Mulindahabi c République Du Rwanda (Requête N° 007/2017) [2019] AfCHPR 19 (4 juillet 2019)

Mulindahabi c République Du Rwanda (Requête N° 007/2017) [2019] AfCHPR 19 (4 juillet 2019)

AFRICAN UNION



UNION AFRICAINE

UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES





AFFAIRE





FIDÈLE MULINDAHABI

C.

RÉPUBLIQUE DU RWANDA





REQUÊTE N° 007/2017







ARRÊT

(COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ)





4 JUILLET 2019





La Cour composée de : Ben KIOKO, Vice-président ; Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella I. ANUKAM et Imani D. ABOUD, Juges; et de Robert ENO, Greffier.



En application des articles 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples portant création d'une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé « le Protocole ») et 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après dénommé « le Règlement »), la Juge Marie-Thérèse MUKAMULISA, membre de la Cour, de nationalité rwandaise, n’a pas siégé dans l’affaire.



En l'affaire :



Fidèle MULINDAHABI,

assurant lui-même sa défense



contre



RÉPUBLIQUE DU RWANDA,

non représentée



après en avoir délibéré,



rend le présent arrêt par défaut :





LES PARTIES



Le Requérant, Fidèle Mulindahabi, est un ressortissant de la République du Rwanda (ci-après désignée « l’État défendeur »), résidant à Kigali, qui se plaint d’avoir été victime de violations en rapport avec l’exercice de son activité de transport urbain.



L'État défendeur est devenu partie à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 25 mai 2004. Il a également déposé, le 11 janvier 2013, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales. Cependant, le 29 février 2016, l’État défendeur a porté à la connaissance de la Commission de l'Union africaine sa décision de retirer sa déclaration. Le 3 mars 2016, l’Union africaine en a informé la Cour. Le 3 juin 2016, la Cour a rendu une ordonnance, indiquant que le retrait de la déclaration prendra effet le 1er mars 20171.



OBJET DE LA REQUÊTE



Faits de la cause



Le Requérant affirme que son minibus de marque Toyota a été injustement saisi par la police de RAWMAGANA pour une période allant du 28 janvier 2009 au 7 mai 2009. Au terme de cette période, les services de police ont avoué que cette saisie était illégale et lui ont accordé une indemnisation à hauteur de trente-quatre mille deux cents (34 200) francs rwandais.



Le Requérant fait valoir qu’en date du 07 mai 2009, dès que le minibus saisi lui a été restitué, il l’a directement conduit au garage pour des réparations. Le 31 mai 2009, le véhicule a de nouveau été confisqué par des militaires de la garde présidentielle.



Il ajoute que la police a d’abord inventé une infraction de conduite en état d’ivresse, qu’elle a par la suite requalifié en infraction de défaut de présentation du permis de conduire. Selon le Requérant, cette contradiction prouve que le véhicule a été arbitrairement confisqué.



Le Requérant déclare en outre que même si l’une de ces deux infractions avait réellement été commise, la sanction n’aurait pas dû être la confiscation du véhicule, en vertu des dispositions des articles 24, 25 et 26 de la loi n° 34/1987 relative à la police de roulage et circulation routière au Rwanda.



Le Requérant soutient avoir adressé, le 8 mai 2010, une requête au Président de la République alors en visite à Kigali. Celui-ci a ordonné au Commissaire de police de suivre l'affaire. Au cours de l'enquête, la police a constaté l'implication de la garde présidentielle et l'enquête a été bloquée.



Le Requérant affirme qu’en date du 6 avril 2011, son véhicule a été vendu aux enchères, comme le confirme la lettre du Procureur général n°1535/D11/A/ONPJ/INSP du 19 juillet 2011.



Le Requérant ajoute que par la lettre n° 0873/SEN/SG/DC/AA/ME/2015 du 11 juin 2015, le Sénat a voulu l'obliger à accepter le prix de vente aux enchères du véhicule, sans aucune autre indemnisation. Lorsqu’il a exprimé son mécontentement quant au contenu de l'offre faite par le Sénat, il a été emprisonné le 16 juin 2015, pour outrage et diffamation allégués visant le Président de l'État défendeur.



Violations alléguées



Le Requérant affirme que l’État défendeur a:

«

violé son droit à la propriété prévu aux articles 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et 14 de la Charte ;

omis de se prévaloir des recours internes requis en vertu de l’article 2(3)(c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). »







RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR



La Requête a été reçue au Greffe de la Cour le 24 février 2017 et le Greffe l’a signifiée le 31 mars 2017 à l'État défendeur, l’invitant à soumettre la liste de ses représentants dans les trente (30) jours et à déposer sa Réponse à la Requête dans les soixante (60) jours suivant réception de la notification, conformément aux articles 35(2)(a) et (4)(a) du Règlement intérieur de la Cour.



Le 9 mai 2017, le Greffe a reçu une lettre de l’État défendeur lui rappelant le retrait de sa déclaration faite en vertu de l'article 34(6) du Protocole et l’informant qu'il ne participerait à aucune procédure devant la Cour. Il a demandé par conséquent à la Cour de s'abstenir de lui transmettre toute information relative aux affaires concernant le Rwanda.



Le 22 juin 2017, la Cour a répondu à l’État défendeur, en précisant « qu’en tant qu’institution judiciaire et conformément aux dispositions du Protocole et de son Règlement intérieur, la Cour est tenue de communiquer toutes les pièces de procédure aux parties concernées.» En conséquence, toutes les pièces de procédure des affaires concernant le Rwanda dont la Cour est saisie doivent être signifiées à l'État défendeur y compris les arrêts clôturant ces affaires ».



Le 30 juin 2017, la Requête a été transmise aux États parties au Protocole et au Conseil exécutif de l’Union africaine, par l’intermédiaire de la Présidente de la Commission de l'Union africaine, conformément à l'article 35(3) du Règlement.



Le 25 juillet 2017, la Cour a accordé une première prorogation de quarante-cinq (45) jours du délai accordé à l’État défendeur pour déposer sa réponse. Le 23 octobre 2017, la Cour a accordé une deuxième prorogation de quarante-cinq (45) jours, indiquant qu'elle rendra un arrêt par défaut à l’expiration de ce délai si la réponse n'était pas déposée.



En application de l’article 63 du Règlement, la Cour, à sa quarante-neuvième session ordinaire tenue du 16 avril au 11 mai 2018, a décidé de se prononcer sur le fond et les réparations dans un même arrêt. À cet effet, le 12 juillet 2018, le Requérant a été invité à déposer ses observations sur les réparations dans un délai de trente (30) jours, mais il n’a pas réagi.



Le 12 octobre 2018, le Greffe a porté à l’attention de l’État défendeur qu’au cours de sa 50ème session ordinaire, la Cour a décidé de lui accorder un dernier délai supplémentaire de 45 jours et que, passé ce délai, elle statuera sur la requête par défaut conformément à l’article 55 du Règlement et ce, dans l’intérêt de la justice. La notification a été envoyée par courrier et l'État défendeur l’a reçue le 16 octobre 2018.



Bien qu’ayant reçu toutes ces notifications, l’État défendeur n’a répondu à aucune d’elles.



Par conséquent, dans l’intérêt de la justice, la Cour rendra un arrêt par défaut, conformément à l’article 55 du Règlement2.



Le 28 février 2019, la procédure écrite a été close et les Parties en ont été dûment notifiées.



MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES



Le Requérant demande à la Cour de rendre les mesures suivantes :



ordonner à l’État défendeur de lui payer des dommages et intérêts pour préjudices subis ;



ordonner à l’État défendeur de lui restituer son véhicule ou de le dédommager en lui remettant un véhicule similaire ;

dire que le Rwanda a violé des instruments juridiques pertinents des droits de l’homme qu’il a ratifiés.



Le Requérant n’a pas déposé de demande détaillée sur les réparations.



L’État défendeur ayant refusé de participer à la procédure n’a formulé aucune demande.



SUR LA COMPÉTENCE



En vertu de l’article 3(1) du Protocole, « La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés. » Par ailleurs, l’article 39(1) du Règlement prévoit que « [l]a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».



Après avoir procédé à l’examen préliminaire de sa compétence, et étant donné que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente au regard de sa compétence, la Cour conclut qu’en l’espèce, elle a :



compétence personnelle étant donné que l'État défendeur est partie au Protocole et a déposé la déclaration prévue à l'article 34(6) dudit Protocole, ce qui a permis au Requérant de saisir la Cour au sens de l'article 5(3) du Protocole. Par ailleurs, la Requête a été déposée dans le délai d'un (01) an fixé par la Cour pour la prise d’effet du retrait de la déclaration de l'État défendeur ;



compétence matérielle, le Requérant alléguant la violation des articles 1 et 14 de la Charte, de l’article 2(3)(c) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), de l’article 6(1) du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et de l’article 17(2) de la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH). Tous ces instruments ont été ratifiés par l'État défendeur ; en outre, la Cour est investie du pouvoir de les interpréter et de les appliquer en vertu de l'article 3 du Protocole;

compétence temporelle, les violations alléguées étant de nature continue;



compétence territoriale car les faits de la cause se sont produits sur le territoire d'un État partie au Protocole, à savoir l'État défendeur.



À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a compétence pour connaître de l’espèce.



SUR LA RECEVABILITÉ



Aux termes de l’article 6(2) du Protocole « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».



Conformément à l’article 39(1) de son Règlement intérieur, « La Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence et des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et 40 du présent Règlement ».



L’article 40 du Règlement, qui reprend en substance l’article 56 de la Charte, est libellé comme suit :



« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :



Indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;

Être compatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ;

Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;

Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;



Être postérieures à l’épuisement des recours internes, s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;

Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;

Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l'Union africaine ».



La Cour note que les conditions de recevabilité énoncées à l’article 40 du Règlement ne sont pas en discussion entre les Parties, l’État défendeur n’ayant pas participé à la procédure. Toutefois, en application de l’article 39(1) de son Règlement, la Cour procède à l’examen des conditions de recevabilité de la Requête.



Il ressort clairement du dossier que l'identité du Requérant est connue, et qu’il est de nationalité rwandaise. La Requête n’est pas incompatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte. Elle n’est pas rédigée dans un langage outrageant ou insultant, et ne se fonde pas exclusivement sur des informations diffusées par les moyens de communication de masse.



En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Requérant affirme avoir saisi les hautes autorités politiques et administratives du pays, notamment la Police, le Parquet, le Ministère en charge des transports, le Ministère de la sécurité intérieure, le Ministère de la Justice, le Parlement, le Sénat, le Président de la République, la Commission nationale des droits de l’homme et la Société civile pour trouver une solution à son problème, mais ses démarches ont été vaines.



Le Requérant soutient en outre que « saisir les juridictions n’a pas été envisagé du fait qu’un dossier dans lequel la garde présidentielle serait impliquée n’a aucune chance d’aboutir au niveau des juridictions. En outre, la requête aujourd’hui serait irrecevable en raison des délais prévus par les dispositions de l’article 339 de la loi nº 18/2004 du 20 juin 2006 portant Code de procédure civile, commerciale, sociale et administrative».



Comme elle l'a déjà affirmé, la Cour estime que « les recours internes qui doivent être épuisés par les requérants sont des recours judiciaires ordinaires »3, sauf s'il est manifeste que ces recours ne sont pas disponibles, efficaces et suffisants ou si les procédures y relatives se prolongent de façon anormale4. Il s'ensuit que les recours non judiciaires exercés par le Requérant en l'espèce n’ont aucune pertinence en ce qui concerne l'épuisement des recours internes requis en vertu de l’article 56 (article 40 du Règlement).



En l’espèce, le Requérant a reconnu qu'il n'avait pas exercé les recours internes, alléguant que :



ces recours n’auraient pu prospérer parce qu’un élément de la garde présidentielle était impliqué ;



le délai pour saisir les juridictions nationales était expiré lorsque les démarches devant les autorités administratives et politiques ont pris fin.



En ce qui concerne la première allégation, la Cour estime que le Requérant fait valoir que la procédure devant les juridictions de l'État défendeur ne pouvait prospérer, sans pour autant apporter le moindre élément de preuve pour étayer son allégation. La Cour rejette donc cette allégation du Requérant5.



S'agissant de la deuxième allégation, la Cour fait observer que le Requérant n'a pas introduit son recours devant les juridictions nationales car, comme il l’affirme lui-même, il tentait d’obtenir un règlement du différend auprès des instances administratives et politiques. Cependant, rien n'empêchait le Requérant d’exercer simultanément les recours non judiciaires et judiciaires. Il aurait donc dû exercer les recours requis pour épuiser les recours internes.



À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Requérant n'a pas épuisé les recours qui lui sont disponibles dans l'État défendeur et qu'aucun des motifs avancés pour le justifier ne fait partie des exceptions prévues à l'article 40(5) du Règlement.



SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE



La Cour note que l’article 30 de son Règlement intérieur dispose qu’ « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure.»



Compte tenu des circonstances de l’espèce, la Cour décide que chaque partie supportera ses frais de procédure.



DISPOSITIF



Par ces motifs, la Cour :



À l’unanimité,



Déclare qu’elle est compétente ;



Dit que les recours internes n’ont pas été épuisés ;



Déclare la Requête irrecevable ;



Dit que chaque Partie supportera ses frais de procédure.

Ont signé :





Ben KIOKO, Vice-président ;



Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;



Ângelo V. MATUSSE, Juge ;



Ntyam S.O. MENGUE, Juge ;



Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;



Chafika BENSAOULA, Juge ;



Blaise TCHIKAYA, Juge;



Stella I. ANUKAM, Juge ;



Imani D. ABOUD, Juge.



et Robert ENO, Greffier



Conformément à l'article 28(7) du Protocole et à l'article 60(5) du Règlement, l'opinion individuelle de la Juge Chafika BENSAOULA est jointe au présent arrêt.



Fait à Arusha, ce quatrième jour du mois de juillet de l’an deux mil dix-neuf, en arabe, français et en anglais, le texte français faisant foi.







1 Requête no 003/2014. Ordonnance du 03/06/2016, Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda, sur le retrait par l'État défendeur de la déclaration faite en vertu de l'article 34(6) du Protocole.

2 Requête no 003/2014. Arrêt du 07/12/2018, (Réparations) Ingabire Victoire Umuhoza c. Rwanda, §§ 14,15 et 17.

3 Requête n° 007/2013. Arrêt du 03/06/2016 - Mohamed Abu Bakari c. République-Unie de Tanzanie, § 64 ; voir également Requête n° 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 - Alex Thomas c. Tanzanie, § 64 ; et Requête n° 006/2013. Arrêt du 10/03/2016 - Wilfred Onyango Ngani & 9 autres c. République-Unie de Tanzanie, § 95.

4 Requête n° 004/2013. Arrêt du 5/12/2014 (Fond) - Lohé Issa Konate c. Burkina Faso, § 77 ; voir également Requête n° 003/2012. Décision (Recevabilité et compétence) - Peter Chacha c. République-Unie de Tanzanie, § 40.

5Alex Thomas c. Tanzanie, § 140.

▲ To the top