Johnson c République Du Ghana (Requête N° 016/2017) [2019] AfCHPR 7 (28 mars 2019)

Johnson c République Du Ghana (Requête N° 016/2017) [2019] AfCHPR 7 (28 mars 2019)


AFRICAN UNION


UNION AFRICAINE

UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES



AFFAIRE



DEXTER EDDIE JOHNSON

c.

RÉPUBLIQUE DU GHANA



REQUÊTE N° 016/2017



ARRÊT

(COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ)



28 MARS 2019




Sommaire








La Cour composée de: Sylvain ORÉ, Président; Ben KIOKO, Vice-président; Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Blaise TCHIKAYA, Stella I. ANUKAM et Imani D. ABOUD, Juges; et Robert ENO, Greffier.


En l’affaire


Dexter Eddie JOHNSON


représenté par:

Saul Lehrfreund, Co-directeur exécutif, The Death Penalty Project


contre


RÉPUBLIQUE DU GHANA


représentée par:


i. Mme Gloria Afua AKUFFO, Attorney General et Ministre de la Justice ;

ii. M. Godfred Yeboah DAME, Attorney General adjoint et Vice-ministre de la Justice ;

iii. Mme Helen A.A. ZIWU, Solicitor General ;

iv. Mme Yvonne Atakora OBUOBISA, Directeur du Parquet


Après en avoir délibéré,

rend l’arrêt suivant :





I. LES PARTIES


1. Le sieur Dexter Eddie Johnson (ci-après dénommé « le Requérant »), possède la double nationalité ghanéenne et britannique. Il a été reconnu coupable et condamné à la peine capitale pour meurtre et se trouve actuellement en attente de son exécution.


2. La présente requête vise la République du Ghana (ci-après dénommée « l’État défendeur »), qui est devenu partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 1er juin 1989, au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désigné « le Protocole ») le 16 août 2005. L’État défendeur a également déposé, le 10 mars 2011, la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.



II. OBJET DE LA REQUÊTE


A. Faits de la cause


3. Il ressort de la Requête que le 27 mai 2004, un ressortissant américain avait été tué près du village de Ningo dans la région de Greater Accra au Ghana. Accusé d’avoir commis ce crime, le Requérant a été traduit en justice, mais il a nié les faits. Le 18 juin 2008, la Haute Cour d’Accra, siégeant en procédure accélérée, l’a déclaré coupable de meurtre et l’a condamné à la peine capitale.


4. Le Requérant a interjeté appel de la déclaration de culpabilité et de la peine prononcée devant la Cour d’appel, faisant valoir que la peine capitale en elle-même est certes autorisée à l’article 13(1) de la Constitution du Ghana, mais que la peine de mort obligatoire était contraire à la Constitution, celle-ci étant muette à ce sujet. À l’appui de cet argument, le Requérant fait valoir que la peine de mort obligatoire viole le droit de ne pas être soumis à des peines ou traitements inhumains et dégradants, le droit de ne pas être privé arbitrairement de la vie ainsi que le droit à un procès équitable, tous ces droits étant inscrits dans la Constitution du Ghana.


5. Le 16 juillet 2009, la Cour d’appel a rejeté l’appel, aussi bien sur la déclaration de culpabilité que sur la peine prononcée.


6. Par la suite, le Requérant a introduit un recours devant la Cour suprême en annulation de la condamnation et de la peine prononcée. Le 16 mars 2011, son appel a de nouveau été rejeté.


7. Le Requérant a donc introduit deux demandes de grâce présidentielle auprès du Président de la République du Ghana, en décembre 2011 et en avril 2012, respectivement.


8. En juillet 2012, le Requérant a saisi d’une Communication le Comité des droits de l'homme des Nations Unies (ci-après désigné le « CDH ») au titre du Premier Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (du 16 décembre 1966).


9. Le 27 mars 2014, le CDH, dans ses constatations, a indiqué que la seule peine prévue pour meurtre au Ghana étant la peine capitale, les juridictions n’avaient aucun autre choix que de prononcer la peine prévue par la loi. Le CDH a conclu que l'imposition automatique et obligatoire de la peine capitale constituait une privation arbitraire de la vie, en violation de l'article 6(1) du Protocole international relatif aux droits civils et politiques (ci-après désigné le « PIDCP »)1. Le Comité a enjoint à l’État défendeur de fournir un recours effectif au Requérant, y compris la commutation de la peine prononcée. Le CDH a également rappelé à l’État défendeur qu’il avait l’obligation de veiller à ce que de telles violations ne se reproduisent plus à l’avenir, notamment en adaptant sa législation pour la mettre en conformité avec les dispositions du PIDCP.


10. Le CDH a demandé à l’État défendeur de lui communiquer, dans un délai de 180 jours, les informations sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations ; il a également demandé à l’État défendeur de publier ses constatations et d’en faire une large diffusion dans le pays. Le CDH a rappelé à l’État défendeur qu’en devenant partie au Premier Protocole facultatif se rapportant au PIDCP, il reconnaissait la compétence du CDH pour déterminer s’il y a eu violation du Pacte et proposer des mesures de réparation efficaces et effectives lorsqu’une violation est établie2.


11. L’État défendeur a donné aucune suite aux constatations du CDH et le Requérant attend son exécution, sa peine n’ayant pas été commuée.


12. L’État défendeur n’ayant donné aucune suite aux constatations du CDH, le Requérant a donc décidé de saisir la Cour de céans en vue d’obtenir la protection de ses droits. Tout en reconnaissant qu'il existe un moratoire de facto de longue date sur les exécutions dans l'État défendeur, le Requérant affirme que cette situation n'a aucune incidence sur le fond de la Requête.





B. Violations alléguées


13. Le Requérant allègue que l'imposition de la peine capitale obligatoire, sans tenir compte des circonstances particulières de l'infraction ou du délinquant, viole les droits suivants:


a) Le droit au respect de sa vie, inscrit à l'article 4 de la Charte ;


b) L’interdiction des peines ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants inscrite à l'article 5 de la Charte;


c) Le droit à un procès équitable, inscrit à l'article 7 de la Charte;


d) Le droit à la sécurité de sa personne, inscrit à l'article 6(1), le droit à la protection contre les peines inhumaines prévu à l'article 7, le droit à un procès équitable garanti à l'article 14(1) ainsi que le droit à la révision de la peine prononcée, inscrit à l'article 14(5) du PIDCP ;


e) Le droit à la vie et le droit à la protection contre les peines ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants prescrits à l'article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (ci-après désignée la « DUDH»).


14. Le Requérant soutient également que l’État défendeur a également violé l'article 1 de la Charte, pour avoir manqué à l’obligation qui est la sienne de faire respecter les droits mentionnés ci-dessus.






III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR


15. La Requête a été reçue au Greffe de la Cour le 26 mai 2017. Le 22 juin 2017, le Greffe l’a communiquée à l’État défendeur, lui demandant d’indiquer les noms et adresses de ses représentants dans les trente (30) jours à compter de la date de réception de la notification et de déposer sa réponse à la Requête dans les soixante (60) jours suivant sa réception, en vertu des articles 35(2)(a) et 35(4)(a) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après « le Règlement »).


16. Le 28 septembre 2017, la demande du Requérant à la Cour a rendu une ordonnance portant mesures provisoires, enjoignant à l’État défendeur de sursoir à l’exécution du Requérant jusqu’à ce que l’affaire soit jugée.


17. Le 28 mai 2018, le Greffe a reçu la Réponse de l’État défendeur à la Requête ainsi que le rapport sur la mise en œuvre de l’ordonnance portant mesures provisoires. Le 31 mai 2018, le Greffe a notifié ces documents au Requérant, l’invitant à déposer, le cas échéant, sa réplique à la Réponse de l’État défendeur dans les trente (30) jours suivant la réception de la notification. Le Greffe a reçu la réplique du Requérant le 5 juillet 2018.


18. Le 10 août 2018, le Greffe a reçu les observations du Requérant sur les réparations et les a communiquées à l’État défendeur le 14 août 2018, l’invitant à déposer sa Réponse aux observations dans les trente (30) jours suivant réception de la notification.


19. Le 11 septembre 2018, le Greffe a reçu une lettre du Requérant demandant l’autorisation de déposer des observations supplémentaires sur la recevabilité de la Requête et indiquant la liste des conseils qui comparaîtraient à l’audience publique, le cas échéant.


20. Le 7 novembre 2018, le Greffe a écrit au Requérant, avec copie à l’État défendeur, l’informant que la Cour avait rejeté sa demande visant à de déposer des observations supplémentaires sur la recevabilité de la Requête.


21. Le 14 décembre 2018, le Greffe a reçu la Réponse de l’État défendeur aux observations du Requérant sur les réparations et l’a transmise à celui-ci le 19 décembre 2018, pour information.


22. Le 4 février 2019, les Parties ont été informées de la clôture de la procédure écrite.


23. Le 20 mars 2018, le Greffe a informé le Requérant que la Cour ne tiendrait pas d’audience publique en la cause.



IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES


24. Le Requérant demande à la Cour de rendre les mesures ci-après:


Sur le fond

«

a. Dire que la peine capitale obligatoire prononcée à l’encontre du Requérant constitue une violation des articles 4, 5 et 7 de la Charte et des articles 6(1), 7, 14(1) et 14(5) du PIDCP et 3,5 et 10 de la DUDH.


b. Dire que pour n’avoir adopté aucune mesure, ni législative ni autre, visant à donner effet aux droits du Requérant tels qu’ils sont prévus aux articles 4, 5 et 7 de la Charte, l’État défendeur a violé l’article 1 de la Charte.


c. Ordonner à l’État défendeur de prendre immédiatement des mesures pour commuer la peine capitale prononcée en peine de réclusion à perpétuité ou toute peine, autre que la peine capitale, en tenant compte des circonstances particulières de l’accusé, de l'infraction ainsi que de la violation de ses droits garantis par la Charte.


d. Ordonner à l’État défendeur de prendre des mesures législatives ou autres mesures de réparation pour mettre en œuvre les décisions de la Cour dans leur application à d’autres personnes ».


Sur les réparations

«

e. Ordonner à l’État défendeur de ne pas appliquer la peine capitale prononcée contre le Requérant et de prendre immédiatement des mesures correctives, par commutation ou par tout autre moyen, et substituer rapidement à la peine capitale la peine de réclusion à perpétuité ou toute peine autre que la peine capitale, en tenant compte des circonstances particulières de l'infraction, de l’accusé et de la violation des droits de celui-ci garantis par la Charte et par les autres instruments pertinents des droits de l’homme.


f. Ordonner à l’État défendeur de modifier sa législation afin de la mettre en conformité avec les dispositions pertinentes des instruments internationaux applicables, notamment les articles 3(2), 4, 5 et 7 de la Charte, 6(1), 7, 14(1) et 14(5) du PIDCP et 3, 5, 7 et 10 de la DUDH, par amendement de l’article 46 de la Loi régissant les infractions pénales (1960) (Criminal Offences Act (Loi 29)) afin que la peine capitale ne soit plus obligatoire pour crise de meurtre.



g. Ordonner à l’État défendeur de revoir, dans les six mois suivant la date du présent arrêt, les peines de tous les détenus qui ont fait l’objet d’une condamnation obligatoire à la peine capitale et adopter des mesures correctives, par la commutation de ces peines ou par d’autres mesures, afin de rendre leurs peines conformes au présent arrêt.


h. Dire que l’arrêt de la Cour constitue une forme de réparation pour le préjudice moral subi par le Requérant suite à la peine capitale obligatoire prononcée injustement à son encontre et qui a eu pour conséquence son emprisonnement en attendant l’application de la peine. Ordonner également à l’État défendeur de verser au Requérant une compensation dont le montant sera fixé par la Cour, à titre de réparation pour le préjudice subi.


i. Ordonner toute autre mesure de réparation que la Cour estime appropriée.


j. Ordonner à l’État défendeur de publier, dans les six mois suivant le prononcé de l’arrêt :

Un résumé en anglais de l’arrêt, préparé par le Greffe de la Cour, au Journal Officiel du Ghana.

Publier un résumé en anglais de l’arrêt, préparé par le Greffe, dans un quotidien national de large diffusion,

Diffuser l’arrêt complet, en anglais, sur le site officiel de l’État défendeur et l’y maintenir pendant une période d’un an au moins.


k. Ordonner à l’État défendeur de lui faire rapport, dans les six mois suivant le prononcé de l’arrêt, sur l’état d’exécution de toutes les ordonnances qui y sont rendues.


l. Ordonner que chaque Partie supporte ses propres frais ».


25. Pour sa part, l’État défendeur sollicite de la Cour les mesures suivantes:

Sur le fond

«

a. Dire que la peine capitale a été prononcée dans le respect de la procédure judiciaire en vigueur au Ghana et qu’elle ne constitue donc pas une violation des articles 4, 5 et 7 de la Charte.

b. Dire que l’État défendeur n’a pas violé l’article 1 de la Charte.

c. Rejeter la Requête dans son entièreté.

d. Rejeter toutes les demandes de réparations formulées par le Requérant».


Sur les réparations

«

e. Dire que la peine capitale a été prononcée dans le respect de la procédure judiciaire applicable au Ghana et qu’en conséquence, elle ne constitue pas une violation des articles 4, 5 et 7 de la Charte.

f. Dire que l’État défendeur n’a pas violé l’article 1 de la Charte.

g. Dire que le Requérant n’a pas fourni de justifications à l’appui de sa demande de réparations et que les mesures de réparation demandées sont rejetées en conséquence».



V. SUR LA COMPÉTENCE


26. En vertu de l’article 3(1) du Protocole, la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du Protocole et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés. Par ailleurs, l’article 39(1) du Règlement prévoit que « [l]a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… ».


27. Le Requérant soutient que la Cour a déjà conclu que tant que les droits dont la violation est alléguée par le(s) Requérant(s) sont protégés par la Charte ou par tout autre instrument des droits de l'homme ratifié par l'État concerné, elle a compétence pour connaître de l’affaire3. En l’espèce, le Requérant invoque des dispositions spécifiques de la Charte, du PIDCP et de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) dont il allègue la violation par l'État défendeur et soutient que la Cour a la compétence matérielle pour connaître de l'affaire4.


28. Le Requérant affirme en outre qu’en l’espèce, la Cour a la compétence personnelle, temporelle et territoriale pour examiner l’affaire. .


29. L’État défendeur n’a pas déposé d’observations sur la compétence de la Cour en l’espèce.

***


30. Nonobstant l’absence de toute exception soulevée par l’État défendeur contestant la compétence de la Cour de céans, celle-ci doit procéder à un examen préliminaire de sa compétence avant d’examiner l’affaire.


31. En l’espèce, la Cour constate qu’elle a :

i. la compétence matérielle, étant donné que le Requérant fait état de violations de droits protégés par la Charte et par d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme et ratifiés par l’État défendeur ;

ii. la compétence personnelle, étant donné que l’État défendeur est partie au Protocole et qu’il a déposé la déclaration prévue à l’article 34(6), qui permet aux individus de la saisir directement, conformément à l’article 5(3) du Protocole.

iii. la compétence temporelle, dans la mesure où les violations alléguées se poursuivent, le Requérant étant toujours incarcéré, sur la base de ce qu’il estime contraire aux dispositions de la Charte et des autres instruments relatifs aux droits de l’homme5,

iv. la compétence territoriale, les faits de la cause s’étant produits sur le territoire de l’État défendeur, État partie au Protocole.


32. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour examiner la présente Requête.



VI. SUR LA RECEVABILITÉ


33. Conformément à l’article 6(2) du Protocole, « La Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». En application de l’article 39 du Règlement, « la Cour procède à un examen préliminaire […] des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».


34. L’article 40 du Règlement, qui reprend en substance l’article 56 de la Charte, dispose que pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :

«

1. Indiquer l’identité de leur auteur, même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat;

2. Être compatible avec l'Acte constitutif de l'Union africaine et la Charte ;

3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;

4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;

5. Être postérieures à l’épuisement des recours internes, s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;

6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;

7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte » ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine.


35. Le Requérant soutient encore que son identité est indiquée dans la Requête, dans la mesure où il n’a pas demandé de garder l’anonymat. Il affirme en outre que la Requête est conforme aux objectifs de l’Union africaine, car elle invite la Cour à déterminer si l’État défendeur s’acquitte de son obligation de protéger des droits garantis par la Charte. À cet égard, le Requérant cite l’affaire Peter Chacha c. Tanzanie, dans laquelle la Cour a conclu qu’une requête est recevable lorsqu’elle expose des faits qui révèlent une violation prima facie d’un droit protégé6.


36. Le Requérant soutient en outre que la Requête ne contient pas de termes outrageants ou insultants et qu’elle n’est pas uniquement fondée sur des nouvelles diffusées par des médias de communication de masse.


37. Toujours selon le Requérant, les recours internes ont été épuisés étant donné qu’il a interjeté appel de la décision le condamnant à la peine capitale obligatoire, devant toutes les instances judiciaires nationales, notamment la Cour suprême du Ghana, qui est la plus haute instance judiciaire du pays, dont les arrêts ne peuvent faire l’objet d’aucun autre recours.


38. Le Requérant fait valoir qu’il est profane en la matière, indigent et incarcéré et qu’après avoir épuisé toutes les recours internes, il a tenté en vain d’exercer des recours « extraordinaires », en déposant une demande de grâce présidentielle et une Communication auprès du CDH avant de saisir la Cour de céans. Il affirme donc que la Requête a été déposée dans un délai raisonnable, compte tenu du temps mis à explorer les « mesures extraordinaires » avant de saisir la Cour. À l’appui de ses arguments, il se fonde notamment sur l’affaire Alex Thomas c. Tanzanie7.


39. Enfin le Requérant affirme que la Requête ne soulève aucune question soumise par les Parties et déjà tranchée en vertu des principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine.


40. À cet égard, le Requérant fait valoir que les constatations du CDH sur cette affaire n’empêchent pas la recevabilité de la présente Requête, conformément à l’article 40(7) du Règlement, car le CDH n’a examiné aucune question ni aucun point en vertu des principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine. D’autre part, les constatations du CDH étaient basées sur le PIDCP, qui comporte ses propres dispositions détaillées en matière de droits de l’homme, qui sont également indépendantes et différentes de celles de la Charte des Nations Unies et des autres instruments cités à l’article 40(7) du Règlement.


41. Le Requérant affirme en outre qu’aucune question abordée dans les constatations du CDH n’a été résolue par les Parties, étant donné que l’État défendeur a choisi de ne faire aucun cas de ces constatations, si bien que toutes les questions demeurent pendantes et non résolues, dans leur entièreté.

42. L’État défendeur fait valoir que pour apprécier la recevabilité de la Requête, la Cour doit être guidée par les articles 56(5) de la Charte, 6(2) du Protocole et 40 du Règlement.

***


43. La Cour relève, en ce qui concerne la recevabilité de la Requête, que l’État défendeur a simplement indiqué que la Cour, statuant sur la recevabilité, tienne compte des articles 56(5) de la Charte, 6(2) du Protocole et 40 du Règlement. L’État défendeur n’a pas soulevé d’exception particulière sur la recevabilité de la Requête.


44. Toutefois, de sa propre initiative, la Cour entend déterminer, en vertu de l’article 39 du Règlement, si la présente Requête remplit les conditions de recevabilité énoncées aux articles 40 du Règlement et 56 de la Charte.


45. La Cour relève également que la Requête indique l’identité du Requérant, qu’elle est compatible avec l’Acte constitutif de l’UA et avec la Charte, étant donné qu’elle invite la Cour à déterminer si l’État défendeur a respecté les obligations qui sont les siennes en matière de protection des droits du Requérant inscrits dans la Charte ; qu’elle ne contient pas de termes outrageants ou insultants à l’égard de l’État défendeur, de ses institutions ou de l’UA et ne se limite pas à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par des moyens de communication de masse, et que la Requête a été introduite après l’épuisement des recours internes, le recours en appel introduit par le Requérant ayant été rejeté par la Cour suprême, qui est la plus haute juridiction de l’État défendeur, et qu’elle a été portée devant la Cour de céans dans un délai raisonnable après épuisement des recours internes8. La Cour conclut en conséquence que la Requête remplit les conditions de recevabilités énoncées à l’article 56(1) à 56(6) de la Charte et reprises à l’article 40(1) à 40(6) du Règlement.


46. La Cour fait toutefois observer qu’en vertu de l’article 56(7) de la Charte, qui reprend en substance l’article 40(7) du Règlement, les requêtes sont examinées si « elles ne concernent pas des cas qui ont été réglés…conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l'Organisation de l'Unité Africaine et soit des dispositions de la présente Charte ».


47. La Cour note également que déterminer la conformité de la Requête à cette disposition équivaut à s’assurer aussi bien que l’affaire n’a pas été « réglée » et qu’elle ne l’a pas été « conformément aux principes » de la Charte des Nations Unies, ou de la Charte de l'Organisation de l'Unité Africaine, ou des dispositions de la Charte9.


48. La Cour fait encore observer que la notion de « règlement » exige la combinaison de trois principales conditions : (i) l’identité des Parties ; (ii) l’identité des requêtes ou leur nature supplémentaire ou alternative ou encore si l’affaire découle d'une requête introduite dans l’affaire initiale; et (iii) l’existence d’une première décision sur le fond10. La Commission africaine a elle aussi adopté la même position en déclarant qu’une affaire est considérée conforme aux exigences de l’article 56(7) de la Charte africaine si elle concerne les mêmes parties, les mêmes faits et est réglée par un mécanisme international ou régional11.


49. La première condition n’est pas contestée par les Parties, Dexter Eddie Johnson étant la même personne qui a introduit une communication contre l’État défendeur devant le CDH. La Cour en conclut que la première condition est remplie dans la mesure où les Parties dans la présente Requête et dans celle introduite devant le CDH sont les mêmes.


50. Pour ce qui est des deuxième et troisième conditions, la Cour relève que dans la communication examinée par le CDH, le Requérant soutient que la peine capitale obligatoire prononcée pour toutes les infractions de meurtre, empêche le Tribunal de première instance de déterminer si une telle sanction est appropriée et de ce fait, la peine capitale constitue une violation de son droit à la vie, prévu à l’article 6(1) du PIDCP. Le Requérant affirme en outre que l'imposition de la peine de mort, sans aucun pouvoir judiciaire discrétionnaire pour imposer une peine moins lourde, constitue une violation du droit de ne pas être soumis à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en vertu de l'article 7 du PIDCP et du droit à un procès équitable, étant donné qu’un aspect de ce droit est le droit à la révision de sa condamnation devant une juridiction supérieure, prévu à l’article 14(1) et (5) du PIDCP. Enfin, le Requérant soutient que l’État défendeur n’a pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2(3) du PIDCP, à savoir garantir que le Requérant reçoive une réparation efficace de la violation de ses droits et il a demandé au CDH d’émettre des constatations à cet effet.


51. En l’espèce, la Cour note qu’il existe une décision sur le fond sur la communication qui a été adressée au CDH ; aucune des Parties ne nie l’existence d’une telle décision12. La Cour fait observer que l’État défendeur a décidé certes de ne pas suivre les constatations du CDH, mais il n’en demeure pas moins que l’affaire n’a pas été examinée et donc réglée au sens des articles 46(7) du Règlement et 56(7) de la Charte. L’important ici est qu’une décision soit rendue par un organe ou une institution disposant d’un mandat juridique pour examiner le différend au niveau international.


52. La Cour note en outre que même si la communication devant le CDH et les constations de cette instance étaient basées sur le PIDCP et non sur la Charte des Nations Unies ou l’Acte constitutif de l’UA ou les dispositions de la Charte, les principes contenus dans les dispositions du PIDCP sur lesquels les constatations du CDH était fondées sont identiques à ceux de la Charte13. Le CDH a donc tranché les mêmes questions dont la Cour a été saisie par le Requérant.


53. Comme la Cour l’a indiqué plus haut, si la requête ultérieure ne peut être dissociée des requêtes précédemment examinée(s) par un autre tribunal, il en résulte que la question sera réputée résolue, d'autant plus que « l'identité des prétentions s’entend également de leur caractère additionnel, alternatif ou découlant d’une demande examinée dans une cause précédente14 ». Par conséquent, en appliquant le raisonnement qui précède, la présente affaire a été réglée par la CDH au sens des articles 56(7) de la Charte et 40(7) du Règlement.


54. De l’avis de la Cour, et en ce qui concerne la condition de recevabilité prévue à l’article 56(7) de la Charte, peu importe que la décision du CDH ait été appliquée ou non. Peu importe également que ladite décision soit considérée comme ayant force obligatoire ou non. Dans sa jurisprudence, la Cour s’est toujours gardée d’examiner des questions pendantes devant la Commission ou réglées par celle-ci, cela malgré le fait que les conclusions de la Commission sont appelées des "recommandations" qui ne sont pas contraignantes15. En l’espèce, le Requérant a choisi de saisir le Comité des droits de l’homme, et non la Cour de céans, plus d’un an après le dépôt par le Ghana de la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole. Dans ces conditions, le Requérant ne peut donc pas invoquer le fait que l’instance qu’il a choisie ne rend pas de décisions contraignantes et que du fait que les constatations du CDH n’ont pas été suivies d’effet, la question n’a pas été réglée, au sens de l’article 56(7) de la Charte.


55. La Cour tient à réaffirmer que la justification de l’article 56(7) de la Charte est d’empêcher que les États membres soient poursuivis deux fois pour les mêmes violations des droits de l'homme. À ce propos, la Commission africaine a tiré la conclusion suivante :


« Il s’agit de la règle non bis in idem (également connue sous le nom de Principe d’interdiction de double poursuite pour un même fait, dérivant du droit pénal) qui veille à ce que, dans ce contexte, aucun État ne puisse être deux fois poursuivi ou condamné pour la même violation alléguée des droits de l’homme. En effet, ce principe est attaché à la reconnaissance du statut fondamental de la chose jugée (res judicata) des décisions rendues par des tribunaux internationaux et régionaux et/ou des institutions telles que la Commission africaine. Res judicata est le principe selon lequel la décision définitive d’un tribunal compétent ou d’une Cour compétente a autorité de la chose jugée sur les parties dans tout litige ultérieur portant sur le même fait) »16.


56. La Cour en conclut que la présente Requête ne remplit pas la condition de recevabilité énoncée à l’article 56(7) de la Charte reprise à l’article 40(7) du Règlement.


57. La Cour rappelle que les conditions de recevabilité prévues à l’article 56 de la Charte sont cumulatives et dès lors qu’une condition n’est pas remplie, la requête ne peut plus être examinée dans son entièreté17. En l’espèce, la Requête ne remplissant pas la condition énoncée à l’article 56(7) de la Charte, la Cour la déclare irrecevable.



VII. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE


58. Le Requérant demande à la Cour de dire que chaque Partie supporte ses propres frais de procédure.


59. L’État défendeur n’a fait aucune observation à ce sujet.


***


60. En vertu de l’article 30 du Règlement intérieur « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».


61. En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de déroger à la disposition de l’article 30 de son Règlement ; elle ordonne donc à chaque Partie de supporter ses frais de procédure.



VIII. DISPOSITIF


62. Par ces motifs,


LA COUR,


À l’unanimité :


Sur la compétence

(i) Se déclare compétente ;


Sur la recevabilité

À la majorité de huit (8) Juges contre deux (2), les Juges Rafaâ BEN ACHOUR et Blaise TCHIKAYA ayant émis une opinion dissidente :

(ii) Déclare la Requête irrecevable ;


Sur les frais de procédure

(iii) Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.




Ont signé :


Sylvain ORÉ, Président;


Ben KIOKO, Vice-président;


Rafaâ BEN ACHOUR, Juge;


Ângelo V. MATUSSE, Juge;


Suzanne MENGUE, Juge;


Tujilane R. CHIZUMILA, Juge;


Chafika BENSAOULA, Juge;


Blaise TCHIKAYA, Juge;


Stella I. ANUKAM, Juge;


Imani D. ABOUD, Juge;


et Robert ENO, Greffier.


Conformément aux dispositions des articles 28(7) du Protocole et 60(5) du Règlement, l’opinion individuelle de la Juge Chafika BENSAOULA et les opinions dissidentes des Juges Rafaâ BEN ACHOUR et Blaise TCHIKAYA sont jointes au présent arrêt.


Fait à Arusha, ce vingt-huitième jour du mois de mars de l’an deux mil dix-neuf, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.

1 L'article 6(1) est libellé comme suit : «Tout être humain a le droit inhérent à la vie. Ce droit est protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ».

2 Communication no 2117/2012 Dexter Eddie Johnson c. Ghana, Comité des droits de l’homme, CCPRC/C/110/D/2012, le

3 Requête n° 006/2013. Arrêt du 18/03/2016 (sur le fond), Wilfred Onyango Nganyi et neuf autres c. République-Unie de Tanzanie, § 57.

4 Le Requérant allègue la violation par l’État défendeur des articles 4, 5 et 7 de la Charte, 6(1), des articles 7 et 14(5) du PIDCP et des articles 3, 5 et 10 de la DUDH.

5 Requête n° 013/2011. Arrêt du 21/06/2013 (sur le Fond), Ayants-droit de feus Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso (ci-après« Zongo c. Burkina Faso »), § § 73 à 74.

6Requête n° 003/2012. Arrêt du 28/03/2014 (compétence et recevabilité), Peter Chacha c. République-Unie de Tanzanie, §123.

7Requête n° 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 (Fond), Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, (Ci-après « Alex Thomas c. Tanzanie »), §§ 73 et 74.

8 Affaire Norbert Zongo c. Burkina Faso (Arrêt sur les exceptions préliminaires) § 121 ; Alex Thomas c. Tanzanie, § 73 et 74 ; Requête n°006/2015. Arrêt (fond), Nguza Vicking et un autre c. République-Unie de Tanzanie § 61.

9Gombert c. Côte d’Ivoire, § 44.

10Voir, CADHP Communication no 409/12, Luke Munyandu Tembani et Benjamin John Freeth (representés par Norman Tjombe) c. Angola et treize autres, § 112; EACJ, Affaire n° 1/2007 James Katabazi et al c. Secrétaire général de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est et un autre (2007) AHRLR 119 §§ 30 à 32; IACHR Requête n° 7920, Arrêt du 29 juillet 1988, Velasquez-Rodriguez c. Honduras CIADH, § 24(4); Application de la Convention pour la Prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et- Monténégro), Arrêt du 26 février 2007, CIJ., Collection 2007, p.43

11 CADHP, Communication no266/03 Kevin Mgwanga Gunme et autres c. Cameroun, § 86.

12Dexter Eddie Johnson c. Ghana (CDH).

13 Par exemple, l’article 6(1) du PIDCP garantit le droit à la vie qui est également prévu dans la Charte ; l’article 7 du PIDCP interdit la torture, les peines et les traitements cruels, inhumains ou dégradants tout comme l’article 5 de la Charte ; et le droit à un procès équitable prévu par l’article 14 du PIDCP est également garanti par l’article 7 de la Charte.

14Jean-Claude Gombert c. Côte d’Ivoire, § 51.

15 Voir Requête n°003/2011. Arrêt du 21/06/2013 (compétence et recevabilité), Urban Mkandawire c. République du Malawi, § 33.

16 CADHP, Communication no 260/02 Bakweri Land Claims c. Cameroun § 52.

17 Voir CADHP, Communication no277/2003, Spilg et autres c. Botswana (ci-après « Spilg c. Botswana »), § 96 et CADHP, Communication no334/06 Egyptian Initiative for Personal Rightss et Interights c. Égypte (ci-après « Egyptian Initiative c. Égypte »), § 80.

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