Anthony and Another c République-Unie De Tanzanie (Ruling) (Requête N° 015/2015) [2019] AfCHPR 18 (26 septembre 2019)

Anthony and Another c République-Unie De Tanzanie (Ruling) (Requête N° 015/2015) [2019] AfCHPR 18 (26 septembre 2019)

AFRICAN UNION


UNION AFRICAINE


UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES


AFFAIRE


GODFRED ANTHONY ET IFUNDA KISITE


c.


RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE



REQUÊTE n° 015/2015


ARRÊT

(COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ)



26 SEPTEMBRE 2019

SOMMAIRE




La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président ; Ben KIOKO, Vice-président ; Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella I. ANUKAM, Juges ; et Robert ENO, Greffier.


Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole ») et à l’article 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après dénommé « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD, membre de la Cour de nationalité tanzanienne, n’a pas siégé dans l’affaire.



En l’affaire :


Godfred ANTHONY et Ifunda KISITE

assurant eux-mêmes leur défense


contre


RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE

représentée par :


i. Dr Clement J. MASHAMBA, Solicitor General, Cabinet du Solicitor General ;


ii. Mme Sarah MWAIPOPO, Directrice de la Division des affaires constitutionnelles et des droits de l’homme, Cabinet de l’Attorney General ;


iii. M. Baraka LUVANDA, Ambassadeur, Chef du Département des affaires juridiques, Ministère des Affaires étrangères, de la Coopération est-africaine, régionale et internationale ;


iv. Mme Nkasori SARAKIKYA, Directeur adjoint des droits de l’homme, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney General ;


v. M. Elisha E SUKA, Foreign Service Officer, Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération est-africaine, régionale et internationale ;


vi. M. Mark MULWAMBO, Principal State Attorney, Cabinet de l’Attorney General ;


vii. M. Abubakar MRISHA, Senior State Attorney, Cabinet de l’Attorney General.



Après en avoir délibéré,


rend le présent arrêt :



I. LES PARTIES


1. Les sieurs Godfred Anthony et Ifunda Kisite (ci-après dénommés « les Requérants ») sont des ressortissants de la République-Unie de Tanzanie, qui purgent actuellement une peine de 30 ans de réclusion chacun, pour crimes de vol à main armée et d’entente en vue de commettre un acte criminel.


2. L’État défendeur est la République-Unie de Tanzanie, (ci-après dénommée « État défendeur ») devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Par ailleurs, le 29 mars 2010, il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d’individus et d’organisations non gouvernementales.



II. OBJET DE LA REQUÊTE


A. Faits de la cause


3. Il ressort du dossier que les Requérants ont été poursuivis devant le Tribunal de district de Songea pour avoir conclu, le 7 mai 1999, à Zanzibar Street, commune de Songea, une entente en vue de commettre un crime et sous un deuxième chef d’accusation, pour vol à main armée et menaces au pistolet sur une caissière nommée Sophie Mwalango, avant de s’emparer d’une caisse contenant 20 000 (vingt mille) shillings tanzaniens et cinq (5) carnets de reçus appartenant à Steven Martin, infractions prévues et réprimées par les articles 384 et 285 lus conjointement avec l’article 286 du Code pénal de l’État défendeur.


4. Le Tribunal de district a déclaré le premier Requérant coupable et l’a condamné à trois ans d’emprisonnement, pour entente en vue de commettre un crime et à quinze (15) ans d’emprisonnement pour vol à main armée, ces peines devant être purgées simultanément. Le second Requérant a été acquitté au motif que les éléments de preuve à charge présentés au procès n’étaient que de simples soupçons.


5. Le premier Requérant a fait appel de ce jugement, contestant sa déclaration de culpabilité et la peine prononcée de quinze (15) ans d’emprisonnement, tandis que le Ministère public a fait appel de l’acquittement du second Requérant devant la Haute Cour de Tanzanie siégeant à Songea. Par un arrêt unique rendu le 19 mai 2003, le premier Requérant a été débouté de son appel et a vu sa peine aggravée de quinze (15) à trente (30) ans de réclusion, conformément à la Loi sur les peines minimales (Minimum Sentences Act) de 1972 tel qu’amendée. S’agissant du second Requérant, le Juge à fait droit à l’appel du Ministère public, et a condamné le Requérant à trente (30) ans de réclusion pour vol à main armée, peine devant être purgée simultanément avec celle de trois ans d’emprisonnement prononcée pour le chef d’entente en vue de commettre un crime.


6. Non satisfait de l’arrêt de la Haute Cour, le second Requérant a interjeté appel devant la Cour d’appel de Tanzanie siégeant à Mbeya. Le 21 mai 2004, la Cour d’appel a confirmé l’arrêt de la Haute Cour. Même si elle a conclu que cette dernière a commis une erreur de procédure pour avoir rendu un arrêt unique alors que les deux affaires avaient été entendues séparément, la Cour d’appel a fait observer que cette erreur n’avait pas porté atteinte aux droits des Requérants.


B. Violations alléguées


7. Les Requérants allèguent que l’État défendeur a violé leurs droits garantis par sa Constitution et par la Charte, comme suit :


a) La déclaration de culpabilité et la peine prononcée n’étaient pas prévues par la loi et étaient en violation de la Constitution tanzanienne, en ses articles 13(b) et (c).


b) Les Requérants allèguent également que l’État défendeur a violé les droits inscrits à l’article 7(1) de la Charte, du fait qu’ils n’ont pas bénéficié d’une assistance judiciaire gratuite.


c) Ils n’ont pas bénéficié d’une égale protection de la loi en vigueur dans l’État défendeur, ce qui constitue une violation de l’article 3 de la Charte.


d) Ils allèguent également qu’ils ont subi une torture mentale et physique, du fait de la peine excessive prononcée contrairement à la loi et aux dispositions de la Charte.



III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR


8. La Requête a été déposée le 13 juillet 2015 et notifiée à l’État défendeur le 29 octobre 2015.


9. Les deux Parties ont déposé leurs observations respectives dans le délai fixé par la Cour et celles de l’une ont été communiquées à l’autre.


10. Le 25 mars 2019, les Parties ont été informées que la procédure écrite était close.



IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES


11. Les Requérants demandent à la Cour de rendre les mesures suivantes :

«

i. Dire que l’État défendeur a violé leurs droits inscrits aux articles 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7(1)(c) et (2) de la Charte ;

ii. Rendre une ordonnance enjoignant à l’État défendeur de les remettre en liberté ;

iii. Ordonner des mesures de réparation au cas où la Cour de céans viendrait à conclure que leur requête est fondée ;

iv. Superviser l’exécution des ordonnances et de toutes autres décisions rendues par la Cour en leur faveur ».


12. En ce qui concerne la compétence et la recevabilité, l’État défendeur demande ce qui suit à la Cour :

«

1. Dire que la Requête n’a pas invoqué la compétence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ;


2. Dire que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prévues à l’article 40(5) et (6) du Règlement intérieur de la Cour, la déclarer irrecevable et la rejeter en conséquence ;


3. Dire que les frais de procédure sont à la charge des Requérants ».


13. S’agissant du fond de la Requête, l’État défendeur demande à la Cour de dire qu’il n’a pas violé les articles 1, 2, 3, 6, 7(1)(c) et 7(2) de la Charte. Il demande également à la Cour de rejeter les demandes de réparation formulées par les Requérants et de mettre les frais de procédure à leur charge.



V. SUR LA COMPÉTENCE


14. Conformément à l’article 3(1) du Protocole, « la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ». En application de l’article 39(1) du Règlement, « La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence … ».


15. L’État défendeur soulève une exception d’incompétence matérielle de la Cour.


A. Exception relative à l’incompétence matérielle de la Cour


16. L’État défendeur fait valoir que les articles 3(1) du Protocole et 26 du Règlement ne confèrent à la Cour que « la compétence pour connaître des affaires ou des différends concernant l’application et l’interprétation de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument relatif aux droits de l’homme, ratifié par l’État concerné ».


17. L’État défendeur soutient en conséquence que « la Cour n’a pas une compétence illimitée pour statuer en tant que juridiction de première instance ou d’appel, sur des éléments de preuve qui ont déjà été appréciés par la plus haute juridiction nationale ».


18. Les Requérants soutiennent en outre que leur Requête est conforme aux articles 3 du Protocole et 26 du Règlement, qui portent sur l’interprétation et l’application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument ratifié par l’État défendeur. Ils affirment en conséquence que la Cour doit exercer sa compétence et se prononcer sur la Requête.


***


19. La Cour a conclu que l’article 3 du Protocole lui confère la compétence, dès lors que la requête dont elle est saisie porte sur des allégations de violation des droits protégés par la Charte, par le Protocole ou par tout autre instrument pertinent des droits de l’homme ratifié par l’État défendeur concerné1.


20. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle elle n’est pas une juridiction d’appel2 des décisions rendues par les juridictions nationales. Toutefois, « cela ne l’empêche pas d’examiner les procédures pertinentes devant les instances nationales pour déterminer si elles sont en conformité avec les normes prescrites dans la Charte ou avec tout autre instrument ratifié par l’État concerné3 ».


21. La Cour relève qu’en l’espèce, les griefs des Requérants portent sur des allégations de violation des droits de l’homme protégés aux articles 2, 3, et 7 de la Charte. Et lorsqu’elle évalue ces griefs à la lumière des instruments internationaux, elle ne s’arroge pas le statut d’une juridiction d’appel ou de première instance. L’exception soulevée par l’État défendeur à cet égard est rejetée en conséquence. La Cour n’examinera pas ici les limites à sa compétence, contrairement ce qu’affirme l’État défendeur. Les termes de l’article 3 du Protocole, rappelés à l’article 26 du Règlement, soulignent à suffisance l’étendue de cette compétence.


22. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence matérielle.


B. Autres aspects de la compétence


23. La Cour relève que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’a pas été contestée par l’État défendeur et que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente. La Cour constate donc qu’en l’espèce, elle a :

(i) la compétence personnelle, étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6), ce qui a permis aux Requérants de la saisir directement, conformément à l’article 5(3) du Protocole ;


(ii) la compétence temporelle, dans la mesure où les violations alléguées sont continues de par leur nature, car les Requérants demeurent condamnés et continuent de purger une peine de trente (30) ans de réclusion pour des motifs qu’ils considèrent comme étant abusifs et injustifiables4.


(iii) la compétence territoriale, les faits de la cause s’étant produits sur le territoire de l’État défendeur.


24. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente en l’espèce.



VI. SUR LA RECEVABILITÉ


25. Conformément à l’article 6(2) du Protocole, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». Par ailleurs, l’article 39(1) du Règlement dispose que « la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».


26. En application de l’article 40 du Règlement qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, pour être examinées devant la Cour, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :

«

1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;


2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;


3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;


4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;


5. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;


6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;


7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».


27. L’État défendeur soulève deux exceptions d’irrecevabilité de la Requête, dont l’une relative à l’exigence de l’épuisement des recours internes et l’autre au dépôt de la Requête dans un délai raisonnable, conformément à l’article 40(5) et (6) du Règlement, respectivement.



A. Exception relative au non-épuisement des recours internes


28. L’État défendeur soutient que les Requérants auraient dû former un recours en inconstitutionnalité devant la Haute Cour de Tanzanie en vue d’obtenir réparation pour les violations alléguées, conformément à la Constitution et à la loi sur les droits fondamentaux et les devoirs (Basic Rights and Duties Enforcement Act)5.


29. L’État défendeur soutient également que le premier Requérant, M. Godfred Anthony, n’a jamais interjeté appel ni formé un recours devant la Cour d’appel, contre la décision de la Haute Cour, alors qu’il en avait la possibilité. L’État défendeur ajoute que le deuxième Requérant, M. Ifunda Kisite, aurait pu introduire un recours en révision de la décision de la Cour d’appel comme le lui permet la loi. L’État défendeur conclut que les Requérants ont saisi la Cour d’une Requête sans avoir épuisé les recours internes disponibles.


30. Selon les Requérants, le premier Requérant affirme qu’il a interjeté appel devant la Haute Cour tandis que le Ministère Public a lui aussi fait appel de l’acquittement du second Requérant devant la même Haute Cour, les deux appels ayant été tranchés en faveur du Ministère Public. Par la suite, le second Requérant a saisi la Cour d’Appel, qui tout en rejetant son recours a également traité du cas du premier Requérant. De ce fait, les deux Requérants concluent qu’ils ont épuisé les recours internes.


***


31. La Cour tient à observer qu’en vertu des articles 56(5) de la Charte et 40(5) du Règlement, pour qu’une requête soit recevable devant elle, les recours internes doivent avoir été épuisés, à moins que la procédure de ces recours ne se prolonge de façon anormale.


32. Dans sa jurisprudence, la Cour a souligné qu’un Requérant n’est tenu d’épuiser que les recours judiciaires ordinaires6. En ce qui concerne les requêtes qui visent l’État défendeur, la Cour a conclu que la procédure de recours en inconstitutionnalité devant la Haute Cour, ainsi le recours en révision devant la Cour d’appel constituent des recours extraordinaires dans le système judiciaire tanzanien qu’un Requérant n’est pas tenu d’épuiser avant de la saisir7.


33. En l’espèce, la Cour relève qu’il ressort du dossier que le deuxième Requérant, M. Ifunda Kisite, a formé un recours devant la plus haute juridiction de l’État défendeur, à savoir la Cour d’appel, qui a confirmé la déclaration de culpabilité et la peine prononcée.


34. Le premier Requérant, M. Godfred Anthony, n’a interjeté appel que devant la Haute Cour, après sa condamnation par le Tribunal de district. Toutefois, lorsqu’elle a examiné l’appel du deuxième Requérant, la Cour d’appel a constaté que les trois coaccusés, y compris les deux Requérants, avaient commis les crimes de concert et méritaient donc la même peine.


35. En conséquence, la Cour estime que, même si M. Godfred Anthony n’a pas formé de recours devant la Cour d’appel, son cas a été examiné par celle-ci, même à titre accessoire et que tout appel qu’il aurait formé aurait eu peu de chances d’avoir une issue différente.


36. À cet égard, la Cour rappelle sa position dans l’affaire Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. Kenya, dans laquelle elle a conclu que pour déterminer si les recours internes ont été épuisés, la question la plus pertinente est celle de savoir si l’État visé par la requête a eu la possibilité de remédier aux violations alléguées des droits de l’homme avant le dépôt d’une requête devant elle8.


37. La Cour rejette donc l’exception soulevée par l’État défendeur, relative au non-épuisement des recours internes par les Requérants.


B. Exception relative au dépôt de la Requête dans un délai non raisonnable


38. L’État défendeur soutient que la Requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes, étant donné que l’affaire concernant le premier Requérant devant la Haute Cour a été tranchée le 19 mai 2003 et celle concernant le deuxième Requérant le 27 février 2006.


39. L’État défendeur fait encore valoir le fait que, alors qu’il a déposé la déclaration requise en vertu de l’article 34(6) du Protocole depuis 2010, les Requérants n’ont déposé leur Requête que cinq (5) ans plus tard, c’est-à-dire en 2015.


40. Il ajoute que même si l’article 40(6) du Règlement ne prévoit pas de délai précis pour déposer une requête devant la Cour de céans, la jurisprudence internationale établie en matière de droits de l’homme voudrait qu’une période de six (6) mois constitue un délai raisonnable depuis l’épuisement des recours internes. L’État défendeur soutient en outre que les Requérants n’ont pas saisi la Cour dans le délai de six (6) mois alors que rien ne les empêchait de le faire.

41. Les Requérants n’ont pas abordé cette exception de manière explicite, mais ils soutiennent que leur Requête remplit les conditions de recevabilité énoncées aux articles 56 de la Charte et 40 du Règlement.


***


42. La Cour fait observer que l’article 56(6) de la Charte ne précise pas le délai dans lequel les requêtes doivent être déposées devant la Cour de céans. L’article 40(6) du Règlement, qui reprend en substance l’article 56(6) de la Charte, mentionne simplement « un délai raisonnable à compter de la date à laquelle les recours internes ont été épuisés ou à compter de la date fixée par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».


43. Dans l’affaire Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, la Cour a conclu que « [l]e caractère raisonnable du délai de saisine dépend des circonstances spécifiques de chaque affaire et devrait être déterminé au cas par cas »9. Certaines des circonstances que la Cour a prises en considération sont notamment le fait que les Requérants soient en prison, qu’ils sont profanes en matière de droit et qu’ils ne bénéficient pas d’une assistance judiciaire10, le fait d’être indigents, analphabètes et peu informés de l’existence de la Cour, l’intimidation et la crainte de représailles11, ainsi que l’exercice de recours extraordinaires12.


44. Dans la présente requête, la Cour relève que l’arrêt de la Cour d’appel dans le recours pénal n° 47 de 2003 a été rendu le 21 mai 2004. Toutefois, les Requérants n’ont pu déposer leur Requête devant la Cour de céans qu’après le 29 mars 2010, date à laquelle l’État défendeur a déposé la déclaration requise à l’article 36(4) du Protocole, par laquelle les individus sont habilités à saisir directement la Cour. Près de cinq (5) ans et quatre (4) mois se sont écoulés entre le 29 mars 2010 et le 13 juillet 2015, date à laquelle les Requérants ont déposé leur Requête devant la Cour de céans. Il importe donc de déterminer si le délai de cinq (5) ans et quatre (4) mois dans lequel les Requérants ont déposé leur Requête devant la Cour est raisonnable.


45. La Cour rappelle sa jurisprudence dans l’affaire Ayants-droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiema dit Ablasse, Ernest Zongo, Blaise Ilboudo et Mouvement burkinabé des droits de l’homme, dans laquelle elle a conclu que le but de l’article 40(6) du Règlement est d’assurer « la sécurité judiciaire en évitant aux autorités et autres personnes concernées d’être, pendant longtemps, dans une situation d’incertitude »13. En outre, cette disposition vise à « fournir au Requérant un délai de réflexion suffisant pour lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire une requête, le cas échéant » et, enfin, de permettre à la Cour de « déterminer les griefs et arguments précis à présenter »14.


46. En outre, dans les affaires Amiri Ramadhani c. Tanzanie15 et Christopher Jonas c. Tanzanie16, la Cour a conclu que la période de cinq (5) ans et un (1) mois constituait un délai raisonnable compte tenu de la situation des requérants. Dans ces deux affaires, la Cour a tenu compte du fait que les Requérants étaient incarcérés, limités dans leurs mouvements et avec un accès limité à l’information, qu’ils étaient des profanes en matière de droit, des indigents et n’avaient pas bénéficié de l’assistance d’un avocat dans les procédures devant les juridictions internes, qu’ils étaient analphabètes et n’étaient pas informés de l’existence de la Cour.


47. De plus, dans l’affaire Werema Wangoko et un autre c. République-Unie de Tanzanie17, étant donné que les Requérants avaient déposé un recours en révision, la Cour a estimé qu’ils étaient en droit d’attendre que le jugement soit rendu, ce qui justifiait donc le dépôt de leur requête cinq (5) ans et cinq (5) mois après l’épuisement des recours internes.


48. En l’espèce, la Cour relève que, même si les Requérants sont, eux aussi incarcérés et que leurs mouvements sont restreints en conséquence, ils n’ont ni affirmé ni fourni la moindre preuve qu’ils sont illettrés, profanes en matière de droit ou qu’ils ignorent l’existence de la Cour. Ils se sont simplement présentés comme étant « indigents ».


49. La Cour fait en outre observer que les Requérants étaient représentés par un avocat lors de leurs procès en première instance et en appel au niveau national, mais qu’ils n’ont pas introduit un recours en révision de leurs jugements définitifs. De manière générale, même si la Cour tient toujours compte de la situation personnelle des requérants pour déterminer le délai raisonnable de sa saisine, les Requérants en l’espèce n’ont fourni aucun élément de preuve lui permettant de conclure que le délai de cinq (5) ans et quatre (4) mois dans lequel la présente Requête a été introduite est raisonnable. Dans ces circonstances, la Cour estime que la Requête ne remplit pas la condition énoncée à l’article 40(6) du Règlement.


50. À la lumière de ce qui précède, la Cour dit que les Requérants ne se sont pas conformés à l’article 40(6) du Règlement et fait droit à l’exception soulevée par l’État défendeur à cet égard.


51. Ayant conclu que la Requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable, la Cour n’a pas à se prononcer sur le respect des autres conditions de recevabilité énumérées à l’article 40 du Règlement, dans la mesure où ces conditions sont cumulatives18.


52. Compte tenu de ce qui précède, la Cour déclare la requête irrecevable.



VII. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE


53. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 30 du Règlement, « [à] moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».


54. Les Requérants n’ont pas déposé d’observations concernant les frais de procédure. Pour sa part l’État défendeur a demandé que ces frais soient à la charge des Requérants.


55. En l’espèce, la Cour décide que chaque partie supporte ses frais de procédure.



VIII. DISPOSITIF


56. Par ces motifs :

La Cour,


À l’unanimité,


Sur la compétence :

i. Rejette l’exception d’incompétence de la Cour ;


ii. Déclare qu’elle est compétente.


Sur la recevabilité :

iii. Rejette l’exception d’irrecevabilité relative au non-épuisement des recours internes ;


iv. Déclare que la Requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable ;


v. Déclare la Requête irrecevable.


Sur les frais de procédure :

vi. Décide que chaque partie supportera ses propres frais de procédure.



Ont signé :


Sylvain ORÉ, Président ;


Ben KIOKO, Vice-président ;


Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;


Ângelo V. MATUSSE, Juge ;


Suzanne MENGUE, Juge ;


M-Thérèse MUKAMULISA, Juge ;


Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;


Chafika BENSAOULA, Juge ;


Blaise TCHIKAYA, Juge ;


Stella I. ANUKAM, Juge ;


et Robert ENO, Greffier.



Fait à Arusha ce vingt-sixième jour du mois de septembre de l’an deux mil dix-neuf, en anglais et en français, le texte en anglais faisant foi.


1 Requête n° 003/2012. Arrêt du 28/3/2014 (Recevabilité), Peter Joseph Chacha c. République-Unie de Tanzanie, § 114 ; Requête n° 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 (Fond), Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (ci-après « Alex Thomas c. Tanzanie (Fond) »), § 45 ; Requête n° 053/2016. Arrêt du 28/3/2019 (Fond), Oscar Josiah c. République-Unie de Tanzanie (ci-après « Oscar Josiah c. Tanzanie Fond) »), § 24.

2 Requête n° 001/2013. Décision du 15/3/2013 (Compétence), Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, § 14.

3 Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 130. Voir également Requête n° 010/2015. Arrêt du 28/9/2017 (Fond), Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie (ci-après « Christopher Jonas c. Tanzanie (Fond) », § 28 ; Requête n° 003/2014. Arrêt du 24/11/2017. (Fond), Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda (ci-après « Ingabire Umuhoza c. Rwanda (Fond) »), § 52 ; Requête n° 007/2013. Arrêt du 03/6/2013 (Fond), Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie, (ci-après « Mohamed Abubakari c. Tanzanie (Fond) »), § 29.

4 Voir Requête n° 013/2011. Arrêt du 21/6/2013 (Exceptions préliminaires), Ayants-droit de feus Norbert Zongo, Abdoulaye Nikiéma dit Ablassé, Ernest Zongo, Blaise Ilboudou et Mouvement burkinabè des droits de l’homme c. Burkina Faso (ci-après dénommé « Zongo et autres c. Burkina Faso (Exceptions préliminaires) »), §§ 71 à 77.

5 Chapitre 3 des Codes et Lois de la République-Unie de Tanzanie.

6 Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), §§ 63 à 65.

7 Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 64-65 ; voir aussi Requête no 006/2013. Arrêt du 18/3/2016 (Fond), Wilfried Onyango Nganyi et 9 autres c. République-Unie de Tanzanie, § 95 ; Oscar Josiah c. Tanzanie (Fond), § 38 ; Requête no 016/2016. Arrêt du 07/12/2018 (Fond et Réparations), Diocles William c. République-Unie de Tanzanie, § 42.

8 Requête no 006/2012. Arrêt du 26/5/2017 (Fond), Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. République du Kenya § 94.

9 Zongo et autres c. Burkina Faso (Exceptions préliminaires), § 92 ; voir aussi Requête no 023/2015. Arrêt du 23/3/2018 (Fond), Kijiji Isiaga c. République-Unie de Tanzanie (ci-après « Kijiji Isiaga c. Tanzanie (Fond) »), § 56.

10 Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 73. Christopher Jonas c. Tanzanie (Fond), § 54, Requête n° 010/2015. Arrêt du 11/5/2018 (Fond), Amiri Ramadhani c. République-Unie de Tanzanie, § 83.

11 Requête n° 046/2016, Arrêt du 11/5/2018 (Fond), Association pour le progrès et la défense des droits des femmes maliennes c. République du Mali, § 54.

12 Armand Guéhi c. Tanzanie (Fond et réparations), § 56 ; Requête n° 024/2015, Arrêt du 7/12/2018, Werema Wangoko c. République-Unie de Tanzanie (Fond et réparations), § 49, Requête n° 001/2017, Arrêt du 28/6/2019, Alfred Agbesi Woyome c. République du Ghana (Fond et réparations), §§ 83 à 86

13 Zongo et autres, note n° 4 supra, § 107

14 Ibid.

15 Amiri Ramadhani c. Tanzanie (Fond), § 50.

16 Christopher Jonas c. Tanzanie (Fond), § 54.

17 Werema Wangoko c. République-Unie de Tanzanie (Fond et réparations), § 49.

18 Voir Requête n° 0240/2016, Arrêt du 21/3/2018 (Recevabilité), Mariam Kouma et Ousmane Diabaté c. République du Mali, § 63. Requête n° 022/2015. Arrêt du 11/5/2018 (Recevabilité), Rutabingwa Chrysanthe c. République du Rwanda, § 48.

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