Woyome c République Du Ghana (Requête N° 001/2017) [2019] AfCHPR 90 (28 juin 2019)

Woyome c République Du Ghana (Requête N° 001/2017) [2019] AfCHPR 90 (28 juin 2019)


AFRICAN UNION



UNION AFRICAINE




UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES



AFFAIRE


ALFRED AGBESI WOYOME


C.


RÉPUBLIQUE DU GHANA


REQUÊTE N°001/2017



ARRÊT

(Fond et Réparations)


28 JUIN 2019




Sommaire


Sommaire i

I. LES PARTIES 2

II. OBJET DE LA REQUÊTE 2

A. Faits de la cause 2

B. Procédure au niveau national 4

C. Violations alléguées 5

III. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR 6

IV. MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES 7

V. SUR LA COMPÉTENCE DE LA COUR 11

A. Exceptions d’incompétence matérielle soulevées par l’État défendeur 11

i. Exception tirée de la non-intégration du Protocole dans la législation interne 11

ii. Exception tirée de ce que les griefs du Requérant ne portent pas sur des droits de l’homme 12

iii. Exception tirée de la compétence des juridictions nationales pour statuer sur des questions relatives aux droits de l’homme 13

iv. Exception tirée du fait que la Cour africaine ne peut réviser les décisions de la Cour suprême 14

B. Sur les autres aspects de la compétence 15

VI. SUR LA RECEVABILITÉ 16

A. Conditions de recevabilité en discussion entre les Parties 17

i. Exception tirée du non-épuisement des recours internes 17

ii. Exception tirée de ce que la Requête n'a pas été déposée dans un délai raisonnable 21

B. Conditions de recevabilité non en discussion entre les Parties 25

VII. SUR LE FOND 26

A. Violation alléguée de l’article 7 de la Charte 26

i. Violation alléguée du droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent 26

ii. Violation alléguée du droit d’être jugé par une juridiction impartiale 30

a) Allégation selon laquelle la présence des huit juges dans les Chambres ordinaire et de révision a jeté un doute sur l'impartialité de la Cour suprême 31

b) Allégation selon laquelle les propos du juge Dotse remettent en cause l'impartialité de la Chambre de révision de la Cour suprême 35

B. Violation alléguée du droit à la non-discrimination et du droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi 37

VIII. SUR LES RÉPARATIONS 39

IX. SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE 40

X. DISPOSITIF 40


La Cour composée de : Sylvain ORÉ, Président; Ben KIOKO, Vice-président; Gérard NIYUNGEKO, El Hadji GUISSÉ, Rafaâ BEN ACHOUR, Ângelo V. MATUSSE, Suzanne MENGUE, M-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA: Juges et Robert ENO, Greffier.


En l’affaire :


Alfred Agbesi WOYOME


représenté par :


M. Kwaku OSAFO-BUABENG, Conseil principal

Me Ken Stephen ANUKU, Conseil

M. Reynolds TWUMASI, Conseil


contre


RÉPUBLIQUE DU GHANA


représentée par :


Me Godfred Yeboah DAME –Deputy Attorney General

Mme Dorothy Afriye- ANSAH – Chief State Attorney

Mme Stella BADU – Chief State Attorney


après en avoir délibéré,


rend le présent arrêt :




LES PARTIES


Le Requérant, Alfred Agbesi Woyome, est un ressortissant ghanéen. Il est également homme d’affaires, président des conseils d’administration et directeur général de trois (3) sociétés, à savoir Waterville Holding (BVI) Company, Austro-Investment Company et M-Powapak Gmb Company.


L’État défendeur est la République du Ghana, qui est devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommée «la Charte») le 1er mars 1989, au Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après dénommé «le Protocole ») le 16 août 2005. Elle a également déposé, le 10 mars 2011, la déclaration par laquelle elle a accepté la compétence de la Cour pour recevoir les requêtes émanant des individus et des organisations non gouvernementales.



OBJET DE LA REQUÊTE


Faits de la cause


Il ressort du dossier qu’en juillet 2004, la candidature de l’État défendeur a été acceptée pour accueillir la Coupe d’Afrique des Nations, édition 2008. En 2005, la Commission centrale des adjudications (Central Tender Review Board) de l’État défendeur a accepté l’offre de M-Powapak Gmb Company et Vahmed Engineering Gmbh & Company pour le marché de construction et de rénovation de deux stades. Par la suite, Vahmed Engineering Gmbh & Company a cédé ses droits et responsabilités à Waterville Holding Ltd Company (BVI).



Le 30 novembre 2005, l'État défendeur et Waterville Holding Ltd (BVI) ont signé un protocole d'accord visant notamment à obtenir des financements pour le projet, pour le compte de l'État défendeur, auprès de Bank Austria Creditanstalt Credit Consalt AG.


En décembre 2005, le Requérant a formé une alliance avec Waterville Ltd Holding (BVI) Company et Austro Investment Company dont il était le Président du Conseil d’administration, pour engager M-Powapak Gmb Company dont il était le Directeur général, en lui confiant la mission d’assurer la prestation de services financiers pour les travaux de rénovation et de construction des deux stades.


Le 6 février 2006, le ministère de l’Éducation et des Sports a donné autorisation de construire les deux (2) stades à Waterville Holding Ltd (BVI) Company.


Le 6 avril 2006, l’État défendeur a soudainement résilié le contrat de décembre 2005 avec la société Waterville Holding Ltd (BVI) Company, invoquant les coûts élevés du projet et l’incapacité de la société à obtenir les financements prévus dans le protocole d’accord conclu le 30 novembre 2005.


Waterville Holding Ltd (BVI), par l’intermédiaire du Requérant, a d’abord protesté contre la résiliation du contrat, mais l’a finalement acceptée et réclamé le paiement des travaux de construction déjà réalisés et autorisés par le ministère de l’Éducation et des Sports. L’État défendeur ne s’y est pas opposé et a dûment versé un montant total de vingt-et-un millions cinq cent mille (21 500 000) euros à Waterville Holding Ltd (BVI) Company pour les travaux réalisés et certifiés. Ce paiement effectué, la société est réputée avoir entièrement payé son dû au Requérant, agissant en tant que son agent, mettant ainsi fin à la relation entre Waterville Holding Ltd (BVI) et le Requérant. Ce paiement ne fait pas l’objet de contestation devant la Cour de céans.


Après le changement de gouvernement de l'État défendeur en 2009, le Requérant, à titre personnel, a réclamé au nouveau gouvernement le paiement de 2% du coût total du projet comme rémunération totale pour le rôle particulier qu'il avait joué dans la mobilisation des fonds pour le projet. Le 6 avril 2010, l’État défendeur, par l’intermédiaire du ministre des Finances, a accepté de payer les 2% au Requérant. Ce paiement est différent du montant de vingt-et-un millions cinq cent mille (21 500 000) euros versé à la société Waterville Holding Ltd (BVI) pour des travaux certifiés effectués de construction et de réhabilitation des stades avant la résiliation du contrat. Ce paiement est celui qui fait l’objet de contestation devant la Cour de céans.


Procédure au niveau national


Le 19 avril 2010, le Requérant, n’ayant pas reçu comme convenu avec le ministère des Finances le paiement des 2% qu’il en attendait, a engagé une action en justice devant la Haute Cour (Chambre commerciale) contre l’État défendeur. Le 24 mai 2010, l’État défendeur n’ayant pas déposé ses moyens de défense, la Haute Cour a rendu un arrêt par défaut, en faveur du Requérant.


Après des négociations qui ont abouti à un règlement hors cour, l’arrêt par défaut a été substitué par un jugement d’expédient et le Requérant a perçu un montant total de cinquante-et-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante-neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens au titre du pourcentage de 2% réclamé pour la mobilisation des fonds pour le projet.


Après le jugement d’expédient, l'ancien Attorney General de la République du Ghana, M. Martin Amidu, agissant à titre personnel1, a invoqué la compétence de la Chambre ordinaire de la Cour suprême et contesté la constitutionnalité des accords entre l’État défendeur, Waterville Holdings (BVI) Ltd Company et le Requérant, en vue de la construction des stades. M. Martin Amidu a affirmé que l’accord était en violation de l'article 181(5) de la Constitution de la République du Ghana, du fait que les contrats, étant de nature internationale, auraient dû être approuvés par le Parlement2.


Le 14 juin 2013, la Chambre ordinaire de la Cour suprême a conclu que les contrats avaient été attribués en violation de la Constitution, étaient donc nuls et non avenus, et que le Requérant n'était pas partie à ces contrats. Toutefois, la Chambre ordinaire n’a pas ordonné au Requérant de rembourser les montants que lui avait déjà versés l’État défendeur, elle a plutôt ordonné à Waterville Holding Ltd (BVI) Company de rembourser à la République du Ghana toutes les sommes perçues par la société. La Chambre ordinaire a également ordonné au plaignant, M. Martin Amidu, de saisir la Haute Cour de sa demande de réparation relative aux questions concernant le Requérant.


Non satisfait de la décision de la Chambre ordinaire concernant le Requérant, M. Martin Amidu a introduit une requête en révision devant la Chambre de révision de la Cour suprême. Dans son arrêt du 29 juillet 2014, la Chambre de révision a confirmé, à l’unanimité, la décision de la Chambre ordinaire sur la question de l’inconstitutionnalité des contrats. Elle a en outre ordonné au Requérant de rembourser à l’État défendeur les montants perçus.


Violations alléguées


Le Requérant, eu égard à l’arrêt de la Chambre de révision de la Cour suprême, allègue la violation de ses droits suivants prévus par la Charte :


Droit de ne pas faire l’objet de discrimination, garanti par l’article 2 ;

Droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, garanti par l’article 3; et

Droit à ce que sa cause soit entendue, garanti par article 7.



RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR


La présente Requête a été reçue au Greffe le 16 janvier 2017 et transmise le 30 juin 2017 à toutes les entités visées, conformément à l’article 35(3) du Règlement intérieur de la Cour.


Chacune des Parties a été dûment notifiée des observations de l’autre Partie, et a déposé les siennes dans les délais impartis par la Cour.


À la demande du Requérant déposée le 4 juillet 2017, la Cour a, le 24 novembre 2017, rendu une ordonnance portant mesures provisoires enjoignant à l’État défendeur de surseoir à la saisie des biens du Requérant et de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir le statu quo et s’assurer que ces biens ne soient pas vendus, jusqu’à ce qu’elle ait statué sur la Requête.


Le 14 mars 2018, le Greffe a informé les Parties de la clôture de la procédure écrite.


Le 8 mai 2018, la Cour a tenu une audience publique à laquelle les deux Parties étaient dûment représentées.






MESURES DEMANDÉES PAR LES PARTIES


Le Requérant demande à la Cour :

«

De constater que l’État défendeur a violé ses droits inscrits aux articles 2, 3, et 7 de la Charte ;

D’ordonner des mesures provisoires dans l'intérêt de la justice à l’effet d’empêcher qu’il ne subisse un préjudice irréparable du fait du remboursement, comme l’a ordonné la Chambre de révision de la Cour suprême, du montant qu’il a perçu. »


Sur les réparations, le Requérant demande à la Cour de :

«

Constater qu’il a droit au paiement de la somme de cinquante-et-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens par le Gouvernement du Ghana, conformément au résultat du processus de médiation entre les Parties et qu’en conséquence, il n’a pas à rembourser ce montant comme l’a ordonné la Chambre de révision de la Cour suprême…»


Ordonner à l'État défendeur de lui payer le montant restant de la créance judiciaire à la date du 19 octobre 2010, soit un million deux cent quarante-six mille neuf cent quatre-vingt-deux et quatre-vingt-douze centièmes (1 246 982,92) de cedis ghanéens, ainsi que les intérêts cumulés du 7 octobre 2010 jusqu'à la date du paiement intégral ;


Ordonner à l'État défendeur de rembourser toutes les sommes versées par le Requérant en exécution des ordonnances de la Cour suprême, majorées des intérêts ;


Ordonner à l’État défendeur de restituer avec effet immédiat toutes les sommes saisies par procédure de saisie-arrêt dans les comptes du Requérant domiciliés dans les banques ghanéennes ;

Constater qu’il a droit à des dommages pour pertes d’activité en raison de la décision de la Chambre de révision, de la procédure de saisie-exécution et du gel de ses parts sociales – quinze millions (15 000 000) de dollars des États-Unis au titre de commission, dix millions (10 000 000) de dollars des États-Unis au titre d’intérêts moratoires courant du 8 juin 2017 jusqu’au paiement intégral sur la base du titre exécutoire contenu dans la motion civile J8/102/2017, et de vingt mille (20 000) cedi ghanéens par mois avec intérêts au taux commercial cumulé sur la base de du titre exécutoire contenu dans la motion civile J8/102/2017 ;


Ordonner le paiement d'un montant de quarante-cinq millions (45 000 000) de dollars des États-Unis au titre de préjudice subi du fait des remarques du juge Dotse dans son opinion concordante dans l'affaire J7/10/2013 devant la Chambre ordinaire de la Cour suprême ;


Ordonner des mesures de réparation pour les propos diffamatoires de l'AFAG et dans les publications de Me Ace Anan Akomah sur sa page Facebook ;


Ordonner à l'État défendeur de supprimer de tous les sites Internet, des moteurs de recherche tels que Google, Yahoo, etc., ainsi que d'autres médias, les propos diffamatoires et les publications à son encontre ;


Le Requérant demande à la Cour d’ordonner à l’État défendeur de payer les frais de justice/ frais divers (papeterie, secrétariat, courrier, billets d’avion, hébergement et restauration) au titre de frais d’arbitrage de la Chambre internationale de commerce – un million cent mille sept cent dix (1 100 710) dollars des États-Unis et de coût de transport pour 7 personnes – quatorze mille sept cent (14 700) dollars des États-Unis.



Rendre toute autre ordonnance qu’elle estime appropriée. »


Dans sa Réponse sur la recevabilité de la Requête, l’État défendeur demande à la Cour de dire :

«

Que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité prescrites aux articles 56(5) et (6) de la Charte et 40(5) et (6) du Règlement.


Que la Requête est irrecevable et qu’en conséquence, elle doit être rejetée ».


Dans sa Réponse sur le fond de la Requête, l’État défendeur demande à la Cour de :

«

Constater que l’État défendeur n’a pas violé les droits du Requérant inscrits aux articles 2, 3, et 7 de la Charte ;


Constater que le Requérant n’a pas droit à la somme de cinquante-et-un million deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens que lui a versée le Gouvernement du Ghana et qu’il doit rembourser ce montant comme l’a ordonné la Chambre de révision de la Cour suprême…; »


L’État défendeur demande également à la Cour de constater que les actions engagées devant elle ne sont que des stratagèmes pour entraver, voire empêcher l’exécution d’ordonnances judiciaires conformes à la loi de l’État défendeur, dans le seul but de ne pas rembourser des fonds dus aux contribuables.


Sur les réparations, l’État défendeur demande à la Cour ce qui suit :


Constater que le Requérant n’a pas droit à la somme de cinquante-et-un million deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt-dix et cinquante-neuf centièmes (51 283 490,59) de cedis ghanéens que lui a versée le Gouvernement de la République du Ghana et qu’il doit rembourser ce montant comme l’a ordonné la Chambre de révision de la Cour suprême étant donné que les actions pour recouvrer cette somme étaient menées en application d’une ordonnance de recouvrement délivrée par la Cour suprême du Ghana au motif d’inconstitutionnalité des paiements en faveur du Requérant ;


Constater que le Requérant n'a pas droit à des dommages pour pertes d’activité du fait de la décision de la Chambre de révision, de la procédure de saisie-exécution et du gel de ses parts sociales;


L’État défendeur demande à la Cour de constater que l’État défendeur ne peut être tenu pour responsable des propos diffamatoires de l'AFAG et des publications de Me Ace Anan Akomah sur sa page Facebook, étant donné que le système juridique ghanéen donne la possibilité au Requérant d’intenter une action en réparation s’il le souhaite ;


Constater que le Requérant n'a pas droit à quarante-cinq millions (45 000 000) de dollars des États-Unis réclamés à titre de dommages-intérêts en rapport au juge Cecil Jones Dotse, qui est juge de la Cour suprême du Ghana, et en cette qualité, jouit de l'immunité contre toute forme d'action ou de poursuite judiciaire en raison d’actes ou d’omissions qu’il commet dans l'exercice du pouvoir judiciaire consacré à l'article 127(3) de la Constitution ghanéenne de 1992 ; et


Constater que l'État défendeur n'est pas responsable des actes des personnes qui n'agissent pas au nom de l'État.


SUR LA COMPÉTENCE DE LA COUR


Conformément à l’article 3(1) du Protocole, « la Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l'application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les États concernés ». Conformément à l’article 39(1) du Règlement, « la Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence… »


Exceptions d’incompétence matérielle soulevées par l’État défendeur


L’État défendeur a soulevé quatre (4) exceptions d’incompétence matérielle de la Cour, à savoir :

La non-intégration du Protocole dans la législation interne;

Le fait que les griefs du Requérant ne portent pas sur des droits de l’homme;

Les juridictions nationales sont compétentes pour statuer sur des questions relatives aux droits de l’homme;

L’incompétence de la Cour pour réviser les décisions rendues par la Cour suprême.


Exception tirée de la non-intégration du Protocole dans la législation interne


L’État défendeur fait valoir qu’il a certes ratifié le Protocole, mais ne l’a pas encore intégré dans sa législation pour le rendre d’application obligatoire.


Le Requérant soutient que la Cour est compétente pour examiner la Requête, l’État défendeur ayant ratifié le Protocole et déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) de ce même Protocole.

***

La Cour fait observer que l’article 34 du Protocole ne fait pas de son incorporation dans le droit interne des États une condition de son entrée en vigueur. Il exige3 uniquement le dépôt des instruments de ratification ou d’adhésion pour l’entrée en vigueur du Protocole à l’égard de l’État4. La ratification de la part de l'État défendeur et le dépôt des instruments de ratification expriment donc son consentement définitif à être lié par le Protocole. En outre, après avoir déposé la déclaration prévue à l'article 34(6) qui exprime son acceptation de la compétence de la Cour après la ratification, l'État défendeur ne peut plus prétendre que la non-domestication du Protocole prive la Cour de sa compétence.


En tout état de cause et conformément au Droit international général, un État ne peut invoquer, en vertu de l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, son droit interne pour se soustraire de ses obligations conventionnelles5. La Cour fait sienne la conclusion de la Cour internationale de Justice, selon laquelle l’article 27 énonce « une règle bien établie du droit coutumier6 ». En conséquence, que l’État défendeur ait intégré le Protocole dans sa législation ou non, il reste lié par les dispositions du Protocole qu’il a ratifié de son plein gré.


La Cour rejette en conséquence l’exception soulevée par l’État défendeur.


Exception tirée de ce que les griefs du Requérant ne portent pas sur des droits de l’homme


L’État défendeur soutient que les griefs exposés par le Requérant ne portent pas sur les droits de l’homme et ne peuvent donc être examinés par la Cour de céans.


Pour sa part, le Requérant fait valoir que les griefs sont fondés sur des violations alléguées des dispositions de la Charte, tel que souligné ci-dessus.


***


La Cour rappelle sa jurisprudence dans l'affaire Frank David Omary c. République-Unie de Tanzanie selon laquelle elle a le «…pouvoir d'exercer sa compétence sur les violations alléguées, en rapport avec les instruments pertinents de protection des droits de l’homme ratifiés par l’État défendeur»7. La Cour a également adopté une position similaire dans des affaires ultérieures8. La Cour fait observer que le Requérant invoque la violation de ses droits garantis par la Charte, en ses articles 2, 3 et 7 plus précisément.


Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette cette exception.


Exception tirée de la compétence des juridictions nationales pour statuer sur des questions relatives aux droits de l’homme


L’État défendeur affirme que sa Constitution énonce clairement la procédure par laquelle les allégations de violation des droits de l’homme sont examinées et que le Requérant avait la liberté de la suivre.


Pour sa part, le Requérant soutient que la Cour a compétence pour connaître de l’affaire, étant donné que les droits dont il allègue la violation sont garantis par la Charte et tout autre instrument pertinent des droits de l’homme dont l’État défendeur est partie.

***


La Cour affirme la compétence des tribunaux de l’État défendeur pour trancher des questions relatives aux droits de l’homme. En effet, l’article 40(5) du Règlement de la Cour dispose qu'une requête ne doit être introduite devant elle que si les recours internes ont été épuisés. Cela signifie que le requérant doit avoir saisi les juridictions de l’État défendeur avant de déposer sa requête devant la Cour de céans. Cependant, comme mentionné ci-dessus au paragraphe 37, la Cour, dans l'affaire Frank David Omary c. République-Unie de Tanzanie, a déclaré qu’elle est compétente lorsque des violations des droits de l'homme ont été alléguées. Par conséquent, le fait que les tribunaux nationaux soient compétents en matière de droits de l'homme ne peut écarter la compétence de la Cour de céans, qu'elle exerce en vertu des articles 3, 5 et 34(6) du Protocole. L’État défendeur ne peut donc pas prétendre que cette compétence est limitée aux seules juridictions internes.


Sur la base de ce qui précède, la Cour rejette cette exception.


Exception tirée du fait que la Cour africaine ne peut réviser les décisions de la Cour suprême


L’État défendeur fait valoir que les décisions de la Cour suprême ne peuvent faire l’objet d’appel ou de révision devant une juridiction internationale, y compris la Cour de céans, l’État défendeur étant un État souverain.


Le Requérant n’a pas discuté cette question.


***


La Cour rappelle son arrêt dans l’affaire Francis Mtingwi c. Malawi9 dans lequel elle déclare qu’elle n’est pas une juridiction d’appel des décisions rendues par les cours et tribunaux internes. Toutefois, dans l’affaire Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie, elle conclut : «…mais cela ne l’empêche pas d’examiner les procédures pertinentes devant les instances nationales pour déterminer si elles sont en conformité avec les normes prescrites dans la Charte ou tout autre instrument ratifié par l’État concerné10 ».


Par conséquent, cette exception de l’État défendeur est rejetée.


Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle a la compétence matérielle en l’espèce.


Sur les autres aspects de la compétence


La Cour fait observer que sa compétence personnelle, temporelle et territoriale n’a pas été contestée par les Parties et que rien dans le dossier n’indique qu’elle n’est pas compétente. En conséquence, elle constate qu’elle a :


la compétence personnelle, l’État défendeur étant partie au Protocole et ayant fait la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il permet aux individus et aux organisations non gouvernementales de la saisir directement ;


la compétence temporelle, les violations alléguées ayant eu lieu entre le 14 juin 2013 et le 29 juillet 2014, après la ratification de la Charte et du Protocole par l’État défendeur et le dépôt de la déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole, par laquelle il a accepté la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant des individus ;


la compétence territoriale, les violations alléguées étant survenues sur le territoire de l’État défendeur.


De ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente en l’espèce.



SUR LA RECEVABILITÉ


En vertu de l'article 6(2) du Protocole, «la Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l'article 56 de la Charte». Conformément à l'article 39(1) du Règlement, «La Cour procède à un examen préliminaire de […] recevabilité de la requête telles que prévues par l’article 56 de la Charte et l'article 40 du présent Règlement».


L’article 40 du Règlement, qui reprend en substance les dispositions de l’article 56 de la Charte, énonce les critères de recevabilité des requêtes comme suit: «En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :

«

Indiquer l'identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;

Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte;

Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants;

Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;

Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge d’une façon anormale;

Être introduite dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine;

Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l'Acte constitutif de l'Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l'Union africaine ».


Même si certaines des conditions mentionnées ci-dessus ne sont pas en discussion entre les Parties, l’État défendeur a soulevé deux exceptions sur la recevabilité, à savoir le non-épuisement des recours internes et le fait que la Requête n’a pas été déposée dans un délai raisonnable après l’épuisement des recours internes.


Conditions de recevabilité en discussion entre les Parties


Exception tirée du non-épuisement des recours internes


L'État défendeur soutient que la Requête ne remplit pas les conditions de recevabilité stipulées à l'article 56(5) de la Charte et à l’article 40(5) du Règlement, les recours internes n'ayant pas été épuisés avant son dépôt. À l’appui de son argument, l’État défendeur rappelle la procédure d’exécution en cours concernant la créance de cinquante-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante-neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens.


L'État défendeur soutient également qu'il est simpliste et fallacieux de la part du Requérant d’affirmer que du seul fait que la décision incriminée a été rendue par la Cour suprême dans l'exercice de sa compétence en matière de révision, il n'aurait pas pu recourir aux juridictions inférieures pour demander réparation. L’État défendeur affirme que même après que la Cour suprême a rendu sa décision, les juridictions inférieures, dans l’exercice de leurs compétences spécifiques, ont rendu des décisions en faveur de requérants.

Par ailleurs, l'État défendeur souligne que le Requérant n'ayant pas confiance en la compétence des juridictions inférieures aurait pu invoquer la compétence de la Cour suprême en matière de droits de l'homme ; faute pour le Requérant de l’avoir fait, la Cour suprême n'a jamais eu l'occasion de déterminer si ses droits fondamentaux avaient été violés.


L'État défendeur fait valoir que l'affaire soumise à la Cour suprême était une requête en inconstitutionnalité des deux contrats en question et non une affaire de violation de droits de l’homme. Ce qui signifie que le Requérant n'a pas épuisé les voies de recours internes concernant les violations alléguées des droits de l'homme.


L'État défendeur ajoute que l'article 33 de sa Constitution11 prévoit expressément des mesures de protection des droits de l'homme. Il affirme que cette procédure est relativement simple, rapide, conforme aux normes internationales de disponibilité, d'efficacité et de suffisance.


L’État défendeur invoque la jurisprudence de la Cour12 et soutient que le Requérant ne saurait se prévaloir de l’exception prévue à l’article 56(5) de la Charte, pour avoir renoncé à exercer les recours internes.



Le Requérant soutient pour sa part que la procédure de réparation des violations des droits de l'homme prévue à l'article 33 de la Constitution du Ghana est discrétionnaire et qu’en conséquence, il n’était pas tenu d’exercer ce recours interne.


Le Requérant soutient en outre que l'article 33(3) de la Constitution du Ghana dispose qu'une personne qui s’estime lésée par une décision de la Haute Cour peut se pourvoir devant la Cour d'appel et devant la Cour suprême en dernier ressort. Il soutient cependant qu'il est inconcevable que la Haute Cour ou la Cour d'appel infirme une décision de la Chambre de révision de la Cour suprême. En tout état de cause, la Cour suprême aurait statué en dernier ressort sur les appels interjetés par ces instances inférieures, et en l’occurrence, sur la question de savoir si elle avait violé les droits du Requérant.


Le Requérant affirme que ses droits garantis aux articles 2, 3 et 7 de la Charte ont été violés par la Cour suprême, la plus haute juridiction d'appel de l’État défendeur, et qu'il a de ce fait épuisé tous les recours internes.


Compte tenu de ce qui précède, le Requérant affirme que la procédure prévue à l'article 33(1) de la Constitution du Ghana ne permet pas l’examen de sa plainte. Cette procédure est en effet inefficace, dit-il, étant donné qu’elle butte contre un obstacle constitutionnel dans la mesure où il serait impossible de contester une décision de la Cour suprême devant la Haute Cour. Il cite la Communication Dawda Jawara c. Gambie13 pour étayer cet argument.


***


La Cour relève que la Cour suprême de la République du Ghana est dotée de la compétence de première instance pour connaître des différends portant sur l’exercice des droits de l'homme, en vertu de l'article 33(1) de la Constitution.

La question que la Cour doit trancher est celle de savoir si la saisine de la Haute Cour d'une plainte alléguant une violation des droits fondamentaux du Requérant par la Cour suprême aurait été un recours efficace si le Requérant l’avait exercé avant de saisir la Cour de céans.


Dans l'affaire Norbert Zongo c. Burkina Faso, la Cour a conclu que «dans le langage courant, être efficace désigne ce qui produit le résultat attendu. Sur la question en cours d’examen, l'efficacité d'un recours est donc mesurée en termes de sa capacité à résoudre le problème soulevé par le Requérant »14. La Cour l'a réaffirmé dans l'affaire Lohé Issa Konaté c. Burkina Faso en disant qu'un recours est efficace s’il peut être poursuivi sans entrave par le requérant15.


La Cour considère que, dans les circonstances de l'espèce, même si la Haute Cour a compétence de première instance en matière de droits de l'homme, il n’aurait pas été raisonnable d'exiger du Requérant de la saisir en contestation d’une décision de la Cour suprême, dont les décisions lient les juridictions inférieures.


Cette position est confortée par le fait que, dans sa décision du 29 juillet 2014, la Chambre de révision de la Cour suprême a indiqué qu'elle s'était déclarée compétente en la matière pour écarter le danger réel que la Haute Cour se prononce différemment d’elle, notant en effet que « Dans l’état actuel des choses, il existe un risque réel que la Haute Cour, instance appropriée à laquelle cette juridiction a renvoyé l’affaire puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de céans. La demande de révision constitue pour la Cour de céans, l’occasion pour la Cour suprême de niveler le terrain et de rendre un jugement harmonieux pour toutes les personnes concernées par les accords conclus le 26 avril 2006 pour la construction des stades en vue de la CAN 2008 et sur d’autres questions connexes, l’occasion en effet d’entendre toutes les voix et de mettre fin aux différents litiges ».


Il convient également de noter que l'État défendeur n'a pas fourni de preuve des décisions montrant que la Haute Cour a examiné les plaintes pour violation des droits de l'homme commise par la Cour suprême, comme allégué en l’espèce.


La Cour estime donc que saisir la Haute Cour de cette action n'aurait pas pu aboutir à remédier aux griefs du Requérant, aurait donc été un recours inefficace. La Cour constate que des recours internes étaient certes disponibles, mais n’auraient pas été efficaces pour répondre aux griefs du Requérant.


S’agissant de l’argument selon lequel la procédure d'exécution de la créance judiciaire de cinquante-un millions deux cent quatre-vingt-trois mille quatre cent quatre-vingt et cinquante-neuf centièmes (51 283 480,59) de cedis ghanéens était pendante devant les juridictions nationales au moment du dépôt de la présente Requête, la Cour relève que la Requête dont elle a été saisie porte sur la décision du 29 juillet 2014 rendue par la Chambre de révision de la Cour suprême. La procédure d'exécution n'a aucune incidence sur l’appréciation par la Cour de l’épuisement ou non des recours internes par le Requérant.


La Cour en conclut que l’exception de l'État défendeur selon laquelle le Requérant n’a pas épuisé tous les recours internes n’est pas fondée et la rejette en conséquence.


Exception tirée de ce que la Requête n'a pas été déposée dans un délai raisonnable

L'État défendeur soutient que la Requête n'a pas été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes et qu’elle n'est donc pas conforme aux articles 56(6) de la Charte et 40(6) du Règlement.

L'État défendeur soutient également que selon la pratique et la jurisprudence du Droit international des droits de l'homme, un délai de six (6) mois après l'épuisement des recours internes est considéré raisonnable pour déposer une requête, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.


L'État défendeur soutient encore que la date du prononcé de l'arrêt de la Chambre de révision de la Cour suprême, à savoir le 29 juillet 2014, doit constituer le point de départ pour l’évaluation du caractère raisonnable du délai dans lequel le Requérant a formé son action.


L'État défendeur affirme que la période d’environ trois (3) ans que le Requérant a observée après le prononcé de l’arrêt pour saisir la Cour de céans constitue un délai non raisonnable, dans la mesure où rien ne l’empêchait de déposer sa Requête. L’État défendeur ajoute que le Requérant n’était ni détenu, ni placé en détention provisoire, ni assigné à résidence. Le Requérant a négligé de faire valoir ses droits, soutient l’État défendeur ; ses droits de l’homme n’ont pas été violés en réalité, mais il a simplement été contrarié par le changement de gouvernement qui a davantage affecté sa situation.


L'État défendeur fait valoir qu'entre 2015 et 2016, deux arrêts ont été rendus en faveur du Requérant dans les affaires pénales n° FTRM/115/12 devant la Haute Cour du Ghana à Accra et n° H2/17/15 devant la Cour d'appel du Ghana à Accra.


Par la suite, le Requérant a engagé une action contre l’Attorney General devant la Cour d'appel, pour contester le rapport de la Commission d'enquête sur tout paiement excessif effectué sur des fonds publics en règlement de créances constatées par arrêt. Cette Commission d’enquête a examiné, entre autres, les paiements effectués au bénéfice du Requérant et des entreprises qui lui étaient associées. Toutefois, ces paiements n’avaient aucun rapport avec l’objet de sa Requête devant la Cour de céans. L'État défendeur soutient qu'il n’est donc pas exact de dire que le Requérant n'était pas en mesure de déposer sa Requête devant la Cour entre juillet 2014 et janvier 2017.


Le Requérant soutient que la Requête a été déposée dans un délai raisonnable après l'épuisement des recours internes, étant donné que la décision de la Chambre ordinaire de la Cour suprême a été rendue le 14 juin 2013, l’arrêt de la Chambre de révision de la Cour suprême le 29 juillet 2014 et que la présente Requête a été déposée devant la Cour de céans le 5 janvier 2017.


Le Requérant soutient en outre qu'avant de saisir la Cour, il a dû faire face à la Commission d'enquête sur les paiements excessifs effectués sur des fonds publics en règlement de créances judiciaires. Le Requérant dit avoir interjeté appel des conclusions de la Commission devant la Cour d'appel en juin 201616, invoquant le fait que ni lui ni son avocat n'avaient été invités à comparaître devant la Commission pour être entendus avant le règlement de l'affaire.


Le Requérant soutient qu’il n'a jamais « renoncé à ses droits » et que pour déterminer ce qui constitue un délai raisonnable, la Cour doit tenir compte du fait que la Charte ne définit pas ce qui constitue un délai raisonnable. Il soutient en outre que les raisons invoquées ci-dessus constituent une justification suffisante du délai mis pour saisir la Cour de céans et que dans l'intérêt de la justice et de l'équité, la Cour doit accueillir et examiner la présente Requête.


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La Cour rappelle sa jurisprudence dans l'affaire Norbert Zongo c. Burkina Faso, dans laquelle elle a établi le principe selon lequel « le caractère raisonnable d'un délai de saisine dépend des circonstances particulières de chaque affaire et doit être déterminé au cas par cas17 ».


Pour déterminer si cette Requête a été déposée dans un délai raisonnable, la Cour considère que les recours judiciaires ordinaires liés à la présente affaire ont été épuisés lorsque la Chambre de révision de la Cour suprême a rendu son arrêt le 29 juillet 2014.


Certaines autres procédures ont été engagées par l’État défendeur concernant l’objet de la présente Requête. À cet égard, la Cour fait observer qu'après la décision de la Chambre de révision de la Cour suprême, entre 2014 et 2017, deux actions pénales ont été engagées par l'État défendeur contre le Requérant pour avoir prétendument escroqué le Gouvernement et lui avoir causé un préjudice financier. Un arrêt a été rendu le 12 mars 2015 par la Haute Cour. Puis, la Cour d'appel, après examen d’un appel interjeté par l’Attorney General, a rendu son arrêt dans cette affaire le 10 mars 2016. La Cour de céans est d'avis qu'il était raisonnable que le Requérant attende la décision définitive de ces procédures pénales dans la mesure où elles concernaient l’objet de la Requête devant elle.


En outre, la Cour relève que l'État défendeur a mis en place une Commission d'enquête chargée d'examiner les versements excessifs effectués sur des fonds publics en règlement de dettes ayant fait l’objet de l’arrêt depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de 1992, notamment les montants versés au Requérant et aux sociétés qui lui sont associées. Il ressort du dossier devant la Cour que la Commission d’enquête a achevé ses travaux le 20 mai 2015 et a présenté son rapport au Président de la République du Ghana le 21 mai 2015. L’État défendeur a publié le rapport de la Commission en même temps qu’un Livre blanc en 2016.



Les procédures de la Commission d'enquête étant de nature quasi judiciaire, constituaient des recours que le Requérant n'était pas tenu d'épuiser. Néanmoins, il pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les conclusions de la Commission aboutissent à une décision qui lui est favorable, qui aurait rendu caduque la nécessité de déposer la présente Requête devant la Cour de céans. La Cour estime qu'en dépit de cette attente, en juin 2016, il a contesté les conclusions de la Commission d'enquête devant la Cour d'appel au motif que son représentant n'était pas impliqué dans le processus.


La Cour note que les recours internes avaient été épuisés le 29 juillet 2014 devant la Cour suprême, certes, mais que le Requérant pouvait raisonnablement escompter que la procédure pénale engagée contre lui et la procédure de la Commission d'enquête aboutissent à une décision en sa faveur.


La Cour note en outre que le temps que le Requérant a passé à attendre la décision des procédures pénales engagées contre lui ainsi que celle de l'affaire devant la Cour d'appel contestant les conclusions de la Commission d'enquête justifie à suffisance le dépôt de la Requête deux (2) ans, cinq (5) mois et dix-sept (17) jours après l'épuisement des recours internes.


La Cour conclut que dans les circonstances de l'espèce, la Requête a été déposée dans un délai raisonnable au sens de l'article 56(6) de la Charte et de l'article 40(6) du Règlement.


La Cour rejette donc l'exception d’irrecevabilité fondée sur le fait que la Requête n’a pas été déposée dans le délai raisonnable.


Conditions de recevabilité non en discussion entre les Parties


La Cour relève que les conditions énoncées à l’article 40 du Règlement en ses alinéas 1, 2, 3, 4 et 7, relatives respectivement à l’identité du Requérant, aux termes utilisés dans la Requête, à la conformité à l’Acte Constitutif de l’Union africaine, à la nature de la preuve et aux cas réglés ne sont pas en discussion entre les Parties et rien dans le dossier n’indique l’une quelconque de ces conditions n’a pas été remplie en l’espèce.


À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la Requête remplit toutes les conditions de recevabilité et la déclare recevable.



SUR LE FOND


Il ressort du dossier que le Requérant allègue que ses droits garantis par les articles 2, 3 et 7 de la Charte ont été violés. Dans la mesure où les allégations de violation des articles 2 et 3 sont liées à l'allégation de violation de l'article 7, la Cour statuera d’abord sur cette dernière.


Violation alléguée de l’article 7 de la Charte


Le Requérant formule deux allégations qui relèvent de l’article 7 de la Charte à savoir, la violation alléguée de son droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent et la violation alléguée de son droit d'être jugé par une juridiction impartiale.


Violation alléguée du droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent


Le Requérant allègue que si la Chambre de révision de la Cour suprême avait laissé l'affaire se poursuivre devant la Haute Cour, comme l’avait ordonné la Chambre ordinaire de la Cour suprême, les faits de la cause auraient été examinés sur le fond et le rôle et les prétentions du Requérant auraient été établis. Au lieu de cela, la Chambre de révision de la Cour suprême s'est déclarée compétente, privant ainsi le Requérant de son droit d'être jugé par le tribunal compétent. Le Requérant fait valoir en outre le fait que les actions engagées contre lui devant la Chambre de révision de la Cour suprême ne comportaient pas de questions d’interprétation constitutionnelle et ne relevaient donc pas de la compétence de cette Chambre de la Cour suprême.


Le Requérant soutient en outre que la Cour suprême a certes un pouvoir de supervision sur les autres juridictions, y compris sa propre Chambre ordinaire, mais que l’invocation de sa compétence en matière de révision relève d’une procédure spécialisée. Qui plus est, la décision de la Chambre de révision de la Cour suprême d’écourter la procédure et de se déclarer compétente en l’affaire l’a privé de la possibilité de présenter ses moyens sur le fond devant la Haute Cour.


Pour sa part, l’État défendeur affirme que c’est à juste titre que la Chambre de révision s’est déclarée compétente en l’espèce. De plus, la Cour suprême, lorsqu’elle examine et statue sur toute affaire relevant de sa compétence, est investie du pouvoir d’exercer l’autorité dévolue à toute juridiction établie par la Constitution ghanéenne, conformément à l’article 129(4) de la Constitution18.


L’État défendeur ajoute qu’en vertu des articles 2, 130 et 133 de la Constitution, la Cour suprême est investie du pouvoir et de l’autorité de connaître de toute affaire, qu’elle soit de nature foncière, contractuelle ou même pénale, lorsque des questions de constitutionnalité sont soulevées, y compris la révision des décisions de sa Chambre ordinaire. L’État défendeur affirme en outre que lorsque des questions de matière constitutionnelle sont soulevées pendant l’examen d’une affaire par une autre juridiction, celle-ci met un terme à la procédure et renvoie l’affaire devant la Cour suprême.

À cet égard, l’État défendeur souligne que la première affaire entendue par la Chambre ordinaire était bien de nature constitutionnelle, car M. Martin Amidu avait demandé que plusieurs décisions soient rendues sur la constitutionnalité des accords conclus et sur la violation de l’article 181(5) de la Constitution de 199219. Il soutient que la Requête devant la Cour de céans repose sur une hypothèse erronée selon laquelle la compétence de la Cour suprême se limite à la détermination des questions constitutionnelles et que l’exercice de son pouvoir de contrôle constituait une usurpation indue des pouvoirs de la Haute Cour.


Pour conclure, l’État défendeur fait valoir que le Requérant a eu la possibilité de faire entendre sa cause et d’intenter une action en justice par l’intermédiaire d’un conseil. Il rappelle que même si le Requérant conteste l’arrêt de la Cour suprême, il est « inapproprié » de l’interpréter comme une violation de ses droits fondamentaux, car en rendant l’arrêt en révision, la Cour suprême n’a fait qu’exercer la compétence que lui reconnaît la Constitution pour régler les questions en suspens du Requérant.


***


La Cour note que l’article 7(1)(a) de la Charte dispose que


« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend :

le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de out acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur… »




La Cour relève que la question essentielle en l’espèce est de savoir si le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent a été violé du fait de la décision de la Chambre de révision de la Cour suprême d’examiner l'affaire au lieu de la renvoyer devant la Haute Cour.

La Cour fait observer que la question de savoir si un tribunal national est compétent pour connaître d'une affaire dépend du système judiciaire de l’État concerné. À cet égard, les tribunaux nationaux ont le pouvoir discrétionnaire d'interpréter les lois et de déterminer leur compétence.

En l'espèce, la Cour fait relever que l'article 133 (1) de la Constitution de l'État défendeur dispose que «La Cour suprême peut réviser toute décision prise ou rendue par elle pour des motifs et aux conditions énoncés par le règlement des tribunaux». Par ailleurs, en vertu de l’article 130 de ladite Constitution, la Cour suprême a la compétence de première instance pour statuer sur des affaires portant sur des litiges constitutionnels. La Cour note en outre que la Chambre ordinaire de la Cour suprême s'est déclarée incompétente, car elle n’avait pas compétence pour examiner les réclamations du Requérant, qui ne soulevaient pas une question de constitutionnalité.


La Cour fait observer que la Chambre de révision a par contre infirmé cette décision en invoquant sa compétence en matière de révision, notant que la Chambre ordinaire en se déclarant incompétente pour connaître des griefs du Requérant avait donné lieu à un grave déni de justice. La Chambre de révision a conclu que: «Dans l’état actuel des choses, il existe un risque réel que la Haute Cour, instance appropriée à laquelle cette juridiction a renvoyé l’affaire, puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de céans ».



Compte tenu de la marge de discrétion dont disposent les tribunaux nationaux pour interpréter leur propre compétence la Cour de céans estime à cet égard qu'il n'y a rien qui soit manifestement erroné ou arbitraire dans l'interprétation par la Chambre de révision de la Cour suprême de sa propre compétence. Cet aspect est d’autant plus important que la Cour suprême est la plus haute juridiction de l'État défendeur.


De plus, le Requérant n'a pas démontré en quoi la Cour suprême a violé des procédures juridiques spécifiques ou agi de manière arbitraire en exerçant sa compétence en matière de révision.


La Cour relève enfin que le Requérant ne conteste pas qu'il a participé à la procédure devant les deux Chambres de la Cour suprême et qu'il était assisté par une équipe d'avocats. Devant les deux Chambres, il a contesté les prétentions de M. Amidu et, à toutes les étapes de la procédure, il a eu la possibilité de déposer ses conclusions et de demander réparation.


Compte tenu de ces circonstances, la Cour estime que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue, garanti à l’article 7(1) de la Charte.


Violation alléguée du droit d’être jugé par une juridiction impartiale


Le Requérant allègue que son droit d'être jugé par une juridiction impartiale a été violé à deux titres, à savoir:


La présence des huit juges dans les Chambres ordinaire et de révision a jeté un doute sur l'impartialité de la Cour suprême ; et

Les propos du juge Dotse remettent en cause l'impartialité de la Chambre de révision de la Cour suprême.

Allégation selon laquelle la présence des huit juges dans les Chambres ordinaire et de révision a jeté un doute sur l'impartialité de la Cour suprême


Le Requérant allègue que la Chambre de révision de la Cour suprême était composé de onze (11) juges, dont huit (8) avaient déjà statué sur l’affaire devant la Chambre ordinaire de la Cour suprême, ce qui constitue une violation du droit d'être jugé par un tribunal impartial.


Le Requérant affirme que la Chambre ordinaire et la Chambre de révision de la Cour suprême ont reconnu que la Haute Cour était l’instance appropriée pour connaître de l'affaire. La Chambre de révision a également estimé qu'il existait un risque réel si, en permettant à la Haute Cour d'entendre l'affaire sur le fond, celle-ci parvenait à une position ou à une conclusion différente de celle de la Chambre ordinaire20. Le Requérant allègue en outre qu'en écourtant la procédure devant la Haute Cour, la Chambre de révision de la Cour suprême a assumé une compétence qui n’était pas la sienne, violant ainsi ses droits fondamentaux à un procès équitable et à ce que sa cause soit entendue par un tribunal impartial.


Le Requérant fait valoir qu’au regard de la décision concordante de la Chambre de révision, on ne peut affirmer que la Cour a été impartiale.


*


L’État défendeur a fait valoir que le Requérant avait seulement fait allusion à la partialité du juge Dotse, faisant observer que l’arrêt dont se plaignait le Requérant avait été rendu à l’unanimité des onze (11) juges, dont huit (8) qui avaient entendu l’affaire au sein de la Chambre ordinaire. Il a ajouté que la décision de la Chambre ordinaire était, dans l’ensemble, favorable au Requérant.


L’État défendeur ajoute que les huit (8) juges qui ont siégé dans les deux Chambres de la Cour suprême se sont apparemment prononcés en faveur du Requérant devant la Chambre ordinaire, ce qui a empêché le recouvrement des sommes que le Requérant avait obtenues de l’État de manière inconstitutionnelle. Dans ces circonstances, l’État défendeur se pose la question de savoir pourquoi le Requérant porte aujourd’hui des allégations de partialité, du simple fait que les mêmes juges ont, à la deuxième occasion, exercé leur pouvoir de révision pour ordonner le remboursement des sommes qui lui avaient été versées.


En outre, l'État défendeur affirme que la Cour suprême n'a pas été spécialement constituée pour examiner l’affaire en l’espèce et qu'il n'existe aucune preuve de manipulation ou d'influence de la part de l'exécutif. Pour l’État défendeur, ni la composition de la Cour, ni l’examen de l’ensemble de la procédure devant la Cour suprême ne révèlent une violation du droit du Requérant d’être jugé par une juridiction impartiale.

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La Cour relève que la présence de huit (8) juges d’abord dans la Chambre ordinaire puis dans la Chambre de révision pour la même affaire n’est pas un point en discussion entre les Parties. Le point de divergence entre les Parties, qui constitue le principal litige que la Cour de céans doit trancher, réside dans la question de savoir si la composition de la Chambre de révision, dont la majorité des membres ont également siégé dans la Chambre ordinaire, jette sur l’impartialité de la Chambre un doute tel que nul ne peut raisonnablement s’attendre à une décision équitable.



La Cour fait observer que pour trancher la question en litige, elle doit rappeler la différence ordinaire qui existe entre la procédure en appel et la procédure en révision. Si l’appel consiste à former un recours devant une juridiction supérieure, la révision quant à elle porte sur l’introduction d’une requête devant la juridiction qui a rendu la décision incriminée dans la requête ; elle nécessite parfois quelques modifications dans le nombre de juges composant la Chambre. Le droit de faire appel suppose essentiellement que la juridiction d’appel est supérieure et différente dans sa composition, de celle dont la décision est contestée, alors que la révision est faite habituellement par une formation qui a déjà examiné l’affaire afin qu’elle corrige toute erreur constatée.


À cet égard, la Cour note qu'il est courant, dans les juridictions21 disposant de procédures de révision, que les Chambres de révision associent à la procédure de révision les juges qui ont précédemment statué dans l'affaire. Dans de telles circonstances, le simple fait qu'un ou plusieurs juges aient participé à la procédure de révision n'implique pas nécessairement un manque d'impartialité, même si cela peut donner lieu à des appréhensions de la part d'une des parties.


La Cour relève qu’il ressort du dossier que la Chambre de révision de la Cour suprême avait été constituée conformément à la Constitution de l’État défendeur. Celle-ci prévoit que la Cour suprême du Ghana est composée d'un Chief Justice (juge Président) et d'au moins neuf (9) autres juges de la Cour suprême. Lorsque la Cour suprême siège en tant que Chambre de révision, elle est composée d’au moins sept (7) juges22. Dans cette optique, la directive relative à la pratique et à la procédure de constitution d'une Chambre par la Cour suprême dans les affaires constitutionnelles habilite le Chief Justice à nommer tous les juges de la Cour suprême disponibles ou au moins sept (7) juges dans le panel devant statuer sur les affaires constitutionnelles, ce qui a été confirmé par la Cour suprême dans l'affaire du Barreau ghanéen (Ghana Bar Association et autres c. Attorney General et autres)23.


La Cour relève que ces dispositions de la Constitution du Ghana, auxquelles il faut ajouter la pratique et la jurisprudence, impliquent que les juges de la Cour suprême qui ont délibéré en l’espèce en Chambre ordinaire peuvent siéger en Chambre de révision tant que la règle du nombre minimum de juges est respectée. Il n’y a donc pas d’irrégularité ni de violation de la loi en ce qui concerne la composition de la Chambre de révision. Par ailleurs, une évaluation objective de la nature de la composition des Chambres, comprenant des juges siégeant également dans la Chambre ordinaire, ne soulève pas en soi de doute raisonnable quant à l'impartialité de la Chambre de révision à corriger toute erreur constatée.


En ce qui concerne la partialité individuelle des juges, la Cour relève qu'aucun élément dans le dossier n’indique une prédisposition ou un préjugé quelconque à l’égard du Requérant, qui permettrait de conclure raisonnablement qu'ils ne rendraient pas une décision équitable. En réalité, les juges qui siégeaient dans la Chambre ordinaire et plus tard dans la Chambre de révision sont les mêmes qui avaient rendu à l’unanimité la décision que le Requérant a interprétée comme lui étant favorable, lorsqu’ils avaient décidé que l’affaire devait être examinée par la Haute Cour. De ce fait, l’affirmation du Requérant selon laquelle la Chambre de révision était partiale repose davantage sur une appréhension ni justifiée ni objective.


À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la composition de la Chambre de révision de la Cour suprême par des juges qui avaient siégé dans la Chambre ordinaire ne remet pas en cause l’impartialité de la Chambre de révision.


Allégation selon laquelle les propos du juge Dotse remettent en cause l'impartialité de la Chambre de révision de la Cour suprême


Le Requérant allègue que l’État défendeur a violé son droit d’être jugé par une juridiction impartiale, étant donné que l’arrêt principal de la Chambre de révision a été élaboré par le juge Dotse, qui avait exprimé une position empreinte de préjugés dans son opinion concordante rendue devant la Chambre ordinaire. À cet égard, dans son opinion concordante devant la Chambre ordinaire de la Cour suprême, le juge Dotse a allégué que le Requérant n’avait pas conclu de contrat avec l’État défendeur et qu’il n’avait donc pas droit à l’argent qui lui avait été versé. De plus, dans la même opinion concordante, le juge Dotse a affirmé que le Requérant avait formé une alliance avec une autre partie, Waterville, afin de « créer, piller et partager les ressources de ce pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire » et avait souligné que le Requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome ».

l’État défendeur a fait valoir que le Requérant avait seulement fait allusion à la partialité du juge Dotse, faisant observer que l’arrêt dont se plaignait le Requérant avait été rendu à l’unanimité des onze (11) juges, dont huit (8) qui avaient entendu l’affaire au sein de la Chambre ordinaire. Il a ajouté que la décision de la Chambre ordinaire était, dans l’ensemble, favorable au Requérant.


La Cour fait observer qu’il ressort du dossier qu’il n’y a pas de contestation entre les Parties sur le fait que le juge Dotse, dans son opinion concordante devant la Chambre ordinaire, avait affirmé que le Requérant avait formé une alliance avec une autre partie, à savoir Waterville Holding Ltd, pour «créer, piller et partager les ressources du pays comme si une brigade avait été montée pour ce faire », pour ajouter plus tard que le Requérant était au centre du « fameux scandale des paiements Woyome ».


La question qui doit être tranchée par la Cour est donc celle de savoir si les propos du juge Dotse donnent une impression de parti pris et si, à la lumière des circonstances, ces mêmes propos remettent en question l'impartialité de la Chambre de révision de la Cour suprême tout entière.


Selon le Dictionnaire de droit international public, impartialité signifie «Absence de parti pris, de préjugé et de conflit d’intérêt chez un juge, un arbitre ou un expert par rapport aux parties se présentant devant lui24».


La Cour note que selon le Commentaire des principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire:


« Les valeurs, la philosophie ou les convictions personnelles d’un juge au sujet du droit ne sauraient constituer un parti pris. Le fait qu’un juge se soit forgé une opinion générale sur une question juridique ou sociale ayant un rapport direct avec l’affaire en cours ne le rend pas inapte à présider. L’opinion, qui est acceptable, devrait être distinguée du parti pris qui, lui, ne l’est pas »25.


La Cour estime que, pour s’assurer de l’impartialité, le tribunal doit offrir des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard26. Elle fait cependant observer que l'impartialité d'un juge est présumée et que des preuves incontestables sont nécessaires pour réfuter cette présomption. À cet égard, la Cour est d’avis que « cette présomption d’impartialité a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge »27 et que « chaque fois qu'une allégation de partialité ou une crainte raisonnable de parti pris est formulée, l’intégrité décisionnelle, non pas seulement d’un juge pris individuellement, mais de l’administration judiciaire dans son ensemble est remise en question. La Cour doit donc examiner délicatement la question avant de se prononcer»28.


En l’espèce, la Cour relève que les propos du juge Dotse ont été formulés sur la base de son appréciation des faits. La Cour estime que, bien que ces propos sont regrettables et sont allés au-delà de ce que l'on peut considérer comme un commentaire judiciaire approprié, ils n’ont pas donné l’impression de l’existence d’idées préconçues et n’ont révélé aucun parti pris.


Dans ses propos, le juge Dotse souscrivait à la décision unanime de la Chambre ordinaire de renvoyer l’affaire devant la Haute Cour pour qu’elle y soit tranchée.


La Cour note que même si le juge Dotse a rédigé la décision de la majorité rendue par la Chambre de révision, il n’était que l’un des onze (11) juges de la formation. La Cour estime que les remarques d’un seul juge ne peuvent être considérées comme suffisantes pour influencer la Chambre tout entière. Le Requérant n’a pas non plus démontré en quoi les propos tenus par le juge en Chambre ordinaire avaient influencé en aval la décision de la Chambre de révision.


La Cour en conclut que l’État défendeur n’a pas violé le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue par une juridiction impartiale, comme le prescrit l’article 7(1)(d) de la Charte.



Violation alléguée du droit à la non-discrimination et du droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi


Le Requérant soutient que les remarques du juge Dotse et le fait que la Cour suprême a écourté la procédure ont porté atteinte à son droit à la non-discrimination et à son droit à l’égalité.


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Pour sa part, l’État défendeur maintient que le Requérant n’a pas démontré en quoi il avait fait l’objet d’une discrimination fondée sur la race, l’ethnie, le groupe, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale et sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. Le Requérant n’a pas non plus démontré en quoi il n’a pas bénéficié de l’égale protection de la loi.

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L’article 2 de la Charte dispose que «Toute personne a droit à la jouissance des droits et libertés reconnus et garantis dans la présente Charte, sans distinction aucune, notamment de race, d’ethnie, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de tout autre situation ».


L'article 3 de la Charte garantit le droit à l'égalité et à une égale protection de la loi dans les termes suivants :

«

Toutes les personnes bénéficient d’une totale égalité devant la loi

Toutes les personnes ont droit à une égale protection de la loi ».

Dans l’affaire Tanganyika Law Society et Legal and Human Rights Centre et Révérend Christopher Mtikila c. Tanzanie29, les requérants ont allégué que les dispositions constitutionnelles interdisant les candidatures indépendantes avaient pour effet de discriminer la majorité des Tanzaniens, car seuls les membres des partis politiques parrainés par ceux-ci peuvent se porter candidat aux élections présidentielles, législatives et municipales, violant ainsi le droit à la liberté de ne pas être discriminé, garanti par l'article 2 de la Charte africaine. La Cour de céans a conclu que les mêmes motifs de justification ne légitiment pas les restrictions au droit de ne pas être discriminé et au droit à l'égalité devant la loi et a donc constaté la violation des articles 2 et 3(2) de la Charte.

En l’espèce, la Cour estime que le Requérant n'a ni démontré ni étayé en quoi il a fait l’objet de distinction ou de traitement différent ou inégal ayant entraîné une discrimination au sens des critères énoncés aux articles 2 et 3 de la Charte.

À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que le droit du Requérant à la non-discrimination, son droit à l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi, droits garantis aux articles 2 et 3 de la Charte, n'ont pas été violés par l’État défendeur.



SUR LES RÉPARATIONS


Le Requérant demande plusieurs mesures de réparation telles qu’énumérées au paragraphe 22 ci-dessus, tandis que les mesures demandées par l’État défendeur figurent au paragraphe 26.

***


Aux termes de l’article 27(1) du Protocole, «Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation ».


La Cour constate qu'en l'espèce, aucune violation n'a été établie, la question du paiement d’une juste compensation ne se pose donc pas. En conséquence, les demandes de réparation formulées par le Requérant sont rejetées30.



SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE


Le Requérant n'a pas demandé de réparation au titre des frais de procédure de la Requête devant la Cour de céans.


L’État défendeur demande que chaque partie supporte ses propres dépenses et frais encourus.

***


La Cour rappelle que l'article 30 du Règlement prévoit que «À moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure».


La Cour constate que rien dans la présente affaire ne l’oblige à en décider autrement. En conséquence, chaque Partie supportera ses propres frais de procédure.



DISPOSITIF


Par ces motifs,


LA COUR,

Sur la compétence


À l'unanimité:


Rejette les exceptions d’incompétence de la Cour;


Se déclare compétente.


Sur la recevabilité

À la majorité de huit (8) voix pour et une (1) voix contre, la Juge Suzanne MENGUE ayant exprimé une opinion dissidente:


Rejette les exceptions d’irrecevabilité de la Requête;


Déclare la Requête recevable.


Sur le fond


À l'unanimité:

Dit que l'État défendeur n'a pas violé l’article 2 de la Charte relatif au droit à la non-discrimination ;


Dit que l'État défendeur n'a pas violé l’article 3 de la Charte relatif au droit à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi ;


Dit que l'État défendeur n'a pas violé l'article 7(1) de la Charte relatif au droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent ;


Dit que l'État défendeur n'a pas violé l'article 7(1)(d) de la Charte relatif au droit d’être jugé par une juridiction impartiale en ce qui concerne la composition de la Chambre de révision de la Cour suprême.


À la majorité de sept (7) voix pour et deux (2) voix contre, les juges Gérard NIYUNGEKO et Rafaâ BEN ACHOUR ayant exprimé une opinion dissidente:


Dit que l'État défendeur n'a pas violé l'article 7(1)(d) de la Charte en ce qui concerne les propos tenus par le juge Dotse dans son opinion concordante devant la Chambre ordinaire de la Cour suprême.


Sur les réparations


À la majorité de sept (7) voix pour et deux (2) voix contre, les juges Gérard NIYUNGEKO et Rafaâ BEN ACHOUR ayant exprimé une opinion dissidente:


Rejette les demandes de réparation formulées par le Requérant.


Sur les frais de procédure


À l'unanimité:


Ordonne que chaque Partie supporte ses propres frais de procédure.



Ont signé :


Sylvain ORÉ, Président;


Ben KIOKO, Vice-président;


Gérard NIYUNGEKO, Juge;


El Hadji GUISSÉ, Juge;


Rafaâ BEN ACHOUR, Juge;


Ângelo V. MATUSSE, Juge;


Suzanne MENGUE, Juge;


M-Thérèse MUKAMULISA, Juge;


Tujilane R. CHIZUMILA, Juge;


Chafika BENSAOULA, Juge;


et Robert ENO, Greffier.


Conformément à l'article 28(7) du Protocole et à l'article 60(5) du Règlement, les opinions dissidentes des Juges Gérard NIYUNGEKO, Rafaâ BEN ACHOUR, Suzanne MENGUE et l’opinion individuelle de la Juge Chafika BENSAOULA sont jointes au présent arrêt.


Fait à Arusha, ce vingt-huitième jour du mois de juin de l’an deux mil dix-neuf, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.


1 L’article 2(1)(b) de la Constitution du Ghana dispose que «Quiconque allègue que… tout acte ou omission est incompatible avec une disposition de la présente Constitution ou enfreint l’une de ces dispositions peut saisir la Cour suprême pour une déclaration à cet effet …».

2 L’article 181(5) dispose que le présent article, avec les modifications nécessaires apportées par le Parlement, s’applique à toute transaction commerciale ou économique internationale à laquelle le gouvernement est partie lorsqu’il sollicite un prêt.

3 Article 34(3) du Protocole

4 « Le présent Protocole entre en vigueur trente (30) jours après le dépôt de quinze instruments de ratification ou d'adhésion ».

5 L’article 27 de la Convention précise qu’un État partie à un traité « ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution du traité …»

6 Affaire Pulp Mills (Argentine c. Uruguay) [2010] CIJ Rep, 20 avril 2010, §121.

7 Requête n° 001/2012, Arrêt du 28/3/2014 (Compétence et Recevabilité), Frank David Omary c. République-Unie de Tanzanie, § 75.

8 Requête n° 001/2012, Arrêt du 28/3/2014 (Compétence et Recevabilité), Frank David Omary c. République-Unie de Tanzanie, § 75; Requête n° 005/2015. Arrêt du 20/11/2015 (Fond), Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), § 45; Requête N°046/2016. Arrêt du 11/5/2018 (Fond et Réparations), APDF et IHRDA c. République du Mali, § 27; Requête n° 001/2015. Arrêt du 7/12/2018 (Fond et Réparations), Armand Guehi c. République-Unie de Tanzanie, § 31; Requête n° 025/2016. Arrêt du 28/03/2019 (Fond et Réparations), Kenedy Ivan c. République-Unie de Tanzanie, § 27.

9 Requête n° 001/2013. Arrêt du 15/3/2013, Ernest Francis Mtingwi c. République du Malawi, §14.

10 Alex Thomas c. Tanzanie (Fond), §130. Voir aussi Requête n° 010/2015. Arrêt du 28/9/2017 (Fond), Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie, §28; Requête n° 003/2014. Arrêt du 24/11/2017 (Fond), Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda, § 52; Requête n° 007/2013. Arrêt du 03/6/2013, Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie, § 29.

11 L’article 33 de la Constitution du Ghana dispose que «lorsqu'une personne affirme qu'une disposition de la présente Constitution relative aux droits et libertés fondamentaux de l'homme a été, est ou risque d'être enfreinte à son égard, alors, sans préjudice de toute autre action légalement disponible, cette personne peut demander réparation à la Haute Cour. 2. La Haute Cour peut, en vertu de l’alinéa (1) du présent article, donner des directives, des ordres ou rendre des ordonnances, y compris toutes décisions, sous forme d’habeas corpus, de certiorari, de mandamus, de prohibition et de quo warranto, toute forme qu’elle jugera propice à la réalisation des objectifs de respect et de garantie du respect de n’importe laquelle des dispositions relatives à la protection à laquelle la personne concernée a droit en ce qui concerne ses droits de l’homme et ses libertés fondamentaux. 3. Une personne lésée par une décision de la Haute Cour peut former un recours devant la Cour d’appel avec le droit d'interjeter un dernier appel devant la Cour suprême … »

12 Requête n°003/2012. Arrêt du 28/3/2014 (Recevabilité), Peter Joseph Chacha c. République-Unie de Tanzanie, § 142.

13 Dawda Jawara c. Gambie (2000) AHRLR 107, (CADHP 2000).

14 Requête nº 013/2011. Arrêt du 28/3/2014 (Fond), Ayants droit de feus Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, § 68.

15 Requête n° 004/2013. Arrêt du 5/12/2014 (Fond), Ayants droit de feus Norbert Zongo, et autres c. Burkina Faso, §§ 92 et 96.

16 Alfred Woyome c. Attorney General, affaire n° H1/42/2017 (Cour d'appel, page 11, vol. VI, pièce jointe AAW1).

17 Norbert Zongo c. Burkina Faso, (Fond), § 92.

18 L’article 129(4) dispose : « Aux fins d’entendre et de statuer sur une affaire relevant de sa compétence et de modifier, exécuter ou faire appliquer un arrêt ou une ordonnance rendus dans une affaire, et aux fins de toute autre autorité conférée expressément ou implicitement à la Cour suprême par la présente Constitution ou toute autre loi, la Cour suprême a tous les pouvoirs, l’autorité et la juridiction dévolus à tout tribunal créé par la présente Constitution ou toute autre loi. »

19 L’article 181(5) dispose que le présent article, moyennant les modifications nécessaires apportées par le Parlement, s’applique à une transaction commerciale ou économique internationale à laquelle le gouvernement est partie dans la perspective d’un prêt.

20 La Chambre de révision a noté dans son jugement que «… Dans l’état actuel des choses, il existe un risque réel que la Haute Cour, instance appropriée à laquelle cette juridiction a renvoyé l’affaire puisse elle-même rendre une décision contraire et contradictoire, indépendamment des décisions de la Cour de céans... »

21 Constitution du Kenya, 2010, article 47(3)(a) et Partie III de la loi n° 4 de 2015 - Fair admistrative Action Act ; article 66 des règles de procédure de la Cour d'appel de Tanzanie de 2009; Le Malawi dispose (a) d'un contrôle judiciaire des actes administratifs - article 53 et des règles de procédure de la Cour suprême de 1965, ou article 54 des règles de procédure civile de 1998 et (b) d’un contrôle judiciaire constitutionnel, article 108.2 de la Constitution, lu conjointement avec les articles 4, 5, 11(3), 12(1)(a) et 199 de la Constitution.

22 Articles 128(1) et 133(2) de la Constitution du Ghana.

23 J1/26/2015 [2016] GHASC (20 juillet 2016).

24 Dictionnaire de droit international public, Sous la direction de Jean Salmon, Bruyant, Bruxelles, 2001, p. 562. Voir aussi Requête n° 003/2014. Arrêt du 24/11/2017, Ingabire Victoire Umuhoza c. République du Rwanda, §§ 103 et 104 ; et Black’s Law Dictionary (2e éd., 1910).

25 Commentaire des Principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire, § 60.

26 Findlay c. Royaume-Uni (1997) 24 EHRR 221, § 73. Voir aussi Nsongurua J Udombana, «La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples et le développement de normes de procès équitable en Afrique», 2006, Revue africaine de Droit des droits de l’homme, vol 6/2.

27 Bande indienne Wewaykum c. Canada 2003 231 DLR (4e) 1 (Wewaykum);

28 Okpaluba and Juma “The Problems of Proving Actual or Apparent Bias: An Analysis of Contemporary Developments in South Africa” PELJ 2011 (14) 7, p. 261.


29 Requête n° 011/2011. Arrêt du 14/6/2013 (Fond), Christopher Mtikila c. République-Unie de Tanzanie, §§ 116 à 119

30 Werema Wangoko WEREMA et Waisiri Wangako WEREMA c. Tanzanie (Fond), § 99.



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