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AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES |
AFFAIRE
JEAN DE DIEU NDAJIGIMANA
c.
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
REQUÊTE N° 024/2019
ORDONNANCE PORTANT MESURES PROVISOIRES
26 SEPTEMBRE 2019
SOMMAIRE
III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR 7
IV. SUR LA COMPÉTENCE DE LA COUR 7
La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président; Ben KIOKO, Vice-président; Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA et Stella I. ANUKAM, Juges ; et de Robert ENO, Greffier.
Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé «le Protocole») et à l’article 8(2) du Règlement de la Cour (ci-après dénommé «le Règlement»), la Juge Imani D. ABOUD, membre de la Cour et de nationalité tanzanienne, n’a pas siégé en l’affaire.
En l’affaire :
Jean de Dieu NDAJIGIMANA
Représenté par:
Philippe LAROCHELLE, du Cabinet Larochelle Avocats
contre
RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE
Représentée par :
Clément J. MASHAMBA, Solicitor General,
Dr Ally Possi, Solicitor General adjoint, Cabinet du Solicitor General
Mark Mulwambo, Directeur intérimaire, Contentieux des affaires civiles, Cabinet du Solicitor General
Mme Alesia A Mbuya, Directrice par intérim, Pétitions constitutionnelles et relatives aux droits de la personne et aux élections, Cabinet du Solicitor General
Mme Jacqueline Kinyasi, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
M. Stanley Kalokola, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
Mme Lucy Kimaryo, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
Mme Vivian Method, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
M. Danny Nyakiha, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
Mme Narindwa Sekimanga, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
Mme Pauline Mdendemi, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
M. Yohana Marco, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
M. Charles Mtae, State Attorney, Cabinet du Solicitor General
Mme Blandina Kasagama, Juriste, Ministère des affaires étrangères et de la coopération est-africaine
après en avoir délibéré,
rend la présente ordonnance :
LES PARTIES
Le Requérant, Jean de Dieu Ndajigimana, est un ressortissant rwandais qui, au moment du dépôt de la présente Requête était détenu au Centre de détention des Nations Unies (ci-après dénommé «UNDF») à Arusha (République-Unie de Tanzanie). Sa détention découle de sa mise en examen pour avoir sciemment et intentionnellement fait obstruction à la bonne administration de la justice dans l’intention d’obtenir l’acquittement de Augustin Ngirabatware en appel devant le Mécanisme résiduel pour les Tribunaux pénaux internationaux (ci-après dénommé « MRTPI »).
L’État défendeur est la République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommée «État défendeur»), devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommée la «Charte») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Il a déposé, le 29 mars 2010, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant de particuliers et d’organisations non gouvernementales.
OBJET DE LA REQUÊTE
La présente demande de mesures provisoires découle d’une Requête déposée le 15 juillet 2019, dans laquelle le Requérant soutient que l’État défendeur a empêché sa remise en liberté sur son territoire, entrainant ainsi une situation de détention arbitraire et une violation de son droit à la liberté, droit garanti par divers instruments. Il ajoute que les actes de l’État défendeur sont contraires à la Charte, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après dénommé «le PIDCP»), à la Déclaration universelle des droits de l’homme (ci-après dénommée «la DUDH»), à l’Accord de siège signé entre l’Organisation des Nations Unies et la République-Unie de Tanzanie concernant le MRTPI (ci-après dénommé «l’Accord de siège»), au Traité portant création de la Communauté de l’Afrique de l’Est (ci-après dénommé «le traité CAE») ”) et au Protocole relatif à la création du marché commun de la Communauté de l’Afrique de l’Est (ci-après dénommé le « Protocole de la CAE »).
Il ressort de la Requête qu’à la suite de la condamnation par le MRTPI d’un ressortissant rwandais nommé Augustin Ngirabatware pour génocide, le Requérant et quatre autres personnes (ci-après dénommées «les coaccusés») sont soupçonnés d’avoir suborné des témoins dans l’intention alléguée d’obtenir l’acquittement d’Augustin Ngirabatware à l’issue de la procédure d’appel devant le MRTPI. Le 24 août 2018, un juge du MRTPI a confirmé la mise en examen du Requérant et de son coaccusé, pour outrage au MRTPI et incitation à commettre un tel acte.
Comme conséquence de leur mise en examen, le 3 septembre 2018, le Requérant et son coaccusé ont été arrêtés en République du Rwanda et, transférés à l’UNDF à Arusha, le 11 septembre 2018.
Le 25 février 2019, le Requérant a déposé devant un juge du MRTPI une requête confidentielle demandant sa mise en liberté provisoire au Rwanda ou, le cas échéant, dans une maison sécurisée du MRTPI, sur le territoire de l’État défendeur, en attendant l’examen des charges pesant contre lui.
Le 29 mars 2019, un juge du MRTPI a accordé au Requérant la mise en liberté provisoire au Rwanda mais a rejeté la demande subsidiaire de mise en liberté provisoire dans une maison sécurisée du MRTPI dans l’État défendeur1. Le Bureau du Procureur du MRTPI (ci-après dénommé « MRTPI –OTP ») a fait appel de cette décision en ce qui concerne la mise en liberté provisoire en République du Rwanda, sans toutefois s’opposer à la demande du Requérant de mise en liberté provisoire dans l’État défendeur. Le MRTPI-OTP a néanmoins sollicité l’avis du Gouvernement de l’État défendeur sur la faisabilité de la mise en liberté du Requérant sur son territoire.
Dans une note verbale datée du 9 avril 2019, le Gouvernement de l’État défendeur, en réponse à une communication de l’un des coaccusés du Requérant, Anselme Nzabonimpa, qui avait également bénéficié d’une mise en liberté provisoire, a indiqué son refus d’autoriser la mise en liberté provisoire sur son territoire, précisant que les accusés sous la garde du MRTPI devaient rester dans l’enceinte de l’UNDF. À la suite de cette communication, un juge du MRTPI a indiqué qu’il n’avait le pouvoir ni de relâcher provisoirement Anselme Nzabonimpa dans une maison sécurisée du MRTPI, dans l’État défendeur, ni de modifier ses conditions de détention2.
Le Requérant soutient que ces conclusions s’appliquent également à lui, étant donné que sa situation est similaire à celle d’Anselme Nzabonimpa, avec qui il est conjointement mis en examen.
RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR
La Requête a été déposée au Greffe de la Cour le 15 juillet 2019 et communiquée à l’État défendeur par lettre du 24 juillet 2019, demandant en outre à l’État défendeur de déposer ses observations dans les quinze (15) jours suivant réception.
Le 14 août 2019, l’État défendeur a déposé ses observations en réponse à la demande de mesures provisoires du Requérant ainsi que la liste de ses représentants, communiquées au Requérant par lettre datée du 16 août 2019.
SUR LA COMPÉTENCE DE LA COUR
Avant d’examiner de toute requête dont elle est saisie, la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence, conformément aux articles 3 et 5 du Protocole.
Toutefois, pour déterminer si elle doit ordonner des mesures provisoires, la Cour n’a pas besoin de s’assurer qu’elle a compétence sur le fond de l’affaire, mais simplement qu’elle a compétence prima facie3.
L’article 3(1) du Protocole dispose que «la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés ».
La Cour note que l’État défendeur est partie à la fois à la Charte et au Protocole et qu’il a également accepté la compétence de la Cour pour recevoir des affaires émanant de particuliers et d’organisations non gouvernementales, en vertu de l’article 34(6) du Protocole, lu conjointement avec l’article 5(3) du même instrument.
La Cour note également que les violations alléguées par le Requérant portent sur des droits protégés par des instruments auxquels l’État défendeur est partie. Plus précisément, le Requérant a cité les articles 1, 6, 7(1)(b) et 12(1) de la Charte, les articles 9(1), 9(3), 12(1) et 14(2) du PIDCP4, l’article 38(2) de l’Accord de siège, les articles 2 et 104 du Traité de la CAE5 et enfin, les articles 7(1), (2) (a) - (c) et 9 du Protocole de la CAE6. Le Requérant a également allégué la violation des articles 3, 9, 11(1) et 13(1) de la DUDH7. La Cour en conclut qu’elle a compétence ratione materiae pour examiner la Requête.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente, prima facie, pour examiner la présente Requête.
SUR LES MESURES PROVISOIRES DEMANDÉES
Le Requérant demande à la Cour de rendre les mesures provisoires suivantes :
«a) D’ordonner sa remise en liberté au titre de mesures provisoires, en application de l’article 27(2) du Protocole et de l’article 51(1) de son Règlement. Parmi les mesures demandées par le Requérant figurent :
(i) Une ordonnance enjoignant à l’État tanzanien d’accepter et de faciliter la mise en liberté provisoire du Requérant sur son territoire;
(ii) Une ordonnance enjoignant à l’État tanzanien d’autoriser le Requérant à se déplacer librement en Tanzanie, sous réserve de se conformer aux conditions éventuellement imposées par le MRTPI pour la durée de la mise en liberté provisoire;
(iii) Faire rapport, dans les 15 jours suivant la réception de l’ordonnance, des mesures prises pour assurer la mise en liberté provisoire du Requérant sur son territoire ».
SUR LES MESURES PROVISOIRES DEMANDÉES
Le Requérant a demandé à la Cour d’ordonner des mesures provisoires « en raison de la menace imminente d’un préjudice irréparable… s’il devait rester en détention provisoire». Selon le Requérant, « l’application de mesures provisoires d’urgence empêchera [son] maintien en détention arbitraire du fait du non-respect par la Tanzanie de ses obligations internationales et régionales ».
L’État défendeur s’oppose à la demande de mesures provisoires pour trois motifs : d’abord, le MRTPI assumerait le rôle de Tribunal pénal international pour le Rwanda (ci-après dénommé « le TPIR »), qui était compétent pour connaître des crimes de génocide commis au Rwanda en 1994. Selon l’État défendeur, la compétence du MRTPI est différente de celle de la Cour et, en particulier, l’article 3(1) du Protocole de la Cour ne confère à celle-ci aucune compétence humanitaire internationale pour les crimes commis entre janvier 1994 et le 31 décembre 1994, à l’égard de citoyens rwandais jugés par le TPIR, en vertu de laquelle la Cour peut accorder la mise en liberté au Requérant en tant que mesure provisoire parmi d’autres prévues dans ce mécanisme». Ensuite, l’affaire du Requérant est toujours pendante devant le MRTPI et, de ce fait, elle n’est pas recevable devant la Cour, en vertu de l’article 56(7) de la Charte. Troisièmement, le Requérant n’a pas démontré qu’il se trouvait dans une situation d’extrême gravité et d’urgence dans laquelle il pourrait éventuellement subir un préjudice irréparable. À l’appui de cette affirmation, l’État défendeur a souligné le fait que le Requérant est détenu légalement par le MRTPI.
La Cour reconnaît qu’en vertu de l’article 27(2) du Protocole et de l’article 51(1) du Règlement, elle est habilitée à ordonner des mesures provisoires non seulement «dans les cas d’extrême gravité et d’urgence, et lorsque cela est nécessaire pour éviter un préjudice irréparable à des personnes», mais aussi "qu’elle juge nécessaire d’adopter dans l’intérêt des parties ou de la justice ».
Il appartient donc à la Cour de décider, selon chaque situation, si, compte tenu des circonstances, elle doit faire usage du pouvoir que lui confèrent les dispositions mentionnées plus haut.8 Néanmoins, la Cour doit toujours s’assurer, avant d’émettre des mesures provisoires, qu’elles répondent à une situation d’extrême gravité et d’urgence.
La Cour relève encore que le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de consentir à sa mise en liberté provisoire sur son territoire, de faciliter celle-ci et de lui permettre la libre circulation, sous réserve qu’il respecte les conditions de sa mise en liberté provisoire.
La Cour relève que le 4 septembre 2019, le Greffe a écrit au conseil du Requérant pour s’enquérir du statut actuel de celui-ci. Plus précisément, il a été demandé au conseil d’indiquer si le Requérant était toujours en détention au Centre de détention (UNDF) ou dans une résidence sécurisée du Mécanisme ou s’il avait été relâché en République du Rwanda. En réponse à cette demande, le conseil du Requérant a informé la Cour que le Requérant avait été relâché en République du Rwanda le 21 août 2019 et qu’il était arrivé à son domicile le 22 août 2019. Une copie de la décision d’un juge unique du Mécanisme est jointe à la communication du conseil du Requérant, ce qui confirme que le Requérant avait bien été libéré après que le Gouvernement de la République rwandaise eut accepté de mettre en application l’ordonnance de mise en liberté provisoire.
En ce qui concerne la demande de mesures provisoires formulée par le Requérant, la Cour relève que celui-ci lui avait adressé une demande d’ordonnance de remise en liberté sur le territoire de l’État défendeur. La Cour relève également qu’avant le recours concernant le Centre de détention UNDF, le Requérant avait demandé d’être mis en liberté provisoire, soit sur le territoire de l’État défendeur, soit en République du Rwanda. Étant donné que comme l’a confirmé son propre conseil, le Requérant a déjà été remis en liberté en République du Rwanda, la Cour constate que la demande de libération est désormais sans objet. S’agissant de la demande du Requérant d’être autorisé à circuler librement sur le territoire de l’État défendeur, la Cour relève que cette demande fait également partie des mesures demandées par le Requérant dans son action devant la Cour de céans. Afin de ne pas risquer de préjuger des questions de fond soulevées par le Requérant, la Cour s’abstient de toute observation concernant cette demande à ce stade. À la lumière de ce qui précède, la demande du Requérant visant à ce que l’État défendeur fasse rapport sur les mesures prises pour appliquer les mesures provisoires dans les quinze (15) jours n’a plus de raison d’être. En conséquence, la Cour rejette la demande de mesures provisoires.
Ayant rejeté la demande de mesures provisoires, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les exigences de l’article 27, paragraphe 2 du Protocole ou sur l’une quelconque des conditions énoncées à l’article 56 de la Charte, dans la mesure où elles se rapportent à la présente affaire.
Pour lever toute équivoque, la présente ordonnance ne préjuge en rien des conclusions que la Cour pourrait tirer concernant sa compétence, la recevabilité et le fond de la Requête.
DISPOSITIF
Par ces motifs,
LA COUR,
À l’unanimité,
(a) Rejette la demande du Requérant aux fins de mesures provisoires.
Ont signé :
Sylvain ORÉ, Président ;
Et Robert ENO, Greffier.
Fait à Arusha, ce vingt-sixième jour du mois de septembre 2019, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.
1 Le Procureur c. Maximilien Turinabo, Anselme Nzabonimpa, Jean de Dieu Ndagijimana, Marie Rose Fatuma, Dick Prudence Munyeshuli. Décision sur la demande de mesures provisoires d’Anselme Nzabonimpa, 29 mars 2019.
2 Le Procureur c. Maximilien Turinabo, Anselme Nzabonimpa, Jean de Dieu Ndagijimana, Marie Rose Fatuma, Dick Prudence Munyeshuli. Décision sur la deuxième demande de mesures provisoires d’Anselme Nzabonimpa, 19 juin 2019.
3 Voir, Requête n ° 001/2018, Ordonnance du 11/02/2019 (ordonnance portant mesures provisoires) Tembo Hussein contre République-Unie de Tanzanie, § 8; Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c. Libye (Mesures provisoires) (2011) 1 CAfDHP 17 § 15; et Commission africaine des droits de l'homme et des peuples c Kenya (Mesures provisoires) (2013) 1 CAfDHP 193 § 16.
4 La Tanzanie a adhéré au PIDCP le 11 juin 1976.
5 La Tanzanie a ratifié le Protocole de la CAE le 1er juillet 2010.
6 La Tanzanie a ratifié le Protocole de la CAE le 1er juillet 2010.
7 Requête n ° 012/2015. Arrêt du 23/03/2018 (Fond), Anudo Ochieng Anudo c. République-Unie de Tanzanie § 76, la Cour conclut que, si la DUDH n'est pas un instrument des droits de l'homme susceptible de ratification par les États, elle a été reconnue comme faisant partie du droit coutumier et, pour cette raison, la Cour est tenue de l'interpréter et de l'appliquer. La Cour est également consciente que l’article 9(f) de la Constitution de l’État défendeur fait de la DUDH un principe directeur de la politique nationale.
8 Armand Guéhi c République-Unie de Tanzanie (Mesures Provisoires) (2016) 1 CAfDHP 587 § 17.
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