Juma c République-Unie de Tanzanie (Requête N° 028/2016) [2023] AfCHPR 10 (13 juin 2023)

Juma c République-Unie de Tanzanie (Requête N° 028/2016) [2023] AfCHPR 10 (13 juin 2023)

 

 

AFRICAN UNION

UNION AFRICAINE

 

 

 

 

UNIÃO AFRICANA

 

 

 

 

 

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES

 


 


 

AFFAIRE


 


 

SHIJA JUMA


 

C.


 

RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE


 


 

REQUÊTE N° 028/2016


 


 

ARRÊT


 


 

13 JUIN 2023


 


 


 


 


 


 


 

La Cour, composée de : Blaise TCHIKAYA, Vice-président ; Ben KIOKO, Rafaâ BEN ACHOUR, Suzanne MENGUE, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Stella I. ANUKAM, Dumisa B. NTSEBEZA, Modibo SACKO et Dennis D. ADJEI – Juges ; et de Robert ENO, Greffier.


 

Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désigné le « Protocole ») et à la règle 9(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après désigné « le Règlement »), la Juge Imani D. ABOUD, Présidente de la Cour et de nationalité tanzanienne, s’est récusée.


 

En l’affaire


 

Shija JUMA


 

assurant lui-même sa défense


 

contre


 

RÉPUBLIQUE-UNIE DE TANZANIE


 

représentée par :


 

Dr Boniphace Nalija LUHENDE, Solicitor General, Bureau du Solicitor General ;

Mme Sarah Duncan MWAIPOPO, Deputy Solicitor General, Bureau du Solicitor General ;

Mme Nkasori SARAKIKYA, Directrice chargée des droits de l’homme, ministère de la Justice et des Affaires constitutionnelles ; et

M. Hangi M. CHANG’A, Directeur adjoint, chargé des Affaires constitutionnelles, des Droits de l’homme et du Contentieux électoral ; Bureau du Solicitor General.


 

après en avoir délibéré,


 

rend le présent Arrêt :

LES PARTIES


 

Le sieur Shija Juma (ci-après dénommé « le Requérant ») est un ressortissant tanzanien qui, au moment du dépôt de la présente Requête, était incarcéré à la prison centrale de Butimba dans la région de Mwanza après avoir été reconnu coupable de « viol » et condamné à la réclusion à perpétuité. Il conteste la violation de ses droits dans le cadre des procédures devant les juridictions nationales qui ont abouti à sa condamnation.


 

La Requête est dirigée contre la République-Unie de Tanzanie (ci-après dénommée « l’État défendeur »), devenue partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Charte ») le 21 octobre 1986 et au Protocole le 10 février 2006. Elle a également déposé, le 29 mars 2010, la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole (ci-après désignée « la Déclaration »), par laquelle elle accepte la compétence de la Cour pour recevoir des requêtes émanant d’individus et d’organisations non gouvernementales. Le 21 novembre 2019, l’État défendeur a déposé auprès du Président de la Commission de l’Union africaine un instrument de retrait de sa Déclaration. La Cour a décidé que le retrait de la Déclaration n’avait aucun effet, ni sur les affaires pendantes, ni sur les nouvelles affaires introduites devant elle avant sa prise d’effet un an après le dépôt de l’instrument y relatif, à savoir le 22 novembre 2020.1


 


 

OBJET DE LA REQUÊTE


 

Faits de la cause


 

Il ressort du dossier devant la Cour que le 13 novembre 2009, le Requérant aurait « violé » une fillette de trois (3) ans qu’il était censé raccompagner chez elle en provenance de la ferme où elle était venue tenir compagnie à sa mère. Il a été arrêté et détenu dans les locaux de « l’agent exécutif » du quartier, d’où il s’est échappé. Il a été, de nouveau, arrêté et mis en accusation, le 23 novembre 2009, devant le Tribunal de District de Chato qui a ordonné sa mise en liberté sous caution. Le 25 janvier 2010, date de l’audience, le Requérant ne s’est pas présenté devant le tribunal de district. La séance a donc été ajournée et un mandat d’arrêt a été décerné contre lui. Le 13 avril 2010, le ministère public a demandé au tribunal de district de poursuivre l’audience en l’absence du Requérant, les efforts pour le retrouver s’étant avérés vains. Le tribunal de district a fait droit à cette demande et le 22 juillet 2010, le Requérant a été jugé par contumace et condamné à la réclusion à perpétuité.


 

Le 29 juin 2012, le Requérant a été appréhendé par la police et présenté devant le tribunal de district. Il a exposé les raisons de sa non-comparution devant ledit tribunal à l’audience précédente. N’ayant pas été convaincu par les explications fournies par le Requérant, le magistrat a, en conséquence, maintenu sa condamnation et sa peine.


 

Le 17 juillet 2012, le Requérant a interjeté appel de cette décision qui a été confirmée par la Haute Cour de Tanzanie, siégeant à Bukoba le 29 octobre 2014. Le 10 novembre 2014, il a saisi la Cour d’appel d’un recours contre la décision de confirmation. Le 19 février 2016, ce recours a été rejeté pour défaut de fondement.


 

Violations alléguées


 

Le Requérant allègue la violation de son droit à un procès équitable et de son droit à la défense, en ce que :


 

Son droit à ce que sa cause soit entendue n’a pas été respecté ; et

Sa condamnation a été prononcée sur la base de preuves peu fiables.


 


 

RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DE CÉANS


 

La Requête a été reçue au Greffe le 10 mai 2016 et communiquée à l’État défendeur le 7 juin 2016.


 

Après plusieurs prorogations de délais, les Parties ont déposé leurs conclusions sur le fond et les réparations.


 

Les débats ont été clôturés le 9 février 2022 et les Parties en ont reçu notification.


 


 

DEMANDES DES PARTIES


 

Le Requérant demande à la Cour de :


 

Dire que l’État défendeur a violé ses droits de l’homme ;

Ordonner des mesures de réparation, notamment sa remise en liberté, conformément à l’article 27 du Protocole.


 

En ce qui concerne la compétence et la recevabilité, l’État défendeur demande à la Cour de :


 

Dire et juger qu’elle n’est pas compétente, en l’espèce ;

Dire et juger que la Requête ne satisfait pas aux conditions de recevabilité énoncées à la règle 40(5) du Règlement intérieur de la Cour ou aux articles 56 et 6(2) du Protocole ;

Rejeter la Requête, conformément à la règle 38 du Règlement ;

Mettre les frais de procédure relatifs à la présente Requête à la charge du Requérant.


 


 


 


 

S’agissant du fond de la Requête, l’État défendeur demande à la Cour de :


 

Dire et juger que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé les droits du Requérant protégés par l’article 2 de la Charte ;

Dire et juger que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé les droits du Requérant protégés par l’article 3 de la Charte ;

Dire et juger que le Gouvernement de la République-Unie de Tanzanie n’a pas violé les droits du Requérant protégé par l’article 7(1) de la Charte ;

Dire et juger que la condamnation du Requérant est conforme à la loi ;

Dire et juger que les recours formés devant la Haute Cour et la Cour d’appel ont été tranchés en toute impartialité, conformément à la loi ;

Dire et juger que le Requérant continue de purger sa peine ;

Rejeter la Requête pour défaut de fondement ;

Rejeter les demandes du Requérant ;

Mettre les frais de procédure à la charge du Requérant.


 


 

SUR LA COMPÉTENCE


 

La Cour relève que l’article 3 du Protocole est libellé comme suit :


 

La Cour a compétence pour connaître de toutes les affaires et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation et l’application de la Charte, du présent Protocole, et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l’homme et ratifié par les États concernés.

En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide.


 

Aux termes de la règle 49(1) du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen préliminaire de sa compétence […] conformément à la Charte, au Protocole et au […] Règlement ».


 

Sur le fondement des dispositions précitées, la Cour doit, dans chaque requête, procéder à un examen de sa compétence et statuer sur les éventuelles exceptions d’incompétence.


 

L’État défendeur soulève une exception d’incompétence matérielle de la Cour. La Cour va statuer sur ladite exception avant de se prononcer, le cas échéant, sur les autres aspects de sa compétence.


 

Sur l’exception d’incompétence matérielle de la Cour


 

L’État défendeur fait valoir que la Cour n’est pas compétente pour connaître de la présente Requête dans la mesure où elle soulève des questions de fait et de droit qui ont été tranchées de manière définitive par sa Cour d’appel. Il soutient qu’en l’espèce, il est demandé à la Cour de se prononcer comme une juridiction d’appel.


 

Invoquant la règle 26 du Règlement2 et la décision de la Cour dans l’affaire Ernest Francis Mtingwi c. Malawi, l’État défendeur soutient également que la Cour de céans n’est pas compétente pour annuler la condamnation du Requérant, ni ordonner sa mise en liberté, dans la mesure où la déclaration de culpabilité et la peine prononcées à son encontre ont été confirmées par la Haute Cour de l’État défendeur.


 

Citant, pour sa part, la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Alex Thomas c. Tanzanie, le Requérant soutient que la Cour est compétente pour connaître de la présente Requête puisqu’il y allègue la violation de ses droits protégés par la Charte et par d’autres instruments de protection des droits de l’homme ratifiés par l’État défendeur.


 

***


 

La Cour note sur le fondement de l’article 3(1) du Protocole, qu’elle est compétente pour examiner toutes les affaires dont elle est saisie pour autant qu’elles portent sur des allégations de violation de droits protégés par la Charte ou par tout autre instrument relatif aux droits de l’homme ratifié par l’État concerné.3


 

En l’espèce, le Requérant allègue la violation du droit à la défense et du droit à un procès équitable, protégés par la Charte à laquelle est partie l’État défendeur.


 

La Cour rappelle, en outre, qu’elle n’est pas une juridiction d’appel des décisions rendues par les juridictions nationales, mais qu’elle peut, en vertu de l’article 3(1) du Protocole, examiner les procédures pertinentes devant les instances nationales pour déterminer si elles sont en conformité avec les normes prescrites dans la Charte ou avec tout autre instrument ratifié par l’État concerné.4


 

Au regard de ce qui précède, la Cour rejette l’exception d’incompétence soulevée et conclut qu’elle a la compétence matérielle pour connaître de la présente Requête.


 

Sur les autres aspects de la compétence


 

La Cour relève qu’aucune exception n’a été soulevée concernant sa compétence personnelle, temporelle ou territoriale. Néanmoins, elle doit s’assurer que tous ces aspects sont satisfaits.


 

En ce qui concerne sa compétence personnelle, la Cour relève, comme indiqué au paragraphe 2 du présent Arrêt, que l’État défendeur est partie au Protocole et que, le 29 mars 2010, il a déposé auprès de la Commission de l’Union africaine la Déclaration prévue à l’article 34(6) du Protocole. Il a par la suite déposé, le 21 novembre 2019, l’instrument de retrait de sa Déclaration.


 

À cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le retrait de la Déclaration n’a pas d’effet rétroactif et ne prend effet qu’un (1) an après la date de dépôt de l’instrument y relatif, en l’occurrence le 22 novembre 2020. La présente Requête, introduite avant le dépôt, par l’État défendeur, de son avis de retrait, n’en est donc pas affectée. La Cour en conclut qu’elle a la compétence personnelle, en l’espèce.


 

S’agissant de sa compétence temporelle, la Cour relève que les violations alléguées sont intervenues après que l’État défendeur est devenu partie à la Charte et au Protocole et qu’il a déposé la Déclaration prévue à l’article 34(6) dudit Protocole. La Cour en conclut que sa compétence temporelle est établie.


 

La Cour souligne, enfin, qu’elle a la compétence territoriale dans la mesure où les violations alléguées se sont produites sur le territoire de l’État défendeur.


 

Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente Requête.


 


 

SUR LA RECEVABILITÉ


 

L’article 6(2) du Protocole dispose : « [l]a Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ».


 

Aux termes de la règle 50(1) du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen de la recevabilité des requêtes introduites devant elle conformément aux articles 56 de la Charte et 6, alinéa 2 du Protocole et au […] Règlement ».


 

La règle 50(2) du Règlement, qui reprend, en substance, les dispositions de l’article 56 de la Charte, est ainsi libellée :


 

Les Requêtes déposées devant la Cour doivent remplir toutes les conditions ci-après :


 

Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;

Être compatibles avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;

Ne pas être rédigées dans des termes outrageants ou insultants à l’égard de l’État concerné et ses institutions ou de l’Union africaine ;

Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;

Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;

Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa saisine ;

Ne pas concerner des affaires qui ont été réglées par les États concernés, conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine ou des dispositions de la Charte.


 

L’État défendeur soulève une exception d’irrecevabilité de la Requête tirée du non-épuisement des recours internes. La Cour va statuer sur ladite exception avant de se prononcer, le cas échéant, sur les autres conditions de recevabilité.

Sur l’exception tirée du non-épuisement des recours internes


 

Citant la décision de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après désignée « la Commission ») dans l’affaire Southern African Human Rights NGO Network et autres c. Tanzanie, l’État défendeur fait valoir que l’épuisement des recours internes est un principe fondamental du droit international qui requiert que le plaignant « exerce tous les recours judiciaires » disponibles devant les juridictions internes avant de saisir tout organe international tel que la Cour de céans.


 

L’État défendeur soutient par ailleurs, comme l’a indiqué la Commission dans l’affaire Article 19 c. Erythrée, qu’il incombe au Requérant de démontrer qu’il a pris toutes les mesures nécessaires pour épuiser les recours internes et non se contenter de mettre en doute l’efficacité desdits recours.


 

L’État défendeur soutient, à cet égard, que des recours étaient disponibles mais le Requérant ne les a pas épuisés. L’État défendeur affirme avoir adopté la loi sur les droits et devoirs fondamentaux dont l’article 4 prévoit des voies de recours pour faire respecter les droits constitutionnels et fondamentaux.5 Il soutient que le Requérant aurait pu saisir la Haute Cour d’un recours afin de faire respecter les droits dont il allègue la violation et qu’il avait également la possibilité d’introduire un recours en révision de l’arrêt de la Cour d’appel, s’il se sentait lésé par ladite décision.


 

Le Requérant soutient qu’il a exercé tous les recours internes, ayant interjeté appel devant les juridictions internes jusqu’à la juridiction la plus haute, à savoir la Cour d’appel.


 

***


 

La Cour note qu’aux termes de l’article 56(5) de la Charte, dont les dispositions sont reprises à la règle 50(2)(e) du Règlement, toute requête dont elle est saisie doit satisfaire à la condition de l’épuisement des recours internes. La règle de l’épuisement des recours internes vise à donner aux États la possibilité de traiter les violations des droits de l’homme relevant de leur juridiction avant qu’un organe international des droits de l’homme ne soit saisi pour déterminer la responsabilité de l’État à cet égard.6


 

La Cour de céans a également indiqué dans plusieurs arrêts concernant l’État défendeur que, tels qu’ils sont appliqués dans le système judiciaire de la Tanzanie, les recours en inconstitutionnalité devant la Haute Cour et la procédure de révision constituent des recours extraordinaires que le Requérant n’est pas tenu d’exercer avant de la saisir.7


 

En l’espèce, la Cour relève que, à la suite de sa condamnation par le Tribunal de District de Chato, le Requérant a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité et de la peine prononcées à son encontre devant la Haute Cour qui, le 29 octobre 2014, a confirmé la décision contestée. Il a, ensuite, formé un recours devant la Cour d’appel de Tanzanie, l’organe judiciaire suprême de l’État défendeur, qui le 19 février 2016, a, également, confirmé la décision de la Haute Cour. La Cour note, en outre, que les griefs soulevés par le Requérant ont également été porté, en substance, devant les juridictions nationales, dans la mesure où il avait également allégué que son droit à ce que sa cause soit entendue avait été violé et qu’il avait contesté la procédure ayant abouti à sa condamnation. L’État défendeur a donc eu la possibilité de remédier aux violations alléguées. La Cour en déduit que le Requérant a épuisé les recours internes.


 

Elle rejette, en conséquence, l’exception tirée du non-épuisement des recours internes.

Sur les autres conditions de recevabilité


 

La Cour relève qu’aucune contestation n’a été soulevée concernant le respect des conditions énoncées à la règle 50(2), (a), (b), (c), (d), (f) et (g) du Règlement. Néanmoins, elle doit s’assurer que ces conditions sont satisfaites.


 

Il ressort du dossier que le Requérant a été clairement identifié par son nom, conformément à la règle 50(2)(a) du Règlement.


 

En outre, la Cour relève que les griefs formulés par le Requérant visent à protéger ses droits garantis par la Charte. Elle note, en effet, que l’un des objectifs de l’Acte constitutif de l’Union africaine, tel qu’énoncé en son article 3(h), est la promotion et la protection des droits de l’homme et des peuples. Par ailleurs, il ne résulte du dossier aucun élément qui soit incompatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine. La Cour en conclut que la Requête satisfait à l’exigence de la règle 50(2)(b) du Règlement.


 

Du reste, les termes dans lesquels est rédigée la Requête ne sont ni outrageants, ni insultants à l’égard de l’État défendeur, et de ses institutions ou de l’Organisation de l’Unité Africaine ; ce qui la rend conforme à la règle 50(2)(c) du Règlement.


 

La Cour note, s’agissant de la condition prévue par la règle 50(2)(d) du Règlement, que la Requête n’est pas fondée exclusivement sur des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse, mais sur des documents judiciaires émanant des juridictions nationales de l’État défendeur. Elle satisfait donc à cette exigence.


 

En ce qui concerne la condition relative au délai raisonnable, la Cour relève que la Requête a été reçue au Greffe le 10 mai 2016, soit deux (2) mois et vingt-et-un (21) jours après que la Cour d’appel a rendu sa décision, le 19 février 2016. La Cour estime que le délai de deux (2) mois et vingt-et-un (21) jours observé après épuisement des recours internes avant sa saisine est raisonnable et conclut que la Requête a été soumise dans un délai raisonnable au sens de la règle 50(2)(f) du Règlement.


 

Enfin, la Cour relève que la Requête ne concerne pas une affaire qui a déjà été réglée par les Parties conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte constitutif de l’Union africaine, des dispositions de la Charte ou de tout instrument juridique de l’Union africaine ; elle est donc conforme à la règle 50(2)(g) du Règlement.


 

La Cour en conclut que toutes les conditions de recevabilité sont remplies et déclare la Requête recevable.


 


 

SUR LE FOND


 

Le Requérant allègue la violation de la Charte relativement aux points suivants :


 

Son droit à ce que sa cause soit entendue n’a pas été respecté ;

Sa condamnation a été prononcée sur la base de preuves peu fiables.


 

Allégation de violation du droit à ce que sa cause soit entendue


 

Le Requérant allègue que le Tribunal de district de Chato l’a reconnu coupable de viol et l’a condamné à la réclusion à perpétuité sans qu’il n’ait eu la possibilité de se défendre.


 

Il soutient, en outre, que les juridictions nationales n’ont déployé aucun effort pour le retrouver après qu’il s’est soustrait à la justice, le privant ainsi de la possibilité d’assurer sa défense. Il en déduit que l’État défendeur a violé son droit à ce que sa cause soit entendue.


 

L’État défendeur réfute les allégations du Requérant. Il fait valoir, en effet, que la Cour d’appel a examiné les arguments du Requérant et les a rejetés. Par ailleurs, le procès devant le Tribunal de District a été renvoyé à six (6) reprises pour permettre au ministère public de retrouver le Requérant et ses garants, mais en vain.


 

L’État défendeur fonde son argument sur l’article 226(1)8 de la loi portant Code de procédure pénale (2002) aux termes duquel si un procès est renvoyé et que l’accusé ne se présente pas à l’audience à la date fixée, la Cour doit poursuivre le procès comme si l’accusé était présent. L’État défendeur en conclut que les juridictions nationales ont appliqué la procédure en vigueur.


 

L’État défendeur affirme que deux (2) ans après avoir été déclaré coupable puis condamné, par contumace, le Requérant a été arrêté et attrait devant le juge afin de s’expliquer. L’État défendeur soutient que le Requérant n’a pas justifié son absence au procès afin de permettre au juge de rouvrir l’affaire, conformément à l’article 226(2) de la loi portant Code de procédure pénale.9


 

L’État défendeur en conclut que le droit du Requérant à un procès équitable n’a pas été violé et que ses demandes devraient être rejetées pour défaut de fondement.

***


 

L’article 7(1)(c) de la Charte dispose : « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend : […] c) le droit à la défense … ».


 

La Cour rappelle que le droit du Requérant à ce que sa cause soit entendue suppose qu’il prenne part à toutes les audiences et présente ses moyens de preuve dans le respect du principe du contradictoire. Toutefois, l’accusé garde toujours la possibilité de ne pas participer à l’audience de son affaire pour peu que sa renonciation soit établie de manière non équivoque.10


 

En l’espèce, le Requérant s’est soustrait à la justice avant la fin des poursuites engagées à son encontre et que son procès a dû être renvoyé à six (6) reprises parce que l’État défendeur cherchait à l’appréhender. N’ayant pas réussi à le retrouver, le ministère public a demandé à la Cour de poursuivre le procès en son absence, conformément à l’article 226(1) de la loi portant Code de procédure pénale (2002).11 La Cour a fait droit à la demande du ministère public qui a prouvé la culpabilité du Requérant au-delà de tout doute raisonnable. Celui-ci a donc été déclaré coupable des faits qui lui étaient reprochés et condamné par contumace. Toutefois, il a eu la possibilité de justifier son absence aux audiences subséquentes, lorsqu’il a été arrêté, deux (2) ans après sa condamnation, en application de l’article 226(2) de la loi de 2002 portant Code de procédure pénale.12 Le Requérant n’a pas été en mesure de convaincre le juge d’instance d’annuler sa condamnation et de rouvrir son procès. Sa condamnation a donc été maintenue.


 

Par conséquent, le tribunal de première instance et les juridictions d’appel ont respecté les normes prescrites par la Charte en matière de procès équitable.


 

La Cour en conclut que la conduite du procès du Requérant par les juridictions nationales ne révèle aucune erreur manifeste et n’est pas constitutive d’un déni de justice à l’égard de celui-ci. La Cour rejette, donc, cette allégation.


 

Allégation relative aux éléments de preuve sur la base desquels la condamnation du Requérant a été prononcée

 

Le Requérant soutient qu’il a été condamné sur la base de preuves fondées sur des ouï-dire, étant donné que la victime n’a pas fait de déposition. Il affirme que la preuve soumise par le témoin à charge n° 1 (ci-après dénommé « PW 1 ») n’a pas été « attestée ». Le Requérant conteste également la procédure de voir dire, faisant valoir qu’elle n’a pas été suivie conformément à la loi.


 

L’État défendeur soutient que le témoignage de PW1 n’était pas fondé sur un ouï-dire et qu’il a plutôt été jugé crédible par les tribunaux nationaux qui y ont trouvé un compte rendu concis des faits.


 

En ce qui concerne le voir dire, l’État défendeur fait valoir que le magistrat a dûment suivi les procédures en enregistrant les questions et les réponses du voir dire ainsi que les conclusions. Par ailleurs, la victime n’ayant pas été jugée apte à témoigner lors du voir dire, le tribunal de première instance ne s’est pas fondé sur son témoignage. En conséquence, l’État défendeur estime que cette allégation n’est pas fondée.


 

***


 

L’article 7(1) de la Charte dispose : « [t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ».


 

La Cour a, dans sa jurisprudence constante, considéré « … qu’un procès équitable requiert que la condamnation d’une personne à une sanction pénale et particulièrement à une lourde peine d’emprisonnement, soit fondée sur des preuves solides. C’est tout le sens du droit à la présomption d’innocence également consacré par l’article 7 de la Charte ».13

En l’espèce, le Requérant conteste les preuves produites ainsi que la manière dont la procédure du voir dire a été conduite. En effet, il ressort du dossier que les tribunaux nationaux ont jugé le témoignage de PW1, la mère de la victime, crédible. Lesdits tribunaux nationaux ont relevé que PW1 avait remarqué que sa fille souffrait et marchait avec difficulté et qu’elle avait également observé la présence de « sperme sur ses jambes ». Le témoignage de PW1 a été corroboré par celui du témoin à charge PW 4, le médecin qui a examiné la victime après l’agression sexuelle et qui a confirmé que l’acte de « viol » avait eu lieu.


 

En ce qui concerne le voir dire,14 il ressort du dossier que le magistrat a correctement mené la procédure visant à vérifier si la victime était apte à témoigner, conformément à l’article 127 de la loi de 1967 sur les moyens de preuve (révisée en 2022)15 et a conclu au contraire. Les juridictions nationales ont donc suivi les normes de procédure régulières.


 

À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la procédure ayant conduit à la déclaration de culpabilité du Requérant ne révèle aucune erreur manifeste et n’est pas constitutive d’un déni de justice à l’égard de celui-ci. La Cour rejette donc cette allégation.


 


 

SUR LES RÉPARATIONS


 

Le Requérant demande à la Cour de lui accorder des réparations en raison des violations qu’il a subies et d’ordonner sa remise en liberté.


 

L’État défendeur demande à la Cour de rejeter la demande de réparations formulée par le Requérant.


 

***


 

L’article 27(1) du Protocole est libellé comme suit :


 

Lorsqu’elle estime qu’il y a eu violation d’un droit de l’homme ou des peuples, la Cour ordonne toutes les mesures appropriées afin de remédier à la situation, y compris le paiement d’une juste compensation ou l’octroi d’une réparation.


 

La Cour, n’ayant en l’espèce, retenu aucune violation, la demande de réparation n’est pas justifiée. La Cour rejette donc cette demande.


 


 

SUR LES FRAIS DE PROCÉDURE


 

L’État défendeur demande à la Cour de mettre les frais de procédure à la charge du Requérant. Le Requérant, quant à lui, demande à la Cour de ne pas faire droit à la demande de l’État défendeur relative aux frais de procédures.

***


 

La Cour rappelle qu’aux termes de la règle 32(2) de son Règlement, « à moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».


 

En l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison de s’écarter du principe posé par cette disposition et ordonne en conséquence que chaque Partie supporte ses frais de procédure.


 


 

DISPOSITIF


 

Par ces motifs,


 

LA COUR


 

À l’unanimité,


 

Sur la compétence


 

Rejette l’exception d’incompétence matérielle ;

Se déclare compétente.


 

Sur la recevabilité


 

Rejette l’exception d’irrecevabilité de la Requête ;

Déclare la Requête recevable.


 

Sur le fond


 

Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit à la défense, protégé par l’article 7(1)(c) de la Charte, dans le cadre des procédures devant les juridictions internes ;

Dit que l’État défendeur n’a pas violé le droit à un procès équitable, protégé par l’article 7(1) de la Charte, en ce qui concerne les éléments de preuve sur la base desquels le Requérant a été condamné.


 

Sur les réparations


 

Rejette la demande de réparations formulée par le Requérant.


 


 


 

Sur les frais de procédure


 

Ordonne que chaque Partie supporte ses frais de procédure.


 


 

Ont signé :


 

Blaise TCHIKAYA, Vice-président ;


 

Ben KIOKO, Juge ;


 

Rafaâ BEN ACHOUR, Juge ;


 

Suzanne MENGUE, Juge ;


 

Tujilane R. CHIZUMILA, Juge ;


 

Chafika BENSAOULA, Juge ;


 

Stella I. ANUKAM, Juge ;


 

Dumisa B. NTSEBEZA, Juge ;


 

Modibo SACKO, Juge ;


 

Dennis D. ADJEI, Juge ;


 

et Robert ENO, Greffier.


 


 

Fait à Arusha, ce treizième jour du mois de juin de l’an deux-mille vingt-trois, en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.

1 Andrew Ambrose Cheusi c. République-Unie de Tanzanie (arrêt) (26 juin 2020) 4 RJCA 219, §§ 37 à 39.

2 Règlement intérieur de la Cour du 2 juin 2010.

3 Alex Thomas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (20 novembre 2015), 1 RJCA 482, §§ 45 ; Kennedy Owino Onyachi et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017), 2 RJCA 67, § 34 à 36 ; Jibu Amir alias Mussa et un autre c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (28 novembre 2019), 3 RJCA 654, § 18 ; Abdallah Sospeter Mabomba c. République-Unie de Tanzanie, CAfDHP, Requête n° 017/2017, Arrêt du 22 septembre 2022 (compétence et recevabilité), §§ 21.

4 Kenedy Ivan c. République-Unie de Tanzanie (fond) (mars 2019), 3 RJCA 51, § 26 ; Armand Guéhi c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (7 décembre 2018) 2 RCJA 493, § 33 ; Nguza Viking (Babu Seya) et Johnson Nguza (Papi Kocha) c. République-Unie de Tanzanie (fond) (23 mars 2018), 2 RJCA 297, § 35.

5 « Toute personne qui allègue qu’une quelconque des dispositions des articles 12 à 29 de la Constitution ont été, sont violées ou sont susceptibles de l’être à son égard, peut, sans préjudice de toute autre action concernant la même question susceptible d’être exercée légalement, demander réparation devant la Haute Cour ».

6 Commission africaine des droits de l’homme et des peuples c. République du Kenya (fond) (26 mai 2017), 2 RJCA 9, §§ 93 à 94.

7 Voir Thomas c. Tanzanie (fond) supra., § 65 ; Mohamed Abubakari c. République-Unie de Tanzanie (fond) (3 juin 2016), 1 RJCA 624, §§ 66 à 70 ; Christopher Jonas c. République-Unie de Tanzanie (fond) (28 septembre 2017), 2 RJCA 105, § 44.

8 Article 226(1) de la Loi portant Code de procédure pénale : « S’il est constaté qu’à l’heure ou au lieu auquel se tient l’audience ou la nouvelle audience qui a été l’objet de report que l’accusé ne s’est pas présenté devant le tribunal où l’ordonnance de report a été rendue, le tribunal peut légalement poursuivre l’audience ou la nouvelle audience comme si l’accusé était présent ; et si le plaignant ne se présente pas, le tribunal peut rejeter l’accusation et acquitter l’accusé avec ou sans dépens, selon que le tribunal le jugera approprié ».

9 Article 226(2) de la Loi portant Code de procédure pénale : « La Cour peut annuler une condamnation par contumace dès lors qu’elle est convaincue que l’absence de l’accusé aux audiences est due à des circonstances sur lesquelles il / elle n’avait aucune emprise et qu’il dispose de moyens de défense probants sur le fond ».

10 Anaclet Paulo c. République-Unie de Tanzanie (fond) (21 septembre 2018), 2 RJCA 461, § 81.

11 Supra, note 8.

12 Supra, note 9.

13 Abubakari c. Tanzanie (fond), supra § 174 ; Diocles Williams c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (21 septembre 2018), 2 RJCA 439, § 72. Majid Goa c. République-Unie de Tanzanie (fond et réparations) (2019), 3 RJCA 520, § 72.

14 Il s’agit d'une procédure menée par un tribunal afin d’établir si un enfant en bas âge est à même de comprendre la nature d’un serment et les obligations y liées.

15 Article 127(1) de la loi sur les moyens de preuve : « Toute personne est compétente pour témoigner, sauf si le tribunal estime qu’elle est incapable de comprendre les questions qui lui sont posées ou de fournir des réponses rationnelles à ces questions en raison de son jeune âge, de son âge extrêmement avancé, d’une maladie (physique ou mentale) ou de toute autre cause analogue ». Article 127(2) de la loi sur les moyens de preuve : « Lorsque, dans une affaire ou une procédure pénale, un enfant en bas âge appelé à témoigner ne comprend pas, de l’avis de la cour, la nature d’un serment, son témoignage peut être recueilli bien qu’il ne soit pas donné sous serment ou déclaration solennelle, si la cour estime, et consigne son point de vue dans le compte-rendu d’audience, qu’il est doté d’une intelligence suffisante pour justifier que son témoignage soit recueilli et qu’il comprend le devoir de dire la vérité ».

 

 

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