entre les Parties 10
B. Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les Parties 12
A. Violation alléguée du droit à un procès équitable 13
i) L’arrêt de la Cour d’appel est entaché d’erreurs manifestes 13
B. Violation alléguée du droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi 20
La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président ; Ben KIOKO, Vice-président ; Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella I. ANUKAM, Juges et Robert ENO, Greffier
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après « le Protocole ») et l’article 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD de nationalité tanzanienne, n’a pas siégé dans l’affaire.
En l’affaire :
Oscar JOSIAH,
Assurant lui-même sa défense
contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
Représentée par :
Mme Sarah D. MWAIPOPO, Directrice, Division des Affaires constitutionnelles et des Droits de l’homme ; Cabinet de l’Attorney général ;
M. Baraka LUVANDA, Ambassadeur, Chef de l’Unité des affaires juridiques, Ministère des affaires étrangères, de l’Afrique de l’Est et de la coopération régionale et internationale ;
Mme Nkasori SARAKIKYA, Directrice adjointe chargée des droits de l’homme, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney général ;
M. Elisha E. SUKA, Foreign Service Officer, Ministère des affaires étrangères, de l’Afrique de l’Est et de la coopération régionale et internationale ;
Après en avoir délibéré,
rend l’arrêt suivant :
LES PARTIES
Sieur Oscar Josiah (ci-après dénommé « Le Requérant »), est un ressortissant tanzanien incarcéré à la prison centrale de Butimba à Mwanza (Tanzanie), après avoir été déclaré coupable de meurtre et condamné à la peine capitale.
L’État défendeur, la République-Unie de Tanzanie, est devenu partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Il a également déposé, le 29 mars 2010, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.
OBJET DE LA REQUÊTE
Faits de la cause
Il ressort du dossier de l’affaire que le Requérant, Oscar Josiah et son épouse s’étaient mariés en 2011 et vivaient ensemble dans le village de Chankila, dans le nord-ouest de la Tanzanie. Au moment de leur mariage, l’épouse était enceinte d’un autre homme, mais le Requérant semblait n’y voir aucun inconvénient.
Le couple a vécu ensemble jusqu’au 2 juillet 2012, date à laquelle l’épouse a donné naissance à un enfant. Il est allégué que le bébé est décédé le même jour d’une mort non naturelle après avoir été abandonné en brousse. Une autopsie réalisée ultérieurement a révélé que le décès était dû à une hypoglycémie (manque de sucre dans le sang) et une hypothermie (manque de chaleur corporelle).
Le Requérant et son épouse ont plus tard été déférés devant la Haute Cour de Tanzanie siégeant à Bukoba et accusés de meurtre, infraction réprimée par l’article 196 du Code pénal.
Le 2 octobre 2015, la Haute Cour a acquitté l’épouse, mais a déclaré le Requérant coupable et l’a condamné à la peine de mort. Le Requérant s’est ensuite pourvu devant la Cour d’appel de Tanzanie qui, dans un arrêt rendu le 25 février 2016, a rejeté l’appel au motif qu’il était sans fondement.
Violations alléguées
Le Requérant affirme que la Cour d’appel a fondé son arrêt sur des éléments de preuve tirés de déclarations de témoins à charge entachées d’incohérences et d ’« erreurs flagrantes et manifestes au vu du dossier ». À cet égard, il allègue que la Cour d’appel a commis une erreur en rejetant ses moyens d’appel sans les avoir examinés comme il se devait, mais en s’appuyant plutôt sur des dépositions à charge recueillies auprès de témoins « peu fiables ».
Le Requérant soutient donc que le rejet injustifié de son appel par la Cour d’appel constitue une violation de ses droits prévus à l’article 3(1) et (2) et à l’article 7(1)(c) de la Charte.
RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
La Requête a été déposée devant la Cour le 2 septembre 2016 et signifiée à l’État défendeur le 15 novembre 2016.
Le 18 novembre 2016, la Cour a, de sa propre initiative, rendu une Ordonnance portant mesures provisoires, enjoignant à l’État défendeur de surseoir à l’exécution de la peine de mort prononcée contre le Requérant, sous réserve de sa décision sur la requête principale. Elle a également ordonné à l’État défendeur de lui faire rapport, dans les soixante (60) jours suivant la réception de l’ordonnance, sur les mesures prises pour la mise en œuvre de celle-ci.
Le 9 février 2017, la Cour a, de sa propre initiative, prorogé de trente (30) jours le délai accordé à l’État défendeur pour déposer sa réponse à la requête, délai à nouveau prorogé de trente (30) jours le 22 mars 2017.
La Cour a reçu la réponse de l’État défendeur le 22 mai 2017 et le Greffe l’a transmise au Requérant le 28 mai 2017.
Le 28 juin 2017, la Cour a reçu le rapport de l’État défendeur sur l’exécution de l’ordonnance portant mesures provisoires. Le même jour, la Cour a également reçu la réplique du Requérant à la réponse de l’État défendeur.
Le Greffe a transmis la réplique à l’État défendeur le 27 juillet 2017.
Le 4 octobre 2017, les débats ont été déclarés clos et les Parties dûment informées.
MESURES DEMANDÉES
Le Requérant demande à la Cour de prendre les mesures suivantes :
«
Ordonner sa remise en liberté en annulant la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre, en vertu de l’article 27 du Protocole relatif à la Charte.
Rétablir la justice là où elle a été bafouée.
Ordonner toutes autres mesures en faveur du Requérant compte tenu des circonstances de l’espèce ».
Pour sa part, l’État défendeur demande à la Cour de rendre les ordonnances suivantes relatives à sa compétence et à la recevabilité de la Requête :
«
Dire que Cour africaine des droits de l’homme et des peuples n’est pas compétente pour statuer sur la présente Requête.
Dire que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(5) du Règlement.
Dire que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(6) du Règlement.
Déclarer la Requête irrecevable.
Rejeter la Requête en application de l’article 38 du Règlement.
Ordonner que les frais de procédure en l’espèce sont à la charge du Requérant ».
L’État défendeur demande en outre à la Cour de rendre les ordonnances suivantes sur le fond :
«
Dire que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé l’article 3(1) et (2) de la Charte.
Dire que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé l’article 7(1)(c) de la Charte.
Rejeter la Requête au motif qu’elle n’est pas fondée.
Rejeter les demandes formulées par le Requérant.
Ordonner que les frais de procédure en l’espèce sont à la charge du Requérant ».
SUR LA COMPÉTENCE
Aux termes de l’article 3(1) du Protocole, la Cour a la compétence matérielle pour connaître de « toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ». Conformément à l’article 39(1) du Règlement, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».
L’État défendeur soulève une exception d’incompétence matérielle de la Cour.
Exception d’incompétence matérielle
L’État défendeur affirme que la Cour de céans n’a pas la compétence d’une juridiction d’appel pour statuer sur des questions de fait et de droit qui ont été tranchées définitivement par la Cour d’appel qui est la plus haute juridiction de Tanzanie. À cet égard, il fait valoir que la question relative à la crédibilité des témoins mentionnée par le Requérant concernait les éléments de preuve sur lesquels la Cour d’appel s’est définitivement prononcée. L’État défendeur soutient que la Cour de céans n’est donc pas compétente pour infirmer cette décision ou annuler la déclaration de culpabilité du Requérant et ordonner sa remise en liberté.
Le Requérant soutient que, bien que la Cour de céans ne soit pas une juridiction d’appel, elle est compétente pour statuer sur des questions de fait et de droit lorsque les droits violés par l’État défendeur sont protégés par la Charte et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme auxquels celui-ci est partie. Le Requérant affirme que la Cour de céans est compétente pour examiner la procédure pertinente devant les juridictions nationales afin de déterminer si celle-ci est conforme aux normes énoncées dans la Charte et dans d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme ratifiés par l’État défendeur.
Le Requérant ajoute que la Cour de céans est compétente pour annuler la déclaration de culpabilité prononcée à son encontre et ordonner sa remise en liberté.
***
La Cour a précédemment conclu qu’aux termes de l’article 3 du Protocole, elle a compétence pour examiner les requêtes dont elle est saisie dès lors qu’elles portent sur des violations alléguées des droits protégés par la Charte ou par tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par l’État défendeur1.
La Cour relève en outre qu’elle n’est pas une juridiction d’appel2. Il n’en demeure pas moins que lorsque les allégations de violations des droits de l’homme concernent l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions nationales, elle conserve le pouvoir de s’assurer que de telles appréciations sont conformes aux normes internationales en matière des droits de l’homme et qu’elles n’ont pas occasionné un déni de justice pour le Requérant3.
En l’espèce, la Cour relève que les griefs formulés par le Requérant concernent les violations alléguées des droits de l’homme, notamment le droit à l’égalité devant la loi, le droit à une égale protection de la loi et le droit à un procès équitable prévus respectivement par les articles 3 et 7 de la Charte.
La Cour relève en outre que les allégations portées par le Requérant concerne essentiellement la manière dont les juridictions nationales de l’État défendeur ont apprécié les éléments de preuve qui ont fondé la déclaration de culpabilité prononcée contre lui. Toutefois, cela n’empêche pas la Cour d’examiner ces allégations et de déterminer si l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions nationales est conforme aux normes internationales en matière des droits de l’homme. Ce qui n’en fait pas une cour d’appel et ne lui confère pas non plus la compétence d’une juridiction d’appel. L’exception soulevée par l’État défendeur à cet égard n’est pas fondée et est donc rejetée.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence matérielle en l’espèce.
Autres aspects de la compétence
La Cour relève que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’a pas été contestée par l’État défendeur et que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’a pas cette compétence. Elle conclut en conséquence qu’elle a :
la compétence personnelle, étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6), qui permet au Requérant de la saisir directement, en application de l’article 5(3) du Protocole ;
la compétence temporelle, car les violations alléguées ont eu lieu après que l’État défendeur a ratifié le Protocole portant création de la Cour ;
la compétence territoriale, dans la mesure où les faits de la cause se sont produits sur le territoire de l’État défendeur.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour examiner la présente requête.
SUR LA RECEVABILITÉ
Aux termes de l’article 6(2) du Protocole, « la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». L’article 39(1) du Règlement dispose que « la Cour procède à l’examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles […] 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».
L’article 40 du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, dispose que pour être recevables, les requêtes doivent remplir les conditions suivantes :
«
Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;
Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;
Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;
Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;
Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;
être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;
ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».
Même si certaines des conditions ne sont pas contestées par les parties, l’État défendeur soulève une exception d’irrecevabilité de la Requête tirée du non-épuisement des recours internes.
Condition de recevabilité en discussion entre les Parties
Exception tirée du non-épuisement des recours internes
L’État défendeur soutient qu’il est prématuré pour le Requérant de saisir la Cour de la présente Requête, car il existe dans son système judiciaire des recours judiciaires qui n’ont pas encore été épuisées. Dans le même ordre d’idées, il fait valoir que le Requérant aurait pu saisir la Haute Cour de la Tanzanie d’une demande en réexamen ou en révision de la décision de la Cour d’appel ou d’une requête en inconstitutionnalité en faisant valoir que ses droits fondamentaux avaient été ou continuaient d’être violés, mais qu’il s’est refusé d’exercer ces deux recours avant d’introduire sa requête devant la Cour de céans.
Pour sa part, le Requérant soutient que sa requête remplit les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40(5) du Règlement. Il affirme avoir épuisé les recours internes d’autant plus que ses droits ont été violés par la Cour d’appel, la plus haute juridiction de l’État défendeur, et que son appel devant la même juridiction était la dernière étape nécessaire pour épuiser les recours internes.
Le Requérant fait valoir en outre qu’il avait introduit une demande en réexamen ou en révision de la décision de la Cour d’appel, mais que celle-ci avait été rejetée. En ce qui concerne la possibilité d’introduire une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour, le Requérant soutient que, du moment où les violations étaient commises par la plus haute juridiction de l’État défendeur, l’affaire ne pouvait prospérer devant une juridiction inférieure.
***
La Cour de céans tient à rappeler que conformément aux articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement, pour être examinées par la Cour, les requêtes doivent être postérieures à l’épuisement des recours internes, à moins que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale.
Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour de céans qu’un Requérant n’est tenu d’épuiser que les recours judiciaires ordinaires4. S’agissant de requêtes similaires dirigées contre l’État défendeur, la Cour, ayant examiné les lois nationales de l’État défendeur, a en outre fait observer que le dépôt d’une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour de Tanzanie et d’un recours en révision de l’arrêt de la Cour d’appel constituaient des recours extraordinaires dans le système judiciaire tanzanien que le Requérant n’était pas tenu d’épuiser avant de déposer sa requête devant elle5.
En l’espèce, la Cour note qu’il ressort du dossier que le Requérant a suivi la procédure pénale requise jusqu’au niveau de la Cour d’appel qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur, avant de saisir la Cour de céans de la présente Requête. La Cour conclut donc que le Requérant a épuisé les recours internes disponibles dans le système judiciaire de l’État défendeur. Conformément à la jurisprudence établie susmentionnée de la Cour, le Requérant n’était pas non plus tenu d’introduire de requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour ou de recours en révision devant la Cour d’appel de l’État défendeur avant de saisir la Cour de céans, ces deux procédures étant des recours extraordinaires.
En conséquence, la Cour rejette l’exception tirée du non-épuisement des recours internes soulevée par l’État défendeur.
Conditions de recevabilité qui ne sont pas en discussion entre les Parties
La Cour relève que les alinéas 1, 2, 3, 4, 6 et 7 de l’article 40 du Règlement relatifs respectivement à l’identité du Requérant, aux termes utilisés dans la Requête, à la compatibilité avec l’Acte constitutif de l’Union africaine, à la nature des éléments de preuve produits et aux cas déjà réglés ne sont pas en discussion entre les parties. Elle note en outre que rien dans le dossier n’indique que les conditions exigées par ces alinéas n’ont pas été remplies en l’espèce.
La Cour en conclut que les conditions de recevabilité ont été remplies et déclare que la présente requête est recevable.
SUR LE FOND
La Cour fait observer que le Requérant allègue la violation de son droit à l’égalité devant la loi, de son droit à une égale protection de la loi et de son droit à un procès équitable prévus respectivement aux articles 3 et 7 de la Charte. Étant donné que l’allégation du Requérant relative à la violation de l’article 3 de la Charte découle essentiellement de la violation alléguée de son droit à un procès équitable, la Cour examinera d’abord l’allégation relative à l’article 7 de la Charte.
Violation alléguée du droit à un procès équitable
Le Requérant porte deux allégations qui relèvent du droit à un procès équitable consacré à l’article 7 de la Charte.
L’arrêt de la Cour d’appel est entaché d’erreurs manifestes
Le Requérant soutient que l’arrêt de la Cour d’appel est entaché d’erreurs « flagrantes et manifestes qui ont occasionné un déni de justice ». Pour étayer son allégation, il affirme que la Cour d’appel a commis une erreur en rejetant son deuxième moyen invoqué dans le mémoire d’appel, alors qu’il avait établi que les éléments de preuve présentés devant elle relativement à la cause du décès du bébé étaient contradictoires et incohérents. À cet égard, le Requérant déclare que l’un des témoins à charge a d’abord indiqué que le bébé décédé avait été étranglé et porté sur un plateau, alors qu’un autre témoin à charge a dit avoir vu une lance dans la brousse où le bébé avait été abandonné, laissant entendre que le bébé avait été tué à l’aide de cette lance.
Le Requérant invoque également le témoignage de son épouse et mère du bébé décédé (DW 2), qui aurait d’abord affirmé que le bébé était tombé dans les latrines et, par la suite, a changé cette version des faits pour dire que c’était le Requérant qui lui avait arraché l’enfant pour aller le jeter dans la brousse. Il affirme que malgré cette incohérence et le fait que la Cour d’appel elle-même avait déclaré ce témoin peu fiable, sa déposition a été utilisée comme preuve à charge pour le déclarer coupable et que la Cour d’appel a expurgé la partie de ce témoignage qui constituait une preuve à décharge.
Selon le Requérant, ces témoignages contradictoires et incohérents étaient au cœur même de l’affaire, étant donné qu’il s’agissait de la preuve relative à la cause du décès du bébé et qu’ils étaient contraires au rapport médical (pièce à conviction 1) produit par le témoin à charge (PW1), le médecin qui a pratiqué l’autopsie du corps. Il affirme enfin que la déclaration de culpabilité prononcée à son encontre sur la base de la déposition d’un témoin peu fiable», sans tenir compte des preuves à décharge, a occasionné un déni de justice.
Pour sa part, l’État défendeur réfute les allégations du Requérant et demande à la Cour d’exiger de lui des preuves irréfutables. Il affirme que la Cour d’appel a minutieusement examiné et tranché toutes les contradictions relevées par les Parties au cours de l’appel et a conclu qu’elles étaient mineures et n’avaient aucune incidence sur le fond de l’affaire. L’État défendeur réitère sa position antérieure selon laquelle, si le Requérant avait estimé que l’arrêt rendu par la Cour d’appel était entaché d’erreurs, il aurait pu introduire un recours en révision devant la Cour d’appel ou une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour afin de remédier à la violation de ses droits fondamentaux.
Dans sa réplique, le Requérant réitère qu’il n’était pas censé déposer un recours en révision devant la Cour d’appel, car c’est la même juridiction, la plus haute de l’État défendeur, qui a violé ses droits. Il ajoute qu’il n’était pas non plus tenu d’introduire une requête en inconstitutionnalité devant la Haute Cour et qu’il est peu probable que la Haute Cour présidée par un juge unique infirme la décision de la Cour d’appel rendue par un collège de trois (3) juges.
***
Aux termes de l’article 7 de la Charte :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :
Le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ;
Le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
Le droit à la défense, y compris celui de se faire représenter par un défenseur de son choix ;
Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale ».
La Cour fait observer que le droit à un procès équitable et, plus spécifiquement, le droit à la présomption d’innocence, requiert que la condamnation d’une personne à une sanction pénale et particulièrement à une lourde peine de prison, soit fondée sur des preuves solides6.
La Cour rappelle sa jurisprudence en l’affaire Kijiji Isiaga c. République-Unie de Tanzanie, selon laquelle :
« Les juridictions nationales jouissent d’une large marge d’appréciation dans l’évaluation de la valeur probante des éléments de preuve. En tant que juridiction internationale des droits de l’homme, la Cour ne peut pas se substituer aux juridictions nationales pour examiner les détails et les particularités des preuves présentées dans les procédures internes »7.
Toutefois, la Cour réitère sa position formulée au paragraphe 27 ci-dessus, selon laquelle le fait qu’elle ne se préoccupe pas de l’évaluation détaillée des moyens de preuve ne l’empêche pas de se prononcer sur la conformité de l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions nationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. La Cour conserve par exemple, le pouvoir de « vérifier si l’évaluation des faits ou des éléments de preuve par les juridictions nationales de l’État défendeur a été manifestement arbitraire ou a entraîné un déni de justice à l’égard des Requérants »8.
Dans la présente Requête, la Cour relève que le Requérant a soulevé cinq moyens d’appel relatifs à l’arrêt de la Cour d’appel, à savoir :
« 1. La preuve à charge n’a pas été établie au-delà de tout doute raisonnable ;
2. La preuve de la cause du décès comporte des contradictions ;
3. La déposition du témoin à charge DW2, la coaccusée de l’appelant, n’était pas crédible, le témoin étant confus et s’étant contredit ;
4. Les pièces à conviction P2 et P3 ont été admises illégalement et prises en considération alors que leur enregistrement a été effectué en violation de la loi ;
5. La Cour d’appel ne s’est pas conformée à l’article 231 (1) (Sic. 293 [2]) de la Loi sur la procédure pénale (CPA) pour n’avoir pas expliqué à l’accusé (appelant) les droits qui y sont formulés ».
La Cour relève qu’il ressort du dossier que la Cour d’appel a examiné tous les moyens d’appel susmentionnés et a conclu que le Requérant était responsable du décès du bébé. En ce qui concerne le premier moyen d’appel, la Cour d’appel a déclaré que les dépositions des témoins à charge PW2, PW3 et PW4 dissipaient tout doute raisonnable quant à la culpabilité du Requérant et constituaient une preuve suffisante pour fonder la déclaration de culpabilité.
En ce qui concerne le deuxième moyen d’appel, la Cour d’appel a relevé des contradictions entre les dépositions des témoins à charge PW2, PW3 et PW4 ; alors que le témoin à charge PW2 a déclaré que l’appelant leur avait montré un plateau dans la brousse, qui avait servi à porter le bébé, les autres témoins n’en n’ont pas fait état. Par ailleurs, la lance n’a été mentionnée que par le témoin à charge PW4.
Toutefois, la Cour d’appel a estimé que ces contradictions étaient mineures et ne touchaient pas le fond de l’affaire, à savoir la cause du décès du bébé. La Cour d’appel a souligné que les trois témoins avaient déclaré que c’était le Requérant qui les avait conduits dans la brousse où ils avaient récupéré la dépouille du bébé et que le Requérant ne saurait désigner le lieu où le bébé avait été abandonné s’il n’avait pas participé à la commission du crime.
S’agissant du troisième moyen d’appel, la Cour d’appel a convenu avec le Requérant que DW2, son épouse et mère du bébé décédé, n’était pas un témoin crédible, car elle s’est contredite dans ses réponses aux questions des autres témoins sur l’endroit où se trouvait le bébé. Elle a déclaré d’abord que le bébé était tombé dans la latrine et, plus tard, que le Requérant lui avait arraché le bébé et l’avait jeté en brousse. La Cour d’appel a néanmoins noté que sa deuxième déclaration avait par la suite été jugée véridique et qu’elle l’a considérée pertinente pour corroborer les faits. La Cour d’appel a également indiqué que la condamnation du Requérant est confirmée en dépit de la déposition incohérente du témoin à charge DW2.
La Cour d’appel a également examiné les quatrième et cinquième moyens d’appel, dans le détail et a estimé que les vices de procédure et les omissions relevés par le Requérant étaient justifiés au regard de la législation tanzanienne et des circonstances propres à l’affaire.
À la lumière de ce qui précède, la Cour de céans fait observer que la manière dont la Cour d’appel a apprécié les éléments de preuve ne révèle aucune erreur apparente ou manifeste qui aurait entraîné un déni de justice au Requérant. À cet égard, la Cour de céans relève, tout comme la Cour d’appel, que les contradictions constatées dans les dépositions des témoins étaient mineures et que la narration des faits les plus importants sur lesquels la Cour d’appel devait se prononcer était cohérente dans les dépositions des témoins à charge PW2, PW3 et PW4. Tous les trois témoins ont déclaré que le Requérant les avait emmenés au lieu où le bébé avait été abandonné, alors que son épouse n’avait fait qu’une partie du trajet avant d’exprimer le besoin de se reposer. Cette version des faits a été corroborée par le rapport d’autopsie de PW1, qui a révélé que la cause du décès était une hypoglycémie (manque de sucre dans le sang) et une hypothermie (manque de chaleur corporelle).
La Cour note également que les incohérences alléguées entre les dépositions des témoins PW2, PW3 et PW4 ne constituent pas des contradictions en tant que telles, mais que seul un témoin a mentionné certains détails.
La Cour rejette donc les allégations du Requérant selon lesquelles la Cour d’appel a omis d’examiner convenablement ses moyens d’appel et que les éléments de preuve retenus pour confirmer sa condamnation n’étaient pas solides.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à un procès équitable en ce qui concerne les incohérences qui auraient été relevées dans les dépositions des témoins et l’absence alléguée d’une appréciation appropriée, par la Cour d’appel, des éléments de preuve à décharge et des moyens d’appel du Requérant.
***
Le droit à la défense
Le Requérant allègue la violation par l’État défendeur de l’article 7(1)(c) de la Charte.
L’État défendeur réitère que tous les moyens d’appel du Requérant ont été examinés et tranchés par la Cour d’appel et que, par conséquent, il n’y a pas eu de violation de l’article 7(1)(c) de la Charte.
***
La Cour relève que l’article 7(1)(c) consacre le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix. La Cour de céans a toujours interprété cette disposition à la lumière de l’article 14(3)(d) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)9 qui établit le droit de se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais et établi que le droit à la défense inclut le droit à l’assistance judiciaire gratuite lorsque l’intérêt de la justice l’exige10.
En l’espèce, le Requérant se contente d’alléguer, sans aucune preuve que l’État défendeur a violé son droit à la défense. La Cour note qu’il ressort du dossier que le Requérant avait bénéficié de l’assistance d’un conseil de la défense pendant son procès en première instance et en appel, et qu’il a comparu comme témoin dans sa propre affaire et cité des témoins à décharge. Comme indiqué ci-dessus, la Cour d’appel a également examiné tous les moyens d’appel présentés par son conseil.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’allégation du Requérant selon laquelle l’État défendeur a violé son droit à la défense garanti par l’article 7(1)(c) de la Charte.
Violation alléguée du droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi
Le Requérant affirme que l’État défendeur a violé ses droits consacrés à l’article 3(1) et (2) de la Charte en le déclarant coupable sur la base d’éléments de preuve contradictoires et « incriminants ».
L’État défendeur réfute l’affirmation du Requérant et demande à la Cour de dire qu’il n’a pas violé l’article 3(1) et (2) de la Charte.
***
La Cour relève que l’article 3 de la Charte garantit le droit à une égale protection de la loi et à l’égalité devant la loi en ces termes :
« 1. Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi.
2. Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».
En ce qui concerne le droit à une égale protection de la loi, la Cour fait observer que ce droit est reconnu et garanti dans la Constitution de l’État défendeur. Les dispositions pertinentes (articles 12 et 13) de ladite Constitution protègent le droit dans sa forme et dans son contenu de la même manière que la Charte africaine, notamment en interdisant la discrimination. À cet égard, le Requérant n’a indiqué dans ses moyens aucune autre loi allant à l’encontre de l’essence même du droit à une égale protection la loi.
Pour ce qui est du droit à l’égalité devant la loi, la Cour relève qu’il ressort du dossier que la Cour d’appel a examiné tous les moyens d’appel du Requérant et a conclu que son appel n’était pas fondé. Comme précisé au paragraphe 60 ci-dessus, la Cour de céans n’a pas estimé que la Cour d’appel avait apprécié les éléments de manière à violer les droits du Requérant à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi. En outre, la Cour n’a relevé aucune preuve tendant à démontrer que le Requérant a été traité différemment par rapport à d’autres personnes se trouvant dans la même situation que lui11.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’allégation selon laquelle l’État défendeur a violé l’article 3(1) et (2) de la Charte.
SUR LES RÉPARATIONS
Le Requérant demande, entre autres, à la Cour d’ordonner sa remise en liberté en annulant la déclaration de culpabilité prononcée contre lui. Il demande également à la Cour d’ordonner en sa faveur toutes autres mesures qu’elle juge appropriées.
L’article 27(1) du Protocole dispose que : « Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».
La Cour, n’ayant constaté aucune violation des droits du Requérant par l’État défendeur, rejette les demandes du Requérant tendant à faire annuler sa condamnation et ordonner sa remise en liberté.
SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE
La Cour relève que le Requérant n’a présenté aucune observation sur les frais de procédure, mais que l’État défendeur demande à la Cour de dire que les frais de procédure sont à la charge du Requérant.
L’article 30 du Règlement dispose que : « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».
En l’espèce, la Cour décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.
DISPOSITIF
Par ces motifs,
La COUR,
À l’unanimité,
Sur la compétence
Rejette l’exception d’incompétence matérielle de la Cour;
Déclare qu’elle est compétente.
Sur la recevabilité
Rejette l’exception d’irrecevabilité de la Requête ;
Déclare la Requête recevable.
Sur le fond
Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi consacré par l’article 3(1) et (2) de la Charte ;
Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à un procès équitable prévu à l’article 7(1) de la Charte.
Sur les réparations
Rejette les demandes du Requérant tendant à faire annuler sa condamnation et à ordonner sa remise en liberté.
Sur les frais de procédure
Dit que chaque partie supporte ses frais de procédure.
Ont signé :
Sylvain ORÉ, Président ;
Ben KIOKO, Vice-président ;
Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;
Ângelo V. MATUSSE, Juge ;
Suzanne MENGUE, Juge ;
Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;
Chafika BENSAOULA, Juge ;
Blaise TCHIKAYA, Juge ;
Stella I. ANUKAM, Juge
et Robert ENO, Greffier.
Fait à Arusha ce vingt-huitième jour du mois de mars de l’an deux mille dix-neuf, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.
1 Requête no 003/2014. Décision du 28/03/2014 (Recevabilité), Peter Joseph Chacha c. République-Unie de Tanzanie, § 114.
2 Requête no 001/2013. Arrêt du 15/03/2015 (Compétence), Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, § 14. Requête no 024/2015, arrêt du 7 décembre 2018 (Fond), affaire Werema Wangoko Werema et Waisiri Wangoko Werema c. République-Unie de Tanzanie, § 29.
3 Requête n° 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 (Fond), Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (ci-après désigné « Arrêt Alex Thomas c. Tanzanie ») § 130, Requête no 007/2013. Arrêt du 20/05/2016 (Fond), Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie (ci-après désigné « Arrêt Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie (Fond) »), § 26 ; Requête n° 003/2015. Arrêt du 28/09/2017 (Fond), Kennedy Owino Onyachi et un autre c. République-Unie de Tanzanie (ci-après désigné « Arrêt Kennedy Owino Onyachi et un autre c. Tanzanie (Fond)»), § 35.
4 Arrêt Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 64. Voir également Requête n°006/2013. Arrêt du 18/03/2016 (Fond), Wilfried Onyango Nganyi et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie, § 95.
5 Arrêt Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), §§ 63 à 65.
6 Arrêt Mohamed Abubakari c. Tanzanie (Fond), § 174.
7Requête no 023/2015. Arrêt du 23/03/2018 (Fond), Kijiji Isiaga c. République-Unie de Tanzanie, (ci-après désigné « Arrêt Kijiji Isiaga c. Tanzanie (Fond)»), § 61.
8Ibid, § 62. Voir également Arrêt Mohamed Abubakari c. Tanzanie (Fond), §§ 26 et 173 ; Arrêt Kennedy Owino Onyachi et un autre c. République-Unie de Tanzanie (Fond), § 38.
9 L’État défendeur est devenu partie au PIDCP le 11 juin 1976.
10Arrêt Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 114. Voir aussi Arrêt Kijiji Isiaga c. Tanzanie (Fond), § 72, Arrêt Kennedy Owino Onyachi et un autre c. Tanzanie (Fond), § 104.
11 Requête no006/2016. Arrêt du 07/12/2018 (Fond), Mgosi Mwita Makungu c. République-Unie de Tanzanie, § 66.