Gombert c Côte d’Ivoire (Requête N° 038/2016) [2018] AfCHPR 4 (22 mars 2018)


 

AFRICAN UNION


 

 

UNION AFRICAINE


 

UNIÃO AFRICANA

AFRICAN COURT ON HUMAN AND PEOPLES’ RIGHTS

COUR AFRICAINE DES DROITS DE L’HOMME ET DES PEUPLES

 


 


 


 

AFFAIRE

JEAN-CLAUDE ROGER GOMBERT


 

C.


 

RÉPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE


 

REQUÊTE No 038/2016


 


 


 

ARRÊT

22 MARS 2018


 


 

SOMMAIRE

 


 


 


 


 

La Cour composée de : Ben KIOKO, Vice-Président, Gérard NIYUNGEKO, El Hadji GUISSÉ, Rafâa BEN ACHOUR, Angelo V. MATUSSE, Ntyam O. MENGUE, Marie-Thérèse MUKAMULISA, Tujilane R. CHIZUMILA, Chafika BENSAOULA, Juges et Robert ENO, Greffier.

Conformément à l’article 22 du Protocole relatif à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples portant création d’une Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après « le Protocole ») et l’article 8(2) du Règlement intérieur de la Cour (ci-après « le Règlement »), le Juge Sylvain ORÉ, Président de la Cour, de nationalité ivoirienne, n’a pas siégé dans l’affaire.


 

En l’affaire :

Jean-Claude Roger GOMBERT,

Représenté par :

Maître Emile SONTÉ, Avocat à la Cour d’appel d’Abidjan

c.

RÉPUBLIQUE DE CÔTE D’IVOIRE,

Représentée par :

Madame Kadiatou LY SANGARÉ, Agent Judiciaire du Trésor, agissant pour le compte du Ministre auprès du Premier Ministre, chargé de l’Economie et des Finances.


 

Après en avoir délibéré,

rend le présent arrêt


 


 


 


 

  1. LES PARTIES


 

  1. Le Requérant, sieur Jean-Claude Roger GOMBERT, est Directeur de sociétés, de nationalité française, domicilié à Abidjan.


 

  1. La Requête est dirigée contre l’Etat de Côte d’Ivoire (ci-après « l’État défendeur ») qui est devenu partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (ci-après « la Charte ») le 31 mars 1992 et au Protocole le 25 janvier 2004. L’Etat défendeur a également fait, le 23 juillet 2013, la déclaration prévue à l’article 34(6) autorisant les individus et les Organisations non-gouvernementales à saisir directement la Cour. Il est, en outre, devenue partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ci-après « le PIDCP ») le 26 mars 1992.


 

  1. OBJET DE LA REQUÊTE


 

  1. La Requête a pour origine un contentieux de contrat entre privés qui a été porté devant les juridictions de l’État défendeur. Le Requérant y allègue principalement la violation par lesdites juridictions de son droit à un procès équitable garanti par la Charte.

  1. Les faits


 

  1. Le Requérant allègue que dans le cadre des activités des Sociétés AFRECO et AGRILAND dont il est fondateur et actionnaire majoritaire, il a obtenu du sieur KONE DOSSONGUI, propriétaire de la plantation industrielle d’agrumes ANDRE sise à Guitry, dans la région de Divo en Côte d’Ivoire, un accord pour la vente de ladite propriété.


 

  1. L’accord fut conclu le 9 juin 1999 et le prix de Deux Cent Millions de Francs CFA (200.000.000 F CFA) convenu. Le vendeur encaissa la somme de Cent Soixante Millions de Francs CFA (160.000.000 F CFA) mais refusa de signer l’Acte notarié de vente établi par son propre Notaire. Le Requérant, qui occupait déjà la plantation avec l’accord des créanciers hypothécaires, saisit alors les juridictions compétentes pour obliger le vendeur à honorer ses engagements.


 

  1. Suite aux multiples procédures entreprises entre février 2000 et juin 2014, tant par le Requérant que par le vendeur, plusieurs décisions ont été rendues par les juridictions ivoiriennes dont, entre autres, le Tribunal de Divo, la Cour d’appel de Daloa et la Cour suprême de Côte d’Ivoire. Alors que certaines desdites décisions étaient en faveur du Requérant, d’autres ne l’étaient pas.


 

  1. Estimant que certaines de ces décisions violaient ses droits, le Requérant a saisi la Cour de justice de la CEDEAO qui a rendu deux arrêts. Par le premier arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015 portant sur le fond de l’affaire, la Cour a déclaré la Requête sans fondement. Par le second arrêt No ECW/CCJ/RUL/08/16 du 17 mai 2016, la Cour a également déclaré sans fondement la requête aux fins d’omission de statuer introduite par le Requérant. Insatisfait, le Requérant a décidé de saisir la Cour de céans par requête enregistrée au Greffe le 11 juillet 2016.


 

  1. Les violations alléguées


 

  1. Le Requérant allègue :


 

  1. Que son droit d’être jugé par une juridiction impartiale protégé par l’article 7(1)(d) de la Charte a été violé en raison :


 

  1. du fait pour la Cour d’appel de Daloa de renoncer à l’expertise agricole qu’elle avait ordonnée et de chercher à mettre fin à la mise en état selon la volonté de la partie adverse ;


 

  1. de l’annulation des décisions de séquestres et le rejet de sa demande de réintégration par la Juridiction présidentielle de la Section du Tribunal de Divo ;


 

  1. de la désignation d’un nouveau Conseiller chargé de la mise en état, de l’interruption de l’expertise antérieurement ordonnée et de la clôture de la mise en état par la Cour d’appel d’Abidjan ;


 

  1. du fait, d’une part, pour la Cour suprême de rejeter toutes ses demandes alors qu’elle accorde toutes celles introduites par son adversaire et, d’autre part, le fait pour le Président de la Chambre judiciaire de retirer le dossier à la 2ème Formation civile B au profit de la 1ère Formation dont le Président est devenu le nouveau Conseiller-Rapporteur ;


 

  1. Que son droit à l’égalité devant la loi protégé par les articles 7 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 3 de la Charte et 2(2) de la Constitution a été violé en raison du rejet pour cause d’irrecevabilité par la Cour suprême de son mémoire ampliatif alors que celui-ci avait été déposé dans les délais légaux ;


 

  1. Que son droit à un recours effectif protégé par les articles 8 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, 3(4) du PIDCP et 7(1) de la Charte a été violé en raison de l’absence de recours en droit ivoirien contre les arrêts de rejet de la Cour suprême.


 

  1. RÉSUMÉ DE LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR


 

  1. La Requête a été déposée au Greffe de la Cour le 11 juillet 2016. Par lettre en date du 19 juillet 2016, le Greffe en a accusé réception et notifié le Requérant de son enregistrement.


 

  1. Par lettre en date du 29 septembre 2016, le Greffe a donné notification de la Requête à l’Etat défendeur et l’a invité à transmettre les noms de ses représentants ainsi que sa réponse dans les délais prévus par le Règlement.


 

  1. Par correspondance en date du 18 octobre 2016, le Greffe a transmis la Requête aux autres entités mentionnées à l’article 35(3) du Règlement.


 

  1. Le 3 janvier 2017, le Greffe a reçu la réponse de l’Etat défendeur qui a soulevé des exceptions d’irrecevabilité et demandé à la Cour, subsidiairement, de déclarer la Requête sans fondement. Par lettre datée du 17 janvier 2017, le Greffe a transmis cette réponse au Requérant.


 

  1. Le 16 février 2017, le Greffe a reçu la réplique du Requérant dont il a accusé réception et transmis copie à l’Etat défendeur, le 17 février 2017, pour information.


 

  1. Lors de sa 44e Session ordinaire tenue au mois de mars 2017, la Cour a décidé de clore les débats. Par correspondance en date du 3 avril 2017, le Greffe a informé les Parties de la clôture des débats à compter de la même date.


 

  1. DEMANDES DES PARTIES


 

  1. Le Requérant demande à la Cour de :


 

«

  1. Se déclarer compétente pour connaître de sa demande ;

  2. Dire que sa requête est recevable ;

  3. Constater qu’il est propriétaire de la Société AGRILAND dont il détient quatre-vingt-quinze pour cent (95%) du capital social ;

  4. Juger que les violations des droits de l’homme frappant la Société AGRILAND le concernent directement ;

  5. Constater que sa Société et lui ont été victimes de violations de leurs droits de l’homme par la justice ivoirienne ;

  6. Déclarer l’Etat responsable desdites violations ;

  7. Condamner l’Etat à lui payer la somme de Dix Milliards de Francs CFA (10.000.000.000 FCFA) au titre de dommages-intérêts ;

  8. Condamner l’Etat aux entiers dépens de l’instance dont distraction au profit de Maître Sonté Emile, Avocat à la Cour, aux offres de droit ».


 

  1. Dans son mémoire en défense, l’État défendeur demande à la Cour de :

«

  1. Déclarer la Requête irrecevable ;

  2. Dire le Requérant mal fondé ;

  3. Dire et juger qu’il n’y a eu aucune violation des droits de l’homme par l’Etat défendeur ;

  4. Débouter le Requérant de sa demande en paiement de dommages-intérêts ;

  5. Condamner le Requérant aux entiers dépens de l’instance ».


 

  1. SUR LA COMPÉTENCE


 

  1. Aux termes de l’article 39(1) de son Règlement, la Cour « procède à un examen préliminaire de sa compétence ». La Cour doit par conséquent s’assurer que sa compétence pour connaître de la présente Requête est établie sur les plans personnel, matériel, temporel et territorial.


 

  1. La Cour note à cet égard que les Parties ne contestent pas sa compétence et qu’au vu des éléments du dossier, celle-ci est établie ainsi qu’il suit :


 

  1. Compétence personnelle : la Requête a été introduite le 11 juillet 2016, soit postérieurement aux dates rappelées plus haut auxquelles l’Etat défendeur a ratifié le Protocole et déposé la déclaration prévue à l’article 34(6) ;


 

  1. Compétence matérielle : le Requérant allègue principalement la violation de dispositions de la Charte et du PIDCP, instruments auxquels est partie l’Etat défendeur ;


 

  1. Compétence temporelle : Les violations alléguées ont commencé antérieurement au dépôt de la déclaration mais se sont poursuivies postérieurement, c’est-à-dire jusqu’au 5 juin 2014, date à laquelle la Cour suprême a rendu l’arrêt mis en cause par le Requérant.1


 

  1. Compétence territoriale : Les faits se sont déroulés sur le territoire de l’Etat défendeur qui ne le conteste pas.


 

  1. De ce qui précède, la Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître de la présente Requête.


 

  1. SUR LA RECEVABILITÉ


 

  1. En vertu de l’article 6(2) du Protocole, « [l]a Cour statue sur la recevabilité des requêtes en tenant compte des dispositions énoncées à l’article 56 de la Charte ». Conformément à l’article 39 du Règlement, « [l]a Cour procède à un examen préliminaire des conditions de recevabilité de la requête telles que prévues par les articles 50 et 56 de la Charte et l’article 40 du présent Règlement ».


 

  1. L’article 40 du Règlement qui reprend en substance le contenu de l’article 56 de la Charte stipule :

« En conformité avec les dispositions de l’article 56 de la Charte auxquelles renvoie l’article 6(2) du Protocole, pour être examinées, les requêtes doivent remplir les conditions ci-après :

  1. Indiquer l’identité de leur auteur même si celui-ci demande à la Cour de garder l’anonymat ;

  2. Être compatible avec l’Acte constitutif de l’Union africaine et la Charte ;

  3. Ne pas contenir de termes outrageants ou insultants ;

  4. Ne pas se limiter à rassembler exclusivement des nouvelles diffusées par les moyens de communication de masse ;

  5. Être postérieures à l’épuisement des recours internes s’ils existent, à moins qu’il ne soit manifeste à la Cour que la procédure de ces recours se prolonge de façon anormale ;

  6. Être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ;

  7. Ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de l’Acte constitutif de l’Union africaine et soit des dispositions de la Charte ou de tout autre instrument juridique de l’Union africaine ».


 

  1. La Cour note que, sur la recevabilité de la Requête, l’État défendeur soulève trois exceptions préliminaires relatives à l’épuisement des voies de recours internes, à la saisine tardive et au règlement antérieur du différend conformément aux principes de la Charte des Nations Unies, de l’Acte Constitutif de l’Union Africaine et de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.


 

  1. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes


 

  1. L’Etat défendeur soutient qu’en introduisant les actions devant les juridictions internes contre la Compagnie de Gestion et de Participation (CGP), personne morale de droit privé, le Requérant n’a pas entrepris utilement et n’a donc pas épuisé les recours internes. Il avance que les procédures visant à épuiser les recours internes auraient plutôt dû être dirigées contre l’Etat ivoirien au sens des dispositions des articles 56 de la Charte et 40 du Règlement.


 

  1. En réponse, le Requérant fait valoir qu’alors que les recours doivent être disponibles et satisfaisants, il n’existe dans le corpus juridique de l’Etat défendeur aucun recours relatif aux situations juridiques soumises à l’appréciation de la Cour de céans.


 

  1. Le Requérant avance en outre qu’il a épuisé les voies de recours internes s’agissant du litige opposant la Société AGRILAND à la Société CGP. Il cite à cet égard les décisions rendues par diverses juridictions internes du Tribunal de Divo à la Cour suprême en passant par les Cours d’appel de Daloa et d’Abidjan. Le Requérant fait référence en particulier à l’arrêt No 405/14 du 5 juin 2014 par lequel la 1ère Formation Civile B de la Chambre Judiciaire de la Cour suprême a, après avoir écarté des débats son mémoire ampliatif, rejeté le pourvoi en cassation introduit par lui.

 

***

  1. La Cour note qu’il résulte des pièces au dossier que la plus haute juridiction compétente, c’est-à-dire la Cour suprême de Côte d’Ivoire, a rejeté le pourvoi en cassation formé dans cette cause mettant ainsi un terme aux procédures devant les juridictions internes.


 

  1. Cependant, l’Etat défendeur allègue le défaut d’épuisement des voies de recours internes au motif que les procédures y afférentes étaient dirigées contre une entité privée. Sur ce point, la Cour fait observer que l’épuisement des voies de recours internes procède de l’utilisation de tous les moyens procéduraux utiles prévus dans le corpus juridique de l’Etat défendeur à l’effet de régler le différend porté devant les autorités nationales compétentes2. Pris dans ce sens, les recours internes sont censés être dirigés contre l’entité considérée par le plaignant comme responsable de la violation alléguée qu’il s’agisse d’un particulier ou d’une personne morale de droit privé ou public telle que l’Etat.


 

  1. En l’espèce, la Cour relève que le différend initial opposait la Société AGRILAND, dont le Requérant allègue être le fondateur et actionnaire majoritaire, à la Société CGP. Les deux parties étant des personnes morales de droit privé, les procédures internes n’auraient pas pu être dirigées contre l’Etat de Côte d’Ivoire à moins de prouver sa responsabilité. C’est donc à juste titre que les procédures devant les juridictions internes visaient la Société CGP et non l’Etat.


 

  1. En revanche, dans la procédure devant la Cour de céans, le Requérant invoque la responsabilité de l’Etat défendeur pour violation par les juridictions internes de ses droits garantis par la Charte. Sur ce point, l’Etat défendeur ne conteste pas que toutes les voies de recours disponibles ont été épuisées puisque l’arrêt de la Cour suprême était insusceptible de recours.


 

  1. De ce qui précède, la Cour conclut que les voies de recours internes ont été épuisées et rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée à cet égard.


 

  1. Exception tirée du défaut d’introduction de la Requête dans un délai raisonnable


 

  1. Dans son mémoire en réponse, l’Etat défendeur reconnaît à la Cour « le pouvoir souverain d’appréciation du délai dans lequel devraient être introduites les requêtes ».


 

  1. Il allègue cependant que la présente Requête n’a pas été introduite dans un délai raisonnable. Il avance à cet égard le fait qu’alors que l’arrêt de la Cour suprême auquel la Requête fait référence a été rendu le 5 juin 2014, la Cour de céans n’a été saisie que le 11 juillet 2016 soit deux ans et un mois plus tard.


 

  1. En réponse, le Requérant rappelle que les dispositions de l’article 40(6) du Règlement n’enferment pas les actions devant la Cour de céans dans un délai au-delà duquel la Requête serait tardive et irrecevable. Selon le Requérant, l’article 56(7) de la Charte lui offrait l’option de saisir d’abord la Cour de justice de la CEDEAO « avant d’aller au plan continental » [sic]. Le Requérant allègue en conséquence que le délai mis en cause par l’Etat défendeur est parfaitement raisonnable d’autant qu’il s’agit du temps qu’a duré la procédure devant la Cour de justice de la CEDEAO.


 

***


 

  1. En vertu de l’article 56(6) de la Charte, les requêtes devant la Cour de céans doivent « être introduites dans un délai raisonnable courant depuis l’épuisement des recours internes ou depuis la date retenue par la Cour comme faisant commencer à courir le délai de sa propre saisine ».


 

  1. La Cour observe, comme elle l’a conclu plus haut, que les voies de recours internes ont été épuisées dans la présente Requête. Le point de départ pour la computation du délai raisonnable prévu à l’article 56(6) est par conséquent la date de l’arrêt de la Cour suprême, c’est-à-dire le 5 juin 2014.


 

  1. La Cour rappelle qu’elle a été saisie de la présente Requête le 11 juillet 2016. En notant que le délai écoulé entre la date de l’épuisement des recours internes et celle de sa saisine est de deux ans et un mois, il revient à la Cour de céans de déterminer si un tel délai est raisonnable au sens de l’article 56(6) de la Charte. Dans sa jurisprudence relative au délai raisonnable, la Cour a retenu une approche au cas par cas3.


 

  1. La Cour observe que le recours exercé devant la Cour de justice de la CEDEAO n’est pas un recours à épuiser aux sens des articles 56(5) et 56(6) de la Charte. Toutefois, puisque l’article 56(7) lui en donne la faculté, le fait pour le Requérant de saisir la Cour de justice de la CEDEAO avant de saisir la Cour de céans est un facteur qui peut être pris en compte dans l’évaluation du caractère raisonnable du délai évoqué à l’article 56(6)4.


 

  1. De ce qui précède, la Cour conclut que le délai de deux ans et un mois mis par le Requérant pour la saisir est raisonnable au sens de l’article 56(6). Elle rejette en conséquence l’exception de l’Etat défendeur tirée de sa saisine tardive.


 

  1. Exception tirée du règlement antérieur du différend par la Cour de justice de la CEDEAO


 

  1. L’Etat défendeur soutient que la présente Requête est irrecevable étant donné que le Requérant a préalablement saisi dans les mêmes termes la Cour de justice de la CEDEAO qui, à deux reprises, l’a débouté de sa demande en se fondant sur les instruments juridiques cités à l’article 56(7).


 

  1. Le Défendeur allègue en outre que la même exception s’applique à la saisine par le Requérant du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) qui a refusé d’enregistrer la requête au motif que le différend excédait manifestement sa compétence.


 

  1. En réponse, le Requérant avance que la Cour de justice de la CEDEAO n’a fait application des textes visés par l’article 56(7) de la Charte dans aucun des deux arrêts qu’elle a rendus. Le Requérant fait observer à cet égard que dans sa première décision, ladite Cour a conclu à l’absence de preuve des violations alléguées alors que dans la seconde décision, elle a n’a fait que réitérer les conclusions de la première.


 

  1. Le Requérant soutient par ailleurs que la présente Requête « n’est pas totalement identique à celle soumise à la Cour de justice de la CEDEAO » ; que dans cette dernière, il « n’a pas évoqué la situation du dessaisissement de la Cour d’appel de Daloa comme un cas de violation des droits de l’homme ». Il en conclut que « cette demande présentée pour la première fois n’entre pas dans les prévisions de l’article 40(7) du Règlement ».

***

  1. En vertu des dispositions de l’article 56(7) de la Charte, reprises par l’article 40(7) du Règlement, les requêtes doivent, pour être examinées, « ne pas concerner des cas qui ont été réglés conformément soit aux principes de la Charte des Nations Unies, soit de la Charte de l’Organisation de l’Unité Africaine, soit des dispositions de la présente Charte ».


 

  1. A la lumière des dispositions ainsi rappelées, examiner le respect de cette condition revient à s’assurer à la fois que l’affaire n’a pas été « réglée » et qu’elle ne l’a pas été « conformément aux principes » auxquels il est fait référence.


 

  1. La Cour observe que la notion de « règlement » implique la réunion de trois conditions majeures qui sont : 1) l’identité des parties ; 2) l’identité des demandes ou leur caractère additionnel, alternatif ou découlant d’une demande introduite dans une première cause ; et 3) l’existence d’une première décision sur le fond5.


 

  1. En ce qui concerne la première condition, il y a lieu d’établir seulement l’identité des requérants étant donné qu’il n’y a pas de doute sur ce que l’Etat de Côte d’Ivoire est défendeur dans les deux causes. A première vue, le Requérant devant la Cour de céans est le sieur Jean-Claude Roger GOMBERT alors que la Société AGRILAND avait agi devant la Cour de justice de la CEDEAO. Cependant, un examen plus approfondi des éléments du dossier révèle que devant la Cour de justice de la CEDEAO, la Société AGRILAND agissait comme demanderesse « aux poursuites et diligences de son Président Directeur Général, Monsieur Jean-Claude GOMBERT ayant élu domicile en l’étude de son conseil Maître Emile SONTE, avocat à la Cour d’appel d’Abidjan ». La Requête dont a été saisie la Cour de céans a, quant à elle, été introduite par « Monsieur GOMBERT Jean-Claude Roger pour qui domicile est élu en l’étude de son conseil, Maître SONTE Emile, avocat à la Cour d’appel d’Abidjan ».


 

  1. La Cour de céans considère qu’en tant que juridiction des droits de l’homme et des peuples, elle ne peut en principe connaître que des violations des droits des individus, des groupes d’individus ou des peuples sur saisine des entités et personnes mentionnées à l’article 5 du Protocole mais pas des droits des autres personnes morales de droit privé ou de droit public.


 

  1. En l’espèce, la Cour relève qu’en dépit du fait que la Société AGRILAND était demanderesse devant la Cour de justice de la CEDEAO, les droits auxquels elle prétendait affectent directement les droits individuels du Requérant devant la Cour de céans, vu qu’il est Président Directeur Général, fondateur et actionnaire majoritaire de ladite Société.


 

  1. De qui précède, la Cour conclut à l’identité des parties et, par conséquent, au respect de la première condition.


 

  1. Pour ce qui est de la deuxième condition, à savoir l’identité des demandes, la Cour de céans note que dans la cause examinée par la Cour de justice de la CEDEAO, le Requérant demandait à ladite juridiction de « dire et juger que les actes posés et les décisions rendues par les juridictions ivoiriennes … constituent de graves violations de ses droits » garantis, entre autres, par la Charte et de « condamner l’Etat de Côte d’Ivoire à lui payer la somme de deux milliards (2.000.000.000) FCFA de dommages et intérêts » ainsi que les dépens de l’instance. Ces demandes sont identiques à celles formulées devant la Cour de céans à l’exception de celle relative à la partialité de la Cour d’appel de Daloa.


 

  1. Dans sa réplique, le Requérant soutient en effet que la présente Requête « n’est pas totalement identique à celle soumise à la Cour de justice de la CEDEAO » en ce que devant ladite Cour il « n’avait pas évoqué la situation du dessaisissement de la Cour d’appel de Daloa comme un cas de violation des droits de l’homme ». Sur ce point, la Cour de céans observe que ladite prétention ne saurait être détachée de celles qui ont été examinées par la Cour de justice de la CEDEAO de sorte qu’il s’agit en réalité d’un ensemble de prétentions. En référence à l’acception de la notion de « règlement » retenue plus haut, l’identité des prétentions s’entend également de leur caractère additionnel, alternatif ou découlant d’une prétention examinée dans une cause précédente.

  2. En l’espèce, la Cour de céans note que, par les moyens qu’il invoque, le Requérant « convaincu de la flagrante partialité de la Première Chambre Civile de la Cour d’appel de Daloa » a saisi la Cour suprême d’une procédure de dessaisissement pour cause de suspicion légitime. Selon le Requérant, la Cour suprême a fait droit à sa demande en dessaisissant la Cour d’appel de Daloa au profit de la Cour d’appel d’Abidjan.


 

  1. Dans ces circonstances, la Cour de céans considère qu’en se prononçant sur l’allégation de violation liée à la procédure devant la Cour d’appel d’Abidjan, la Cour de justice de la CEDEAO a couvert le règlement de l’allégation de violation tirée de la partialité de la Cour d’appel de Daloa, les deux allégations ne formant qu’un ensemble de prétentions. En conséquence, la Cour conclut à l’identité des demandes et au respect de la deuxième condition.


 

  1. S’agissant enfin de la troisième condition, elle est également remplie puisque les Parties s’accordent sur ce que la Cour de justice de la CEDEAO a rendu deux décisions sur le fond de la même affaire. Il s’agit en l’occurrence de l’arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015 portant sur le fond et de l’arrêt No ECW/CCJ/RUL/08/16 du 17 mai 2016 portant sur une requête aux fins d’omission de statuer sur l’arrêt précité.


 

  1. De ce qui précède, il ressort que la présente Requête a été réglée par la Cour de justice de la CEDEAO au sens de l’article 56(7) de la Charte en ce qui concerne la première condition posée par ledit article.


 

  1. Il reste à déterminer si ce règlement est intervenu « conformément aux principes » évoqués à l’article 56(7). A cet égard, la Cour de céans considère que des trois instruments mentionnés audit article, la Charte est applicable en l’espèce.


 

  1. Au vu des éléments du dossier, la Cour de céans note que la Cour de justice de la CEDEAO a examiné l’affaire sur la base des dispositions ci-après de la Charte :

  1. Egalité de la justice, procès équitable et impartialité de la justice (article 7 de la Charte) : la Cour a défini les droits concernés, s’est prononcée sur leur violation à l’aune des faits rapportés par le Requérant et du comportement des juridictions nationales avant de déclarer la prétention mal fondée en concluant soit que le droit concerné n’avait pas été violé soit que la preuve n’en n’avait pas été faite6.


 

  1. Egalité devant la loi (article 3 de la Charte) : après avoir énoncé une définition du droit concerné, la Cour, en rappelant sa jurisprudence, a examiné les allégations de violation à l’aune des faits et du comportement des juridictions nationales. Elle a, de même que pour le chef précédent, déclaré la prétention mal fondée pour défaut de preuve7.


 

  1. Recours effectif devant les juridictions nationales (article 7(1) de la Charte) : par un raisonnement identique à celui adopté concernant les prétentions précédentes, la Cour a tranché dans le même sens8.


 

  1. La Cour de céans, après comparaison, note que la Cour de justice de la CEDEAO a examiné l’affaire sur la base des mêmes dispositions de la Charte que celles invoquées par le Requérant dans la présente Requête. En conséquence, l’affaire a été réglée conformément aux principes de l’un des instruments évoqués à l’article 56(7) de la Charte en ce qui concerne la deuxième condition posée par ledit article.


 

  1. De ce qui précède, la Cour conclut que la présente Requête ne remplit pas la condition posée à l’article 56(7) de la Charte. Elle retient donc l’exception d’irrecevabilité tirée du règlement antérieur du différend par la Cour de justice de la CEDEAO.


 

  1. Ayant conclu dans ce sens, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur les autres conditions de recevabilité et sur l’exception tirée du règlement de l’affaire par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI).


 

  1. La Cour note qu’aux termes des dispositions de l’article 56 de la Charte, les conditions de recevabilité sont cumulatives de sorte que lorsque l’une d’entre elles n’est pas remplie, c’est l’entière Requête qui ne peut être reçue. En l’espèce, la Requête ne remplit pas la condition posée à l’article 56(7) puisque l’affaire a fait l’objet d’un règlement antérieur par la Cour de justice de la CEDEAO.


 

  1. En conséquence, la Cour déclare la Requête irrecevable.


 

  1. FRAIS DE PROCÉDURE


 

  1. Aux termes de l’article 30 du Règlement de la Cour, « A moins que la Cour n’en décide autrement, chaque partie supporte ses frais de procédure ».


 

  1. La Cour note que dans la présente procédure chacune des Parties demande que l’autre soit condamnée aux dépens. Dans ces circonstances, la Cour estime que chaque partie doit supporter ses frais de procédure.


 

  1. DISPOSITIF


 

  1. Par ces motifs,


 

LA COUR,

À l’unanimité,

Sur la compétence

  1. Déclare qu’elle est compétente ;

Sur la recevabilité

  1. Rejette l’exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes ;


 

  1. Rejette l’exception d’irrecevabilité tirée du défaut d’introduction de la Requête dans un délai raisonnable ;


 

  1. Retient l’exception d’irrecevabilité tirée du règlement du différend au sens de l’article 56(7) de la Charte ;


 

  1. Déclare en conséquence la Requête irrecevable ;


 

Sur les frais de procédure


 

  1. Dit que chaque partie doit supporter ses frais de procédure ;


 

Ont signé :

Ben KIOKO, Vice-Président

Gérard NIYUNGEKO, Juge

El Hadji GUISSÉ, Juge

Rafâa BEN ACHOUR, Juge

Angelo V. MATUSSE, Juge

Ntyam O. MENGUE, Juge

Marie-Thérèse MUKAMULISA, Juge

Tujilane R. CHIZUMILA, Juge

Chafika BENSAOULA, Juge et

Robert ENO, Greffier

Conformément aux articles 28(7) du Protocole et 60(5) du Règlement, l’opinion individuelle conjointe du Vice-Président Ben KIOKO et du Juge Angelo V. MATUSSE est jointe au présent arrêt.

Fait à Arusha, ce vingt-deuxième jour du mois de mars de l’an deux mille dix-huit, en français et en anglais, le texte français faisant foi.


 

1 Voir Requête No. 013/2011. Arrêt du 21/06/2013 sur les exceptions préliminaires, Norbert Zongo et autres c. Burkina Faso, para. 62 ; Requête No. 001/2014. Arrêt 18/11/2016 sur le fond, APDH c. Côte d’Ivoire, para. 66.

2 Arrêt Zongo sur les exceptions préliminaires, précité, paras. 68-70 ; Arrêt APDH, précité, para. 93-106.

3 Arrêt Zongo précité, para. 121 ; Requête No 005/2013. Arrêt du 20/11/2015 sur le fond, Alex Thomas c. République Unie de Tanzanie, paras. 73-74.

4 Voir Requête 003/2015. Arrêt du 28/09/17 sur le fond, Kennedy Owino Onyachi et Charles John Mwanini Njoka c. Tanzanie, para. 65. La Cour de céans a considéré que lorsque le Requérant a choisi d’exercer un recours supplémentaire tel que la révision, il ne doit pas être sanctionné pour l’avoir fait. La détermination du caractère raisonnable du délai de saisine doit, dans ce cas, prendre en compte le délai mis à épuiser le recours concerné.

5 Voir Communication 409/12 Luke Munyandu Tembani et Benjamin John Freeth (représentés by Norman Tjombe) c. Angola et treize autres (CADHP 2013) para. 112 ; Référence No 1/2007 James Katabazi et autres c. Secrétaire général de la Communauté d’Afrique de l’Est et un autre (2007) AHRLR 119 (EAC 2007) paras. 30-32 ; Affaire 7920 Arrêt du 29 juillet 1988, Velásquez-Rodríguez c. Honduras CIADH para. 24(4) ; Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) Arrêt du 26 février 2007, C.I.J., Recueil 2007, p. 43.

6 Société AGRILAND c. Etat de Côte d’Ivoire, Arrêt No ECW/CCJ/JUD du 24 avril 2015, paras. 36-39.

7 Idem, paras. 40-47.

8 Idem, paras. 48-52

 

 

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